DOSSIER LE PROGRÈS · camp d’en face : faire penser que se libérer et pen-ser par soi-même,...

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Parti communiste français 10 tarif de soutien – 5 tarif étudiant, chômeur, faibles revenus - 7 tarif normal SCIENCE x LE BIAIS DE CONFIRMATION par Nicolas Gauvrit TRAVAIL x JAURÈS, LES MACHINES ET LE PROGRÈS TECHNIQUE par Marion Fontaine APRÈS LA COP21 x ANALYSES DE SÉBASTIEN BALIBAR, JEAN-CLAUDE CHEINET ET CLAUDE AUFORT ENVIRONNEMENT ET SOCIÉTÉ x LA CAMARGUE : UNE CONSTRUCTION SOCIALE ET SYMBOLIQUE par Bernard Picon N o 11 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 7 DOSSIER x LE PROGRÈS AU FÉMININ

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Parti communiste français

10€ tarif

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SCIENCE xLE BIAIS DECONFIRMATION par Nicolas Gauvrit

TRAVAIL xJAURÈS, LESMACHINES ET LE PROGRÈS TECHNIQUE par Marion Fontaine

APRÈS LA COP21 xANALYSES DE SÉBASTIEN BALIBAR, JEAN-CLAUDE CHEINET ET CLAUDE AUFORT

ENVIRONNEMENTET SOCIÉTÉ xLA CAMARGUE : UNE CONSTRUCTIONSOCIALE ET SYMBOLIQUE par Bernard Picon

No 11 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 7 €

DOSSIER x

LE PROGRÈSAU FÉMININ

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SOMMAIRE2 JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

ÉDITO #OnVautMieuxQueÇa Lise Toussaint ...................................................................................................................................3

Les lundis de gauche Pierre Laurent ......................................................................................................................................................4

DOSSIER : LE PROGRÈS AU FÉMININ«La femme est l’avenir de l’homme» Aurélie Biancarelli-Lopes ...........................................................................................................7

La science et les femmes : témoignage et interrogations Hélène Langevin-Joliot ...........................................................................8

Trop belles pour le Nobel ? Ivan Lavallée ............................................................................................................................................10

Le sexe du cerveau : entre science et idéologie Catherine Vidal ...................................................................................................12

Égalité homme-femme et recherche scientifique : l’exemple de la physique Entretien avec Véronique Pierron-Bohnes.............14

Impact du patriarcat sur les études supérieures des femmes Aurélie Biancarelli-Lopes ...............................................................16

De jeunes femmes à l’assaut des sciences et des techniques Entretien avec Mélissa Bitton ........................................................18

Le travail des femmes et son horizon révolutionnaire Laurence Cohen ..........................................................................................20

Violences sexuelles et sexistes au travail Caroline Bardot ...............................................................................................................21

Politique des jeux vidéo et des loisirs numériques Entretien avec Marion Coville ............................................................................23

Les valeurs féministes au cœur de la transformation sociale Maryse Dumas ..............................................................................26

Les inégalités professionnelles commencent à l’école Entretien avec Marine Roussillon et Matthieu Bauhain .................................29

C’est une grève de femmes ! Fanny Gallot ........................................................................................................................................30

BRÈVES ............................................................................................................................................................................................ 32

VIDÉOS............................................................................................................................................................................................ 35

APRES LA COP21 Continuons à convaincre ! Sébastien Balibar ...........................................................................................................36

APRES LA COP21 La finance en maître du jeu Jean-Claude Cheinet....................................................................................................38

APRES LA COP21 Climat, énergie… enjeux humains Claude Aufort ...................................................................................................40

SCIENCE ET TECHNOLOGIEPSYCHOLOGIE Comment avoir moins souvent tort? Le biais de confirmation Nicolas Gauvrit .....................................................42

CHIMIE Découvrir la cristallographie Aurélie Biancarelli-Lopes ...........................................................................................................44

TRAVAIL, ENTREPRISE & INDUSTRIEDROIT DU TRAVAIL Portugal. La reconquête des 35 heures Miguel Viegas ........................................................................................46

HISTOIRE Jaurès, les machines et le progrès technique Marion Fontaine .......................................................................................48

INDUSTRIE La navale française entre deux eaux Aymeric Seassau...................................................................................................50

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉTERRITOIRES La Camargue. Histoire de la construction sociale et symbolique d’un espace « naturel » Bernard Picon .........52

BIENS COMMUNS Avec les communs, nous sommes entrés dans une nouvelle longue marche Entretien avec Benjamin Coriat ....54

LIVRES ...............................................................................................................................................................................................56

POLITIQUE Du côté du PCF et des progressistes... .......................................................................................................................... 58

ACTUALITÉS ............................................................................................................................................................................................59

P. 10 Nobel Prize ● Ji-Elle, 14 mai 2013, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tube_%C3%A0_rayons_X_type_Coolidge-Mus%C3%A9e_de_mi%C3%A9ralogie_de_Strasbourg.jpg ● P.51 By Jmdigne (Own work) [CC BY-SA 4.0 (http://creativecom-mons.org/licenses/by-sa/4.0)], via Wikimedia Commons ● P50 Juboroff – licence creative commons ● « Eight Allotropes of Carbon », par Created by Michaël Ströck (mstroeck) – sous licence CC BY-SA 3.0 via wikimedia Commons ● P.49 : Antoine Bardellihttp://wiki.april.org/w/Affiche_partage_logiciels ● P.11 : By Original photo by Shahram Sharif[2], modified by User:Kaveh (Cropped from [1]) [CC BY 2.0 (http://creativecommons.org/licenses/by/2.0)], via Wikimedia Commons ● P.19 By Saruno Hirobano(Own work) [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons.

Progressistes • Tél. 01 40 40 11 59 • Directeurs de la publication : Jean-François Bolzinger, Jean-Pierre Kahane • Rédacteur en chef : Amar Bellal •Rédacteurs en chef adjoints : Aurélie Biancarelli-Lopes, Sébastien Elka • Coordinatrice de rédaction : Lise Toussaint • Responsable des rubriques : Ivan Lavallée,Anne Rivière, Jean-Claude Cheinet, Malou Jacob, Brèves : Emmanuel Berland • Vidéos et documentaires : Celia Sanchez • Livres : Delphine Miquel • Politique :Shirley Wirden • Diffusion et développement : Hugo Pompougnac • Comptabilité et abonnements : Françoise Varoucas • Rédacteur-réviseur : Jaime Prat-Corona• Comité de rédaction : Jean-Noël Aqua, Geoffrey Bodenhausen, Aléa Bruido, Jean-Claude Cauvin, Bruno Chaudret, Marie-Françoise Courel, Simon Descargues,Marion Fontaine, Michel Limousin, George Matti, Simone Mazauric, Hugo Pompougnac, Evariste Sanchez-Palencia, Pierre Serra, Françoise Varoucas • Conceptiongraphique et maquette : Frédo Coyère. Expert associé : Luc Foulquier

Conseil de rédaction : (Président : Ivan Lavallée • Membres : Hervé Bramy, Bruno Chaudret, Xavier Compain, Yves Dimicoli, Jean-Luc Gibelin, Valérie Goncalves,Jacky Hénin, Marie-José Kotlicki, Yann Le Pollotec, Nicolas Marchand, Anne Mesliand, Alain Obadia, Marine Roussillon, Francis Wurtz)

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 Progressistes

ÉDITORIAL

est un Breton qui me l’a racontée.Il faut dire que c’est une expérience degrenouille.

Prenez l’animal, déposez-le dans une casseroled’eau bouillante… la bestiole, dans un réflexeimmédiat, va jaillir de l’eau et s’en sauver.Faites l’inverse : déposez d’abord l’animal dansune casserole d’eau encore froide et faites chauf-fer à feux doux. La grenouille va se laisser assas-siner sans même remarquer qu’elle cuit.

Le gouvernement et le MEDEF devaient connaî-tre aussi cette histoire.

Dans le privé comme dans le public, ça fait long-temps que les cadres ne pointent plus. Les cadresd’abord… et puis aussitôt les autres. Pas besoinde pointer quand on culpabilise de quitter sonposte à l’heure. Quand avoir un métier qui plaîtdoit être considéré comme une rémunération ensoi. Quand le repos s’achète à coût de week-endsoù – c’est promis – cette fois, on n’emportera quequelques dossiers.Non, le seul qui se pointe, c’est le burn-out. Et l’ondoit encore s’en vouloir d’être maillon faible.

Notre génération, politisée, cherche un sens : desa consommation à son vote, elle veut peser maisrefuse toute arme collective. C’est la prouesse ducamp d’en face : faire penser que se libérer et pen-ser par soi-même, c’est refuser de se laisser enri-chir par l’expérience et l’organisation collective.Sans souvent mesurer le poids dogmatique desmots qu’elle emploie, elle dit « politicien » à laplace « d’homme et/ou femme politique », « apo-litique » au lieu d’« apartisan », « poste » et non« mandat ».Le communiste, le scientifique, le syndicaliste sesentent souvent Cassandre.

Et puis, voilà que trop sûre d’elle, l’oligarchie denotre pays a voulu accélérer notre cuisson. Au seinde la société, quelque chose frémit. Des voisinsque nous pensions endormis s’élancent plus viteque nous.

Un million de signatures pour rejeter cette attaquescélérate contre le monde du travail !Bien sûr, ça surprend. Bien sûr on ne sait pas oùça va. Bien sûr on ne maîtrise rien. Et alors ?

Partout dans le monde il y a des signes d’espoirsur lesquels s’appuyer. Y compris au sein mêmede l’empire du capital. Alors que l’accélération desprogrès technologiques va bouleverser le mondedu travail, les équilibres mondiaux et l’économieglobale dans les années à venir, de manière peumédiatisée, en Finlande on met en place un revenuuniversel, en Islande on refuse de payer la dettepublique, en France, la CGT propose de passeraux 32 heures.

Pendant ce temps, nos « élites » politiques et média-tiques, toutes formées à la même enseigne et éle-vées au même biberon, prennent leurs œillèrespour des jumelles. Bourdieu ne disait-il pas ausujet des journalistes qu’on est d’autant plus mani-pulateur qu’on est soi-même manipulé ?La loi « travail », en plus d’être une faute politiqueet économique, témoigne d’une incapacité à pré-voir, d’une volonté de nier les évolutions du mondedu travail, les modes de vie et les aspirations dela société. Y compris celles des entreprises (il n’ya pas que celles du CAC40 en France !).

Ces choix ne sont pas seulement dogmatiques, ilssont le pouls de la déconnexion de cette oligar-chie et de ses serviteurs zélés avec le reste de lasociété. Ils veulent réduire par tous les moyensnotre imaginaire collectif au leur. S’ils le pouvaient,ils feraient en sorte de maîtriser nos rêves. Et ilsessayent !

Notre défi, en tant que progressistes, n’est pas seu-lement d’accompagner la mobilisation. Bien au-delà, il doit être de libérer les esprits, de décloi-sonner les imaginaires, de faire respirer les rêves.Ils ne nous ont pas encore cuits. n

LISE TOUSSAINT, COORDINATRICE

DE LA RÉDACTION DE PROGRESSISTES

#OnVautMieuxQueÇa

C’

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

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e souhaite apporter mapierre, celle du Parti commu-

niste, à un débat nécessaire àgauche, sur les enjeux de la pé -rio de et les grands défis aux -quels la France est confrontée.Je le fais en invitant des person-nalités, acteurs et actrices dumonde associatif, syndical etpolitique, du monde de la cultu -re et de la recherche à un dia lo -gue suivi sur les questions dutravail, de la sécurité et des liber -tés, de la transition écologique,sur un nouvel âge de la démo -cratie, sur les biens communs,le mieux vivre, la voix de la France

et de l’Europe, la paix… Et je suisouvert à tous les dialogues pourinventer une alternative aux poli-tiques suivies aujourd’hui. Jen’accepte pas le scénario ficelépour 2017 dont on connaît à peuprès les premiers rôles : Marinele Pen, François Hollande etNicolas Sarkozy ou Alain Juppé.De ce scénario, la gauche seraitabsente et les aspirations pop-ulaires défaites. J’agis avec beau-coup d’autres pour que surgissed’une démarche collective etcitoyenne, un projet communet une candidature commune.

Pierre Laurent

LES LUNDIS DE GAUCHE

J

ENTRÉE LIBRE CHAQUE LUNDI À PARTIR DE 18H30Espace Oscar-Niemeyer, 2, place du Colonel-Fabien 75019 Paris.

Le facebook des lundis : https://www.facebook.com/Les-Lundis-de-gauche-963358233757990/timelineLa page des lundis : http://www.pcf.fr/lundisdegauche

Ils et elles ont annoncé leur présenceaux prochains lundisGérard Aschieri, président de l’institut de recherche de la FSU,membre du CESE ; Gérard Filoche, bureau national du Parti socialiste ; Geneviève Garridos, présidente d’Amnesty International ; Juliette, compositrice-interprète ; Edwy Plenel, journaliste ;Dominique Rousseau, professeur à l’école de droit de la Sorbonne;Julie Morel, syndicaliste à Air France ;Sophie Wahnich, historienne, Appel citoyens.

Chaque lundi à partir du 1er février des échanges,des rencontres, des débats. À l’invitation de PierreLaurent, secrétaire national du PCF.

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TOUJOURS DISPONIBLES !LES ANCIENS NUMÉROS DE PROGRESSISTES

No 10 UN PÔLE PUBLIC DU MÉDICAMENTAprès le gâchis industriel de l’entrepriseSanofi, sortir les médicaments du marchéet développer une filière industrielle s’im-pose. Ce dossier aborde aussi la néces-saire maîtrise publique du stockage de don-nées (big data) dans ce secteur. Il met enlumière les liens entre révolution numériqueet nouvelles industrialisations, sous la plumede Marie-José Kotlicki, mais également laproblématique du stockage des déchetsnucléaires grâce à Francis Sorin

No 9 COP21 (LES VRAIS DÉFIS)Humanité, planète, communisme et écolo-gie, même combat. Il va falloir prendre desmesures drastiques pour limiter le réchauf-fement climatique, mais il est lié au systèmede production et d’échange qui l’a créé. Quelssont les leviers sur lesquels agir ? On liraaussi dans ce numéro « La lutte contre lechangement climatique passe par la bataillepour l’égalité » ; « L’écologie, une disciplinescientifique et un métier », d’Alain Paganoun article de Sophie Binet « Ouvrir le débaten grand avec le monde du travail » et aussi« Races et racisme » d’Axel Khan.

No 8 AGRICULTURESIl va s’agir de nourrir 11 milliards d’hu-mains. L’agriculture est au cœur de la ques-tion écologique. Nourrir les humains oufaire du profit ? Quelles conséquences ?De grands noms, comme Michel Griffonou Aurélie Trouvé, avancent des points devue novateurs. Dans ce numéro on liraégalement : « “Big pharma” et logiquesfinancières », « Pour une politique indus-trielle européenne : le cas de l’énergie », etencore « Du “devoir de mauvaise humeur”à la “défense du bien public” » par YvesBréchet, de l’Académie des sciences.

No 7 ÉNERGIES RENOUVELABLESQuelle place dans le mix énergétique à venirpour les énergies dites renouvelables ? Lescénario de l’ADEME est passé au crible,et le problème des matériaux rares, lié, estabordé. Claude Aufort, Hervé Nifeneckersignent ces points de vue. La sûreté indus-trielle et la technologie des réacteurs nucléairesà sels fondus, ainsi que les dynamiqueslibérales du numérique, parmi d’autres,sont également abordées par Jean-PierreDemailly, ainsi qu’une réflexion d’EvaristeSanchez Palencia, tous deux de l’Académiedes sciences.

No 6 ÉCONOMIE CIRCULAIRERecyclage des déchets, produits agricoles,écoconception : la nécessité sociale et éco-logique d’une économie circulaire est évi-dente. Le système capitaliste s’épuise enpillant les ressources de la planète, le dos-sier de ce numéro balaye le greenwashing,éclaire le débat et évite les confusions.Les structures cristallines permettent d’abor-der les liens entre recherche et politique,les comètes sont au programme, et l’artaussi, avec des articles signés Jean-NoëlAqua, Jacques Crovisier ou Bernard Roué.

No 5 RÉVOLUTION NUMÉRIQUEBig data, loi renseignement, explosion desmoyens de communication, de stockagede données et des nouvelles technologies,puissance de calcul et super-ordinateurfrançais : la révolution sera aussi numé-rique. Les enjeux de classe sur le travail etl’emploi sont mis en évidence. Ce numérodresse un tableau des enjeux dans le mondenumérique. Génome et éthique, mesure dela Terre au millimètre près, culture durisque… sont proposés à la réflexion par,entre autres, Patrick Gaudray, JonathanChenal, Gérald Bronner.

No 4 EUROPE ET COOPÉRATIONSL’Europe et ses coopérations, actuelles età forger. Regards critiques et propositionsse croisent pour un éclairage précieux surles possibles et les contradictions euro-péennes : gaz de schiste, nucléaire, impassedu low cost en matière aéronautique oubien encore les pistes de la révolution àmener. Cryptologie, histoire du mouvementbrownien, risques industriels ; thèmes trai-tés dans ce numéro sous les plumes deSofiane Ben Amor, Jean-Pierre Kahane,Jean-Pierre Cheinet, notamment.

No 3 TRANSPORTS, LA MULTIMODALITÉÉCOLOGIQUELes transports, clé de la révolution écolo-gique à mener pour remettre au cœur dudébat l’utilité sociale et les bénéfices envi-ronnementaux de transports accessibleset vertueux. Alors que les dessertes en buss’ouvrent à la concurrence et que l’enjeuferroviaire sera au cœur des prochainesélections régionales, ce dossier est à consul-ter d’urgence ! Métamatériaux et invisibi-lité, luttes dans l’industrie papetière, réchauf-fement climatique sont abordés par SébastienGuenneau, Gaëtan Levitre, Amadou ThiernoGaye (du GIEC-Afrique de l’Ouest).

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Le blog ! : revue-progressistes.org et sur revueprogressistes

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7DOSSIER

JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 Progressistes

PAR AURELIE BIANCARELLI-LOPES*,

e 21 avril 1944, grâce à l’impulsion de Fernand Grenier,ministre communiste, les femmes obtiennent en France ledroit de voter, d’être élues, et donc de prendre toute leur

place dans l’espace public pour exercer le pouvoir à égalité avecles hommes. Depuis, les luttes féministes ont continué, pour lacontraception, l’avortement, l’égalité salariale, contre la précaritésociale et les violences.

Ces luttes prennent aujourd’hui un tour particulier qui méritetoute notre attention et la mobilisation massive de nos forces, etce pour deux raisons. D’une part, avec les scores de l’extrême-droite lors des élections régionales de décembre 2015, c’est laposition des femmes dans notre société qui est attaquée… et lesdiscours contre le planning familial, le travail des femmes, l’ac-cès à la contraception ou à l’interruption volontaire de grossessese banalisent. D’autre part, avec un ministère de la Famille, del’Enfance et du Droit des femmes, le gouvernement remanié deManuel Valls lance un bien mauvais signal en direction des femmes,on peut même parler de faute politique : droit des femmes = famille= enfance ! Comme si une certaine sensibilité naturelle devaitpousser les femmes à s’occuper de l’enfance et de la famille,excluant de fait les hommes de la sphère privée !

Depuis de nombreuses années, plusieurs lois et réformes ont étépromulguées pour lutter contre les discriminations et le harcèle-ment, et pour assurer la représentation des femmes en politiqueainsi que dans les grandes entreprises. Pourtant la problématiquereste entière, et mener ces luttes est une nécessité. On le constatequotidiennement, les femmes subissent 80 % des temps partielsimposés, les petites retraites, la précarité, les inégalités salariales !

Même dans les sphères que l’on pourrait imaginer les plus favori-sées, le plafond de verre est une réalité à laquelle nous nous heur-tons. Alors même que la science démontre qu’il n’existe pas desupériorité masculine, les carrières des femmes scientifiques sonttrès souvent bridées par les mêmes phénomènes sociaux que ceuxqui sévissent partout dans le monde du travail.

Il s’agit de mener aujourd’hui de front un combat pour défendreplus de soixante-dix ans d’acquis et une lutte fondamentale contreles inégalités, contre les violences et pour nos libertés. Il faut donctravailler à tous les niveaux, par exemple à l’école contre l’orienta-tion genrée pour permettre aux enfants de s’épanouir pleinement,dans le monde du travail pour l’égalité salariale, à la maison pourune répartition égalitaire des tâches domestiques.

Le féminisme n’est pas un combat isolé mais bien une lutte qui s’in-tègre dans la perspective humaniste d’une société démocratique,émancipée et progressiste. Pour les communistes, en ce début deXXIe siècle les combats féministes sont au cœur de la lutte contre lecapitalisme et pour l’émancipation humaine. Les femmes appor-teront une contribution essentielle pour l’avenir. Aragon n’a pasfini d’avoir raison : « La femme est l’avenir de l’homme. » n

LE PROGRÈS AU FÉMININ

« LA FEMME EST L’AVENIR DE L’HOMME» LOUIS ARAGON

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AURELIE BIANCARELLI-LOPESrédactrice en chef adjointe de Progressistes.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

Le temps est peut-être venu non seulement d’analyser lesbiais qui handicapent les filles et les femmes, mais aussi detirer parti des avancées que leur prédominance dans certainsdomaines a pu engendrer.

LA SCIENCE ET LES FEMMES : TÉMOIGNAGE ET INTERROGATIONS

PAR HÉLÈNE LANGEVIN-JOLIOT*,

ers la fin du XIXe siècle, lesfemmes ont une placemineure dans les activités

intellectuelles, quasi nulle dans lesactivités scientifiques. Cette situa-tion inégalitaire, alors considéréecomme normale, a été ébranlée quandles barrières à l’éducation des fillesont commencé à tomber : créationdes lycées de filles, accès aux uni-versités. Quelques femmes ont ouvertle chemin vers différentes profes-sions, parmi elles Marie Curie et IrèneJoliot-Curie.

MARIE CURIE, UNE FÉMINISTE PAR L’EXEMPLEL’ouverture de l’enseignement secon-daire aux filles ne signifiait pas lareconnaissance de leur égale apti-tude aux études. Marie Curie prendla mesure de cette situation lorsqu’elleest nommée, en 1900, chargée deconférences à l’École normale dejeunes filles de Sèvres : l’enseigne-ment secondaire des filles ne s’étendalors que sur cinq années, au lieu desept pour les garçons, avec des pro-grammes allégés, en particulier deslangues anciennes. Il ne prépare pasau baccalauréat. Les futures profes-seures de science sont en principeformées pour pratiquer un ensei-gnement d’ambition limitée. Lesbesoins des élèves, les cours donnéspar des personnalités de premierplan vont contribuer à faire bougerles choses. Ainsi, Marie Curie fait desexpériences de cours et introduit lestravaux pratiques. Elle n’hésite pasà remettre en cause les programmesétablis : le calcul différentiel entreainsi dans les cours de mathéma-tiques, pour les besoins de son coursde physique.L’Académie des sciences joue àl’époque un rôle pivot, tant par lesprix qu’elle attribue que par ses recom-

mandations. Elle décerne à troisreprises à Marie Curie un prix impor-tant. C’est cette même académie quine transmet pourtant que les nomsd’Henri Becquerel et de Pierre Curieau comité chargé de désigner les titu-laires du prix Nobel de physique de1903. On doit à l’académicien sué-dois Gustav1 Mittag-Leffler, indignéde cette discrimination, d’en avoirinformé Pierre Curie et permis aufinal que Marie reçoive le prix avecPierre.Huit ans plus tard, la candidature deMarie à l’Académie des sciencesdéclenche une bataille de principeà l’Institut de France et ses cinq aca-démies. Les préjugés antiféministess’y étalent crûment. L’échec de MarieCurie, lors du vote final, tient cepen-dant autant à la xénophobie et aupoids du lobby catholique qu’à cespréjugés. La Faculté des sciences deParis avait fait preuve de plus d’ou-verture après le décès de Pierre Curie,en avril 1906 : sur sa proposition,Marie Curie avait été nommée char-gée de cours et directrice du labora-toire de physique et radioactivitémoins de quinze jours plus tard. Sonpremier cours avait été salué comme« une grande victoire du féminisme ».Elle devient tout naturellement pro-fesseur titulaire en 1908.Vers la fin de sa vie, Marie Curiedéclare à un journaliste : « J’ai étéplus gênée par le manque de moyensque par le fait d’être une femme. »

IRÈNE JOLIOT-CURIE, UNE FEMME ENGAGÉEIrène Curie devient tout naturelle-ment l’assistante de sa mère à l’Institutdu radium, après l’avoir été pour laradiologie pendant la Grande Guerre.Elle achève sa thèse quand FrédéricJoliot arrive au laboratoire commepréparateur. Il passe brillammentses examens de licence, mais l’undes examinateurs lui fait cette

remarque : « Quel dommage, Joliot.Dans l’enseignement supérieur vousn’aurez aucune chance : vous n’êtespas normalien. » On n’aurait pas alorsdit cela à Irène Curie, pas non plusnormalienne. À l’époque de leurmariage, la fille de Marie Curie par-tait avec un avantage « dynastique »certain sur Frédéric Joliot, d’ailleursentré plus tard dans le métier.Les choses reprennent leur cours« normal » après leur prix Nobel com-mun en 1935. Frédéric Joliot s’en-gage dans la création de nouveauxlaboratoires, c’est à lui que l’on pro-pose d’être professeur au Collège deFrance, puis d’être membre del’Académie des sciences. Irène Joliot-

Curie, il est vrai, n’est pas alors enbonne santé, et elle préfère poursui-vre ses expériences. Elle fait uneexception en acceptant d’entrer, avecdeux autres femmes, dans le gouver-nement de Front populaire pour yêtre secrétaire d’État à la Recherchescientifique.C’est après la guerre qu’elle posepour la première fois sa candidatureà l’Académie des sciences, sans suc-

La précarité fait un retour en force, lesexigences de mobilité et de compétition de touscontre tous sont les facteurs de régression que le combat pour la parité ne peut ignorer.“ “

DOSSIER LE PROGRÈS AU FÉMININ8

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En plus d’uneparité qui laisseà désirer, c’estau manquecriant de moyenset aux statutsprécaires quedoivent faire faceles scientifiques.

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cès. Les raisons de son échec sont-elles à rechercher exclusivement dansle conservatisme de l’Académie ? Onne peut pas exclure que ses positionspolitiques aient pu jouer un rôle.Irène Joliot-Curie est une femmeengagée pour les droits des femmes,la science et la paix. Bien décidée àfaire sauter le verrou, elle se repré-sente systématiquement à toutes lesélections qui suivent, jusqu’à sondécès. Il s’écoulera encore plus dedix ans avant que les portes del’Académie ne s’entre-ouvrent pourune de ses élèves.

LA PARITÉ : UN OBJECTIF RÉCENTLa parité était bien loin des préoc-cupations des jeunes chercheurs etchercheuses entrés comme moi-même au CNRS dans les premièresannées de l’après-guerre. Nous avionsdécouvert avec enthousiasme larecherche dans nos laboratoires, maisnous avions bientôt mesuré que cesderniers ne disposaient que de moyenstrès limités. Nos soucis communsportaient aussi sur ce qu’on appel-lerait aujourd’hui la « précarité denos situations » : nous étions bour-siers dans les années 1950. Cette prisede conscience finit par débouchersur de multiples actions, portées par

une très forte syndicalisation dumilieu, il faut le souligner, et le sou-tien de personnalités de renom.Au final, le CNRS bénéficia d’unerelance des moyens, et la professionde chercheur, hors université, fut sta-bilisée et dotée d’un statut. Ce der-nier, entre autres progrès, a donnéde facto aux femmes de meilleuresopportunités de carrière que cellesoffertes par les universités. Le pro-cessus de sélection au CNRS, où lescommissions choisissent chaqueannée plusieurs noms dans un ensem-ble de candidats venant de toute laFrance (et de l’étranger) rend la dis-crimination plus difficile, parce queplus immédiatement visible, que lors

de sélections au coup par coup surdes profils souvent balisés.Je serais aujourd’hui capable de repé-rer rétrospectivement telle ou tellediscrimination, au fil de mon par-cours. L’annulation, pour motif poli-tique, d’un séjour que je devais faireau laboratoire de Harwell m’a sansnul doute plus contrariée. Il y avaitun nombre relativement élevé defemmes au laboratoire. La bataillepour la parité ne me paraissait passi importante. C’est dans les années1980 que je fus invitée par le minis-tre de la Recherche à un dîner pro-tocolaire en l’honneur d’une délé-gation polonaise venue signer unimportant accord. Mon regard fit letour de la table : parmi une vingtainede personnes, j’étais la seule femme.Ma contribution sur le sujet fut dele faire remarquer… en ajoutant queje savais bien pourquoi j’étais là.

DES INTERROGATIONS POUR DEMAINL’objectif de parité structure depuisquelques décennies les initiativespour l’égalité réelle homme-femme,notamment dans les domaines scien-tifiques. Les progrès sont réels. Uncoup d’accélérateur a été donné àl’accession de femmes à des postesde responsabilité ou de prestige, maisla sous-représentation des filles dansles cursus scientifiques et celle desfemmes dans les métiers scienti-fiques et techniques restent très signi-ficatives. On ne peut plus guère incri-miner des dispositions réglementairesdiscriminatoires. Je m’interroge plu-tôt sur la signification à donner auxbiais observés encore dans les modesde socialisation des filles comparéesaux garçons.Il faut faire reculer, dit-on, « les pré-jugés » des filles sur les carrières

scientifiques présentées comme dif-ficilement conciliables avec une viede famille. Encore faut-il que la réa-lité ne les renforce pas. La précaritéfait un retour en force, les exigencesde mobilité et de compétition de touscontre tous sont les facteurs de régres-sion que le combat pour la parité nepeut ignorer.La sous-représentation des filles dansles cursus scientifiques s’inscrit dansun contexte de désaffection sensi-ble de l’ensemble des jeunes. À moinsde confondre le scientifique et lemanageur, la science n’est pas enhaut de l’affiche en matière de rému-nérations. Mais, au-delà, l’image dela science donnée aujourd’hui necontribue-t-elle pas à les en éloi-gner? Il n’est pas exclu que les jeunesfilles soient plus sensibles au rôleculturel et émancipateur de la sciencealors que celui-ci tend à s’effaceraujourd’hui devant son rôle utili-taire, traduit dans les technologieset l’économie. Il y a des raisons depenser qu’introduire plus de culturedans la science et son enseignementserait positif pour la parité dans lescursus, et qu’introduire plus de sciencedans la culture des adultes, plus deraison que d’émotion dans les débatssur les technologies le serait aussi.La répartition des filles et des gar-çons, à plus de 90 % dans les filièrestechnologie-santé pour les unes,technologie-industrie pour les autres,est extrêmement frappante. Faut-ilen conclure seulement qu’il suffitque les filles « rattrapent » les gar-çons dans l’industrie ? Le temps estpeut-être venu non seulement d’ana-lyser les biais qui handicapent lesfilles et les femmes, mais aussi detirer parti des avancées que leur pré-dominance dans certains domainesa pu engendrer.

La diversité dans l’égalité est à l’or-dre du jour. La première d’entre ellesn’est-elle pas la diversité homme-femme? Le mouvement pour la paritéa sans nul doute encore des objec-tifs à atteindre, mais il est probable-ment arrivé à un tournant. n

*HÉLÈNE LANGEVIN-JOLIOT est directricede recherches émérites au CNRS.

1. On trouve souvent, dans les différentes publications, la forme suédoise de ceprénom : Gösta (NDLR).

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Introduire plus de culture dans la scienceet son enseignement serait positif pour la paritédans les cursus, et introduire plus de sciencedans la culture des adultes, plus de raison qued’émotion dans les débats sur les technologies le serait aussi.

“ “Marie Curie et safille Irène Joliot,respectivementgrand-mère etmère d’HélèneLangevin-Joliot.

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de l’ADN, décédée avant l’attribu-tion du prix1 à Watson et Crick, quilui avaient « emprunté » ses résul-tats. Rosalind Franklin n’est pas mêmecitée dans l’attribution dudit prix.

On trouve une situation semblablepour Lise Meitner, dont les travauxsur la fission nucléaire auraient dûlui valoir le prix Nobel de chimie.Devenue en 1906, à vingt-huit ans,la deuxième femme docteur de l’uni -versité de Vienne, elle obtient l’au-torisation de travailler à Berlin auxcôtés de Max Planck à une époqueoù les laboratoires en Prusse étaientinterdits aux femmes. Elle y rencon-tre Otto Hahn, le chimiste qui serason ami et collaborateur de touteune vie. Spécialiste de la radioacti -vité, le binôme gagne une reconnais-sance internationale. Mais, malgré

est le reflet de cette mise à l’écart.Pour ce qui est des prix Nobel scien -tifiques, une incongruité apparaît àpartir des années 1970 : alors qu’ily a un fort accroissement du nom-bre de femmes dans les laboratoires,et plus généralement dans larecherche scientifique, le nombrede lauréates du prix Nobel ne suitpas le mouvement. Il est vrai que,contrairement à la médaille Fieldsen mathématiques, qui récompense,suite à un résultat important, unecarrière prometteuse, le prix Nobelrécompense, lui, une carrière accom-plie, et est donc attribué à deschercheurs en fin de carrière, ce quiest susceptible d’induire une impor-tante « inertie temporelle » dans cetteattribution.

DES HONNEURS MACHISTESLe machisme de certains et la courseà la renommée ont aussi joué leurrôle dans la spoliation dont furentvictimes quelques brillantes scien-tifiques, comme Rosalind Franklin,biologiste britannique à l’origine dela découverte de la structure cristalline

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TROP BELLES POUR LE NOBEL?L’année 1873 a-t-elle été fatale à un éventuel prix Nobel de mathématiques?Au-delà des spéculations sur le rôle des femmes dans l’accouchement desprix Nobel, il s’avère qu’elles sont très peu nombreuses à avoir été honoréespar ce prix prestigieux.

LE PROGRÈS AU FÉMININ

PAR IVAN LAVALLÉE*,

epuis sa création, le Nobela été décerné 49 fois à desfemmes, dont 2 fois à Marie

Curie, pour 822 hommes nobélisés,soit environ 6 % des lauréats. Demême, le jury Nobel n’a compris que11 femmes de 1901 à 2014, même si,exception confirmant la règle, le jurydu Nobel de la paix de 2009, qui futattribué à Barack Obama (malgré lefait que les États-Unis soient engagésdans deux guerres !), comprenait 4femmes sur 6 membres.

DES FEMMES MISES À L’ÉCART DES SCIENCESEn sciences et techniques, les femmesont longtemps été écartées des étudeset des moyens de poursuivre desrecherches. Emmy Noether par exem-ple, très grand nom des mathéma-tiques, dont Einstein pouvait écrire« le génie mathématique créatif leplus considérable produit depuis queles femmes ont eu accès aux étudessupérieures », a dû attendre quatre

ans, alors qu’elle avait tous lesdiplômes requis, et le soutien deHilbert pour être reconnue commePrivatedozent (maître des conférences« à l’extérieur »), et ce en raison del’opposition de la faculté de philo -sophie qui refusait qu’une femmefût nommée professeur. Il n’étaitpas convenable pour une femme des’intéresser aux sciences ou aux tech-niques, hors médecine, et encore !Sous-représentées en physique,chimie et médecine… et le peu deprix Nobel qui leur ont été attribués

ET LES MATHÉMATIQUES ?En 1873, à Paris, Mittag-Leffler a-t-il rencontré Sophie Hess, lamaîtresse d’Alfred Nobel? Là s’est peut-être joué le sort du Nobeldes mathématiques auquel Sofia Kovalevskaïa, amie de Mittag-Leffler, aurait peut-être pu prétendre, ainsi que quelques autrescomme Emmy Noether ou Sophie Germain, par exemple, qui, àquelques années près, a fait avancer de manière considérablel’arithmétique et la recherche sur la démonstration du grand théo-rème de Fermat.

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La mathématicienne Sofia Kovalevskaïa aurait pu prétendre au prix Nobel.

À partir des années 1970 : alors qu’il y a un fort accroissement du nombre de femmesdans les laboratoires, et plus généralement dansla recherche scientifique, le nombre de lauréates du prix Nobel ne suit pas le mouvement. “ “

Nombre defemmes«nobelisées»par période.

Ada Lovelace, première programmeuse de l’histoire.

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sa notoriété, la physicienne d’orig-ine juive doit quitter l’Allemagne en1938, échappant de justesse aux per-sécutions antisémites. Depuis laSuède où elle s’est exilée, elle aideOtto Hahn à comprendre et à théori -ser la fission nucléaire. C’est cettedécouverte cruciale qui vaudra à OttoHahn le prix Nobel de chimie de 1944.On ne peut dire ici s’il s’agissait desexisme ou d’antisémitisme, maispeut-être s’agissait-il des deux. LiseMeitner, comme ce fut le cas pourRosalind Franklin, n’est pas mêmementionnée. Pacifiste militante depuisson expérience comme radiologuesur le front de l’Est pendant la PremièreGuerre mondiale, elle est désespéréepar l’application militaire de sesdécouvertes théoriques : le bom-bardement atomique de Hiroshimaet de Nagasaki en août 1945. La physi-cienne, qui ne reviendra jamais enAllemagne, restera opposée jusqu’àsa mort, en 1968, à l’arme nucléaire.

DES FEMMES NOBÉLISÉES POUR LEUR ENGAGEMENT SOCIALC’est dans l’attribution des prix Nobelde la paix qu’on trouve le plus defemmes : il compte en effet 11 femmesparmi les lauréats. La première réci -piendaire en fut la romancière Berthavon Suttner (prix Nobel de la paix1905), membre de la très haute aris-

tocratie autrichienne, comtesse etbaronne. Militante pacifiste, victimede la misogynie ambiante (commeMarie Curie), elle fut calomniée,insultée, traitée d’hystérique, ridi-culisée à cause de son aversion pourl’antisémitisme. Plus généralement,

les femmes récipiendaires du prixNobel sont plus enclines à jouer unrôle social positif, plus à l’écoute dupeuple. Il suffit ici de rappeler, au-delà même du prix Nobel de la paix,le rôle de Marie Curie durant laPremière Guerre mondiale et sonattention aux blessés, pour lesquelselle constitua les premières unitésmobiles de radioscopie, ou l’engage-ment de sa fille Irène, elle aussi récip-iendaire. Il faut noter ici l’à-proposde cette création d’unités mobilesde radioscopie : dans cette guerredes explosifs, qui fut celle des déchi-quetages et des éclats, ce sont desmilliers de vies qu’elle sauva !Dorothy Hodgkin, née Crowfoot, estune pionnière de la diffractométriede rayons X. Elle reçut le prix Nobelde chimie en 1964 pour sa détermi-nation des structures de substanceschimiques importantes, et plus par-ticulièrement l’insuline. Bien qu’ellereconnût que son travail sur l’insu-line fut le plus important de toute savie, elle ne cessa de lutter pour la paixet la justice sociale. Il faut dire queson mentor scientifique fut sir JohnDesmond Bernal, scientifique réputéet membre du Parti communiste, cequi eut certainement une grandeinfluence non seulement sur sa car-rière scientifique, mais aussi sur sesengagements sociaux et sociétaux.En 2004, après avoir appris la nomi -nation de Wangari Muta Maathai,l’Iranienne Shirin Ebadi2, prix Nobelde la paix 2003, lance avec JodyWilliams (prix Nobel de la paix 1997

pour sa lutte pour l’interdiction desmines antipersonnel) une initiativeentre lauréates du prix Nobel pourla paix qui conduira à la fondationNobel Women Initiative, destinée àsoutenir les initiatives des nobéliséespour la paix et le désarmement.

DE NOMBREUSES EXCLUES DU NOBELMais nombre de femmes sont« passées à côté » du prix Nobel, vic-times du sexisme ambiant et du statutsocial de la femme. Ada, comtessede Lovelace, aurait pu y prétendre,si elle n’était pas morte trop tôt : grâceà elle, le premier programmeur del’histoire fut une programmeuse. Ouencore Alicia Boole, qui développala géométrie à quatre dimensions,étudiant polytopes et polychores etl’algèbre de Boole. Ou Agnès Pockel,qui mit au point, observant, enfer-mée dans sa cuisine, les bulles desavon sur sa vaisselle, la théorie deslames minces et de la tension super-ficielle : elle ouvrait ainsi la voie àl’industrie des microprocesseurs –et sans elle Greta Garbo n’eût peut-être pas arboré ses lunettes.Sans doute le choix des femmes évo-quées ici, évincées du Nobel, est-ilarbitraire. Bien d’autres sans doutey eussent pu prétendre. Aussi, je nesaurai terminer cet article sans citercelle qui, après Marie Curie, obtintle Nobel de physique, Maria Goeppert-Mayer (1963). Elles sont à ce jour lesdeux seules femmes à être réci -piendaires de ce prix. n

*IVAN LAVALLÉE, membre du comité de rédaction de Progressistes, est professeur des universités.

N.B. – Le titre du présent article emprunte à celuidu livre de Nicolas Witkowski, Trop belles pourle Nobel. Les Femmes et la science, Seuil, coll.« Points Science », Paris, 2007.

1. Le prix Nobel ne peut être décerné à titrepost hume, sauf cas très exceptionnel, commeun décès survenu entre le moment de lanomination au titre et celui de la remise du prix.2. Membre de la direction de l’Organisationiranienne de protection des droits des enfantset de l’Association des défenseurs des droitsde l’homme en Iran.

Une initiative entre lauréates du prix Nobelpour la paix qui conduira à la fondation NobelWomen Initiative destinée à soutenir lesinitiatives des nobélisées pour la paix et ledésarmement.“ “

Le premier programmeur de l’histoire futune programmeuse. “

Emmy Noether. S’il y avait eu un prix Nobel demathématiques,elle aurait pu y prétendre.

L’Iranienne Shirin Ebadi, Nobel de la paix (2003) : un domaine où le déséquilibre homme/femme est moins important que dans les disciplines scientifiques.

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DOSSIER12

nitives (raisonnement, mémoire,attention, langage), la diversitécérébrale est la règle, indépendam-ment du sexe. Grâce aux nouvellestechniques d’imagerie cérébrale,comme l’IRM, on a pu montrer queles différences entre les personnesd’un même sexe sont tellement impor-tantes qu’elles dépassent les dif-férences entre les deux sexes (Kaiser,2009 ; Joel, 2015). Cette variabilités’explique par les capacités de plas-ticité du cerveau.Le petit humain vient au monde avecun cerveau largement inachevé : ilpossède un stock de cent milliardsde neurones mais peu de voiesnerveuses pour les faire se connecterentre eux. Seulement 10 % de cesconnexions – les synapses – sontprésentes à la naissance. Cela signi-fie que 90 % des synapses se fabri -quent à partir du moment où le bébéentre en contact avec le mondeextérieur. Les influences de la famille,de l’éducation, de la culture, de lasociété jouent un rôle majeur sur lecâblage des neurones et la construc-tion du cerveau. Le terme de « plas-ticité » décrit cette propriété ducerveau humain à se modeler enfonction des apprentissages et desexpériences vécues.Par exemple, chez les pianistes, onobserve un épaississement des régionsdu cortex cérébral spécialisées dansla motricité des doigts et l’audition.Ce phénomène est dû à la fabrica-

tion de connexions supplémentairesentre les neurones. De plus, ceschangements du cortex sont directe-ment proportionnels au temps consacré à l’apprentissage du pianopendant l’enfance. La plasticitécérébrale est à l’œuvre égalementpendant la vie d’adulte. Ainsi, chezdes sujets qui apprennent à jongleravec trois balles on constate, aprèstrois mois de pratique, un épaississe-ment des zones qui contrôlent lacoordination des bras et la vision ;et si l’entraînement cesse, les zonesprécédemment épaissies rétrécis-sent. Ces études et bien d’autres(Vidal, 2009 ; May, 2011) montrentcomment l’histoire propre à chacuns’inscrit dans son cerveau. Voilàpourquoi le volume, la forme, et lesactivités du cerveau sont très vari-ables d’un individu à l’autre. Septmilliards d’humains sur Terre, etautant de personnalités et de cerveauxdifférents !

COMMENT L’ENFANT DEVIENT FILLE OU GARÇONÀ la naissance, le petit humain n’apas conscience de son sexe. Il va l’ap-prendre progressivement à mesureque ses capacités cérébrales sedéveloppent. Ce n’est qu’à partir del’âge de 2,5 ans que l’enfant devientcapable de s’identifier au fémininou au masculin (Le Maner-Idrissi,1997). Or dès la naissance il évoluedans un environnement sexué : lachambre, les jouets, les vêtementsdiffèrent selon le sexe de l’enfant.Les adultes, de façon inconsciente,se comportent différemment avecles bébés filles ou garçons, dans lesexpressions affectives, les paroles,les contacts physiques, les jeux, etc.C’est l’interaction avec l’environ-nement familial, social, culturel quiva orienter les goûts, les aptitudeset contribuer à forger les traits depersonnalité en fonction des modè -les du masculin et du féminin don-nés par la société (Fausto-Sterling,2012). Mais tout n’est pas joué pen-dant l’enfance. À l’âge adulte aussi,la plasticité du cerveau permet dechanger d’habitudes, d’acquérir denouveaux talents, de choisir différentsitinéraires de vie (Vidal, 2009).

LE SEXE DU CERVEAU : ENTRE SCIENCE ET IDÉOLOGIEAvec l’avancée des neurosciences, on serait tenté de croire que les idéesreçues et les stéréotypes sur les comportements des femmes et des hommesont été balayés. Ce n’est manifestement pas le cas dans la réalité quotidienne.

LE PROGRÈS AU FÉMININ

PAR CATHERINE VIDAL*,

élévision, sites internet, presseécrite prétendent que lesfemmes sont «naturellement»

multitâches, sensibles mais inca-pables de lire une carte routière, alorsque les hommes seraient par essencebons en maths, bagarreurs et com-pétitifs. Ces discours laissent croireque nos aptitudes, nos émotions,nos personnalités sont « câblées »dans des structures mentales déter-minées par le sexe génétique etimmuable. Or les connaissancesactuelles sur le cerveau montrent lecontraire : grâce à ses propriétés deplasticité, le cerveau fabrique sanscesse de nouvelles connexions entreles neurones en fonction des appren-tissages et des expériences vécues.Rien n’est jamais figé dans le cerveau,quels que soient le sexe et les âgesde la vie. La plasticité cérébrale estun concept fondamental pour com-prendre comment se forgent nosidentités de femmes et d’hommes.Il vient ainsi conforter les recher ches

en sciences humaines sur le genre,qui analysent comment se forgentles rapports sociaux et les inégalitésentre les femmes et les hommes.

DIFFÉRENCE ENTRE LES SEXES ET PLASTICITÉ CÉRÉBRALEQue répondre aujourd’hui à la ques-tion : le cerveau a-t-il un sexe ? Laréponse scientifique est oui et non(Vidal, 2015, 2012). Oui, parce quele cerveau contrôle les fonctions asso-ciées à la reproduction sexuée. Ainsi,dans les cerveaux féminins on trou-ve des neurones qui s’activent chaquemois pour déclencher l’ovulation,ce qui n’est pas le cas chez les hommes.Mais concernant les fonctions cog-

Que répondre aujourd’hui à la question : le cerveau a-t-il un sexe ? La réponse scientifique est oui et non.“

“T

Actuellement,aucun lienscientifique n’est établi entre le taux detestostérone et la violence ou l’agressivitéchez un individu.

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tachement et des liens sociaux » (Rosset Young, 2009).

Mais qu’en est-il chez les humains ?Le problème est qu’il est impossiblede mesurer la concentration d’ocy-tocine dans le cerveau ou bien del’injecter à l’intérieur pour voir seseffets, contrairement aux expérienceschez les animaux… Et on n’obtientrien si on l’injecte dans le sang, carl’ocytocine ne passe pas la « barrière »hémato-encéphalique qui protège lecerveau. Des expériences ont tentéde l’administrer par un spray nasal,mais l’accès direct de l’ocytocine aucerveau à travers la muqueuse dunez n’est pas démontré. De plus, laprésence de récepteurs de l’ocytocinesur la membrane des neurones n’apas été détectée dans le cerveauhumain (Galbally, 2011).

Au final, les arguments scientifiquesen faveur d’un rôle de l’ocytocinedans l’instinct maternel, l’attache-ment, la communication sociale, l’em-pathie sont loin d’être établis, en dépitde ce qu’en disent les médias (Fillod,2012). Concernant les liens mère-enfant, les cas de maltraitance, d’aban -don et d’infanticide montrent quel’instinct maternel ne relève pas d’uneloi biologique universelle et incon-tournable. Ce qui n’enlève rien auplaisir que peut procurer le fait d’al-laiter et de s’occuper de son bébé. Ilne s’agit pas là d’instinct mais d’amour,maternel et paternel, construit bio -logiquement, psychologiquement etsocialement. Les liens affectifs sefaçonnent et évoluent selon les expé -riences de vie qui s’inscrivent dansun contexte culturel et social.L’ocytocine n’y est pour rien.

La testostérone, hormone virile de tous les pouvoirs?La testostérone a sans conteste deseffets sur le corps, en agissant en par-ticulier sur le volume et la force mus-culaire. Mais sur son action sur le

cerveau et les comportements on estloin d’un consensus scientifique.Dans la population généraled’hommes adultes en bonne santé,il n’y a pas de relation statistique-ment significative entre le désir sexuel et la concentration detestostérone dans le sang (Van Anders,2013). Certes, dans des conditionspathologiques de castration, il n’y aplus d’érection, mais cela n’entraînepas nécessairement la perte du désirni la disparition de toute activité sex-uelle. Car chez les humains l’organesexuel le plus important, c’est lecerveau ! Ses capacités cognitivesconfèrent à la sexualité humaine desdimensions multiples, qui mettenten jeu la pensée, le langage, les émo-tions, la mémoire… Le désir sexuelest d’abord le fruit d’une construc-tion mentale qui varie selon la viepsychique et les événements de lavie. Rien à voir avec un simple réflexedéclenché par la testostérone.

Quant au prétendu rôle de latestostérone dans l’agressivité et laviolence, là aussi les études scien-tifiques ne sont pas concluantes. Desenquêtes réalisées chez des garçonsadolescents de 13 à 16 ans montrentque la concentration de testostéronedans le sang n’est pas associée à descomportements agressifs ou à desprises de risque, souvent présentsbien avant la puberté. Chez leshommes auteurs d’actes de délin-quance, le taux de testostérone n’estpas corrélé avec le degré de violencedes comportements. En revanche,une corrélation forte est observéeavec les facteurs sociaux tels que leniveau d’éducation et le milieu socio-économique (Archer, 2006).

CERVEAU HUMAIN ET ÉVOLUTIONLes progrès des connaissances enneurosciences permettent de mieuxcomprendre pourquoi les êtreshumains, contrairement aux ani-maux, échappent à la loi des hor-mones. Les femmes et les hommesont en commun un cerveau uniqueen son genre, bien différent de celuides grands singes. Au cours de l’évo-lution, le cortex cérébral s’est telle-ment développé qu’il a dû se plis serpour arriver à tenir dans la boîte crâni-enne. Si on le déplisse virtuellement,on constate que sa surface est de 2 m2,

Grâce aux nouvelles techniquesd’imagerie cérébrale, comme l’IRM, on a pumontrer que les différences entre les personnesd’un même sexe sont tellement importantesqu’elles dépassent les différences entre les deux sexes.

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HORMONES ET CERVEAUL’action des hormones sur le cerveauest régulièrement invoquée pourexpliquer la vie amoureuse, les ren-contres, les liens sociaux, mêmes lesconflits… Ainsi l’hormone dénom-mée ocytocine serait-elle respons-able du coup de foudre, de la fidél-ité, de l’instinct maternel. Quant àla testostérone, c’est elle qui rendraitles hommes dragueurs, compétitifs,coléreux et violents. En fait, les don-nées expérimentales sur le rôle deces hormones sur le cerveau et lescomportements sont bien moinssolides que ne le laissent croire certains discours de vulgarisationscien tifique.

L’ocytocine, hormone du lien social?L’ocytocine, qui est sécrétée dans lesang par la glande hypophyse, estconnue pour agir sur les contrac-tions de l’utérus au moment de l’ac-couchement et sur les glandes mam-maires pour l’allaitement. Chez lesanimaux (brebis, rats, souris) cettehormone a aussi des effets sur le

comportement. Des expériences ontmontré que l’injection d’ocytocinedirectement dans leur cerveau ren-force les reniflements réciproques,le toilettage, les interactions entremères et petits et entre mâles etfemelles. C’est ainsi que l’ocytocinea été qualifiée d’« hormone de l’at-

C’est l’interaction avec l’environnementfamilial, social, culturel qui va orienter les goûts,les aptitudes et contribuer à forger les traits de personnalité en fonction des modèles dumasculin et du féminin donnés par la société(Fausto-Sterling, 2012).

“ “L’organe sexuel le

plus importantchez l’être humainest... le cerveau !

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soit dix fois plus que le cortex desgrands singes. C’est grâce à son cor-tex cérébral que Homo sa piens a pudévelopper ses capacités de langage,de conscience, de raisonnement, deprojection dans l’avenir, d’imagina-tion… Autant de facultés qui ont per-mis à l’humain d’acquérir la libertéde choix dans ses actions et ses com-portements (Rose, 2006; Kahn, 2007).Une des conséquences du développe-ment du cortex cérébral est qu’il contrôle les régions profondes ducerveau impliquées dans les instinctset les émotions. De ce fait, l’êtrehumain est capable de court-circui -ter les programmes biologiquesinstinctifs qui sont régis par les hor-mones. Chez nous, aucun instinctne s’exprime à l’état brut. La faim,la soif ou l’attraction sexuelle sont

certes ancrées dans la biologie, maisleurs modes d’expression sont contrôlés par la culture et les normessociales : l’être humain peut déciderde faire la grève de la faim ou derenoncer à la sexualité. Les hommeset les femmes, dans leurs vies per-sonnelles et sociales, utilisent desstratégies intelligentes, fondées surdes représentations mentales qui nesont pas dépendantes de l’influencedes hormones.

CERVEAU, SCIENCE ET SOCIÉTÉMalgré ces avancées scientifiques,force est de constater que la thèsed’un déterminisme biologique denos comportements fait toujoursrecette auprès d’un large public (Fillod,2015 ; Jurdant, 2012). L’argument dela « nature » apporte une explicationrassurante face à la complexité de lavie psychique et des relations sociales,autrement plus difficiles à démêler.Mais au-delà se profile le risque devoir les thèses essentialistes exploitéespar les courants conservateurs pourjustifier l’ordre établi.

Ces idées ont des implications socialeset politiques lourdes de conséquences.Invoquer des raisons biologiques(génétiques, cérébrales ou hor-monales) pour rendre compte descomportements des femmes et deshommes sous-entend leur caractèrenormal et immuable. À quoi bon,dès lors, lutter contre notre nature ?

Or, si les filles et les garçons ne fontpas les mêmes choix d’orientationscolaire et professionnelle, ce n’estpas à cause de différences de capa -cités cognitives de leur cerveau(Vouillot, 2014). Affirmer qu’il estplus naturel pour une femme quepour un homme de s’occuper de sesenfants à cause de l’ocytocine, c’estremettre en cause les lois sur l’éga -lité, les congés parentaux, la légali-sation de l’homoparentalité. C’estaussi freiner les ambitions profes-sionnelles des femmes, encouragerleur travail à temps partiel, qui va depair avec des salaires réduits. Prétendreque la testostérone donne auxhommes un appétit sexuel supérieurà celui des femmes, ou encore quela violence résulte de pulsions hor-monales irrépressibles, conduit àaccepter cette violence commeinéluctable et remettre en cause leslois réprimant le harcèlement sexuel et les violences faites auxfemmes.

Dans le contexte actuel, où les thè -ses essentialistes ressurgissent pourattaquer les études de genre, il estcrucial que les biologistes s’enga-gent aux côtés des sciences humaineset sociales pour remettre en causeles fausses évidences qui voudraientque l’ordre social soit le reflet d’unordre biologique. La participationdes biologistes aux débats publicset citoyens est une nécessité à dou-ble titre : socialement, pour donnerà comprendre l’humanité dans toutesa diversité ; politiquement, pourpromouvoir les principes d’égalitéentre les femmes et les hommes.n

*CATHERINE VIDAL est neurobiologiste et directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur.

BibliographieJohn Archer, « Testosterone and humanaggression : an evaluation of the challengehypothesis », in Neuroscience andBiobehavioral Reviews, no 30, 2006,p. 319-345.Anne Fausto-Sterling, Cynthia Garcia etMeaghan Lamarre, « Sexing the baby. Part 1 : What do we really know about sexdifferentiation in the first three years oflife ? », in Social Science & Medecine, no 74,2012, 1684-92.Anne Fausto-Sterling, Corps en tout genre,La Découverte, Paris, 2012.Odile Fillod, « Ocytocine et instinct maternel :suite », 2012,

ENTRETIEN AVEC,VÉRONIQUE PIERRON-BOHNES*,

Progressistes: Pourquoi une commissionFemmes et Physique à la Société françaisede physique?Notre commission a pour objectifd’attirer, d’encourager et de promou-voir les femmes dans les métiers dela physique. Son action est complé-mentaire de celles des autres asso-

ciations qui s’occupent des femmesdans les sciences : Femmes & Sciences,Femmes et Mathématiques, Asso -ciation des femmes ingénieurs. La proportion de femmes chercheuses,enseignantes-chercheuses ou ingé-nieures reste encore faible en phy-sique, même au niveau des candida-tures. Cette démotivation pour laphysique a de multiples causes. Pourattirer plus de filles dans nos métiers,

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Invoquer des raisonsbiologiques (génétiques,cérébrales ou hormonales)pour rendre compte descomportements des femmeset des hommes sous-entendleur caractère normal etimmuable.

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ÉGALITÉ HOMME-FEMME ET RECHERCHE SCIENTIFIQUE :L’EXEMPLE DE LA PHYSIQUE

Les jeunes filles brillent au bac scientifique, et disparaissentau fur et à mesure que le niveau d’études augmente. Dans lescongrès et les distinctions, elles sont pratiquement absentes.

LE PROGRÈS AU FÉMININ

«Pour attirer plus de filles dans nosmétiers, il faut leur faire rencontrerdes physiciennesaccomplies etenthousiastes.»

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Progressistes: Quels sont les moyens misen œuvre par votre commission pourchanger les choses?Nos actions ont pour but d’amélio-rer la visibilité des femmes en phy-sique, de susciter la réflexion sur lesujet et de former un réseau de femmesphysiciennes. Elles visent, notam-ment, à :– inciter les femmes, notammentdans le cadre des contacts existantsavec les rectorats, universités et asso-ciations proches de la SFP, à donnerdes conférences dans les collèges etles lycées pour inciter les jeunes (filleset garçons) à faire de la physique ;– collecter une base de données deconférencières pour les différentstypes de conférences : conférencesde spécialistes, conférences « grandpublic de physicien(ne)s », confé-rences « grand public » et « public de collégien(ne)s et lycéen(ne)s »(pour l’obtenir, écrire à [email protected]) ;– proposer des femmes pour les prixde la SFP ;– augmenter la proportion de femmesdans les différents conseils et comi-

permettre d’améliorer progressive-ment l’équilibre.D’autres facteurs sont plutôt socié-taux : la répartition des tâches domes-tiques, par exemple, évolue très len-tement, et donc les femmes vont en moyenne moins en congrèspuisqu’elles ont en moyenne plusde responsabilités dans l’organisa-tion matérielle au sein du couple,auprès des enfants ou de parentsâgés. Un autre exemple : le fait queles femmes ressentent de manièreplus aigüe le compte à rebours de lafertilité les fait renoncer à se lancerdans une carrière où il est actuelle-ment presque impossible d’avoir unposte stable avant 35 ans. En effet,fonder une famille, prendre des congésde maternité et être en charge d’en-fants en bas âge est difficilementcompatible avec un emploi intéri-maire durant lequel il faut prouversa compétitivité avant des concoursextrêmement sélectifs. La prise encompte récente des naissances danscertaines compétitions (pour lesEuropean Research Council) est unprogrès intéressant.

il faut leur faire rencontrer des phy-siciennes accomplies et enthousiastesdans leur métier. Or les promotions,nominations à des postes de respon-sabilité, invitations à des congrès etnominations à des prix favorisentencore souvent les hommes. Cetteconstatation est vraie dans toutes lesdisciplines scientifiques et dans tousles établissements, mais surtout enphysique (voir encadré). Le « plafondde verre »1, invisible mais résistant,qui empêche les femmes d’atteindredes postes élevés, est bien connudans toutes les disciplines, mais il aun effet encore plus désastreux dansles disciplines réputées difficiles et abstraites, comme la physique.

Progressistes: Quelle est selon vous, l’ori -gine de ce déséquilibre ?Les facteurs à l’origine de cet état defait sont variés. Certains sont plutôtpsychologiques, comme les stéréo-types de genre qui jouent sur le com-portement des femmes (elles se met-tent moins en avant et sont moinssûres d’elles) et celui des collègueshommes, qui « oublient » les femmesquand ils mettent en place des comi-tés de sélection – pour les embauches,promotions, financements, confé-rences –, puis les comités aussi« oublient » les femmes lors de lasélection de personnalités. De plus,les choix sont faits sur des critèresadaptés au mode de travail deshommes : nombre de participationset d’invitations à des congrès, nom-bre de publications et leur facteurd’impact, chiffres qui sont tous reliésà la visibilité. C’est un cercle vicieux :moins de visibilité, donc moins d’in-vitations et de financements, doncencore moins de visibilité.Depuis quelques années, en partiesous l’impulsion des différentes enti-tés qui s’occupent de la place desfemmes, les règlements des diffé-rents organismes prônent une pro-portion minimale des genres dansles instances scientifiques, commedans le monde politique, ce qui devrait

Nos actions ont pour but d’améliorer lavisibilité des femmes en physique, de susciter laréflexion sur le sujet et de former un réseau defemmes physiciennes.“ “

L’égalité avec lesourrire : illustrationlors d’un colloquescientifique àStrasbourg.

ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR CNRS

MdCMaîtres

de conférences

Prof.Professeures

des universités

AM* SectionsCNU

CRChargées de

recherche

DRDirectrices de

rechercheAM Institut

Maths et informatique 26,4 % 14,5 % 2,18 s25-s27 13,8 % 15,3 % 0,89* INM

Physique de la matière + optique

28 % 12,8 % 2,6 s28+s30 23,1 % 16,7 % 1,5 INP

Physique : constituants élémentaires

23,5 % 8,8 % 3 s29 27 % 16,7 % 1,85 IN2P3

Chimie 42,8 % 21,3 % 2,78 s31-s33 36,7 % 23,1 % 1,93 INC

Biologie 53 % 24,6 % 3,42 s64-s69 49,5 % 29,1 % 2,39 INB

*AM (avantage masculin) : rapport des indices de parité (nombre de femmes/nombre d’hommes) entre les cadres Bet A; plus la valeur de AM est supérieure à 1, plus les femmes ont des difficultés à passer cadre A en comparaisonavec les hommes. On notera qu’en mathématiques les CR candidatent plus systématiquement comme professeursque dans les autres spécialités, ce qui explique les chiffres singuliers dans cet institut du CNRS. Il est plus juste deconsidérer les chiffres globaux CNRS + ES : 26 % de femmes pour le total B (MdC + CR) et 15 % de femmes pourle total A (prof. + DR), soit AM = 2,05.

ÉLÉMENTS DE STATISTIQUESSont présentés dans le tableau ci-après (Source : Filles et garçons sur le chemin de l’égalité de l’écoleà l’enseignement supérieur, http://cache.media.education.gouv.fr/file/2013/73/5/DEPP-filles-garcons-2013_243697_253735.pdf) les pourcentages de femmes dans les deux corps de chercheurs (-ses)pour l’enseignement supérieur, le CNRS et le CEA. Ces chiffres sont à rapprocher du pourcentage de fillespour la réussite au baccalauréat S, qui est de 47% et du fait que 32 % des filles et 26 % des garçonsadmis au baccalauréat scientifique (S) en 2011 l’ont obtenu avec une mention « bien » ou « très bien ».

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

tés de sélection (SFP, CoNRS, CNU, ANR2,Europe…) en encourageant les femmesà se présenter aux élections et à s’inscriredans les bases de données d’expert(e)s ;– demander aux différentes instances deprendre plus largement en compte dansles critères de sélection pour les embauches,les prix ou les promotions, les travaux devulgarisation (vers les scolaires ou le grandpublic), les actions au service de la col-lectivité, etc., souvent plus présents dansles CV des femmes ;– représenter la SFP à différentes confé-rences et structures internationales surl’égalité des genres (Women in Physicsde l’ International Union of Pure andApplied Physics, commission Femmes del’European Physical Society, etc.) ;– mettre en place un système de mento-rat (mettre en contact les femmes qui le demandent avec une interlocutriceplus expérimentée pour les aider lors deleurs évaluations, candidatures et reprisesd’activité après un congé de maternitéou de maladie, ainsi que pour les inci-ter à demander et/ou à accepter des responsabilités…) ;– aider les femmes à se déplacer pour par-ticiper à des conférences : encourager lesorganisateurs de conférences à prévoirdes modes de garde d’enfants accessiblesaux congressistes et/ou à créer une lignebudgétaire dédiée aux frais de garde – ce

qui a été obtenu pour certaines mani-festations aux États-Unis et en Europe,mais ce n’est qu’un début –, suggé-rer aux employeurs de prendre encompte ces frais dans les frais de mis-sion, mettre en place des boursespour les femmes pour participer àdes congrès internationaux ;– organiser des colloques « Femmeset Physique » d’une demi-journéependant les conférences SFP. Ces col-loques débutent par une conférencedonnée par une spécialiste du genre(psychologue3, sociologue4, par exem-ple) puis une table ronde permet àtous et à toutes de s’exprimer surune thématique en rapport avec laconférence.Ces actions sont un travail de longuehaleine. Nos actions sont concertéesavec les entités au sein des orga-nismes : mission pour la place desfemmes au CNRS, Conférence per-manente des chargé(e)s de missionÉgalité Diversité des établissementsd’enseignement supérieur et derecherche (CPED) et réseau ParitéDiversité Femmes (PDF) au CEA. Desactions sont mises en place dans lesorganismes: plan Égalité profession-nelle femmes-hommes au CNRS, laparité dans le mode de scrutin desélections des conseils des universi-

que les garçons, les filles choisissentdes filières perçues comme moinsprestigieuses. Un exemple flagrantde ce phénomène est le choix d’orien -tation fait par les adolescents à la findu collège. Lorsque les garçons sejugent très bons en français, 62 %choisissent la filière scientifique etseuls 10 % la filière littéraire. Pourles filles se jugeant très bonnes enfrançais, 30 % opteront pour une fi -lière littéraire et seules 38 % d’entreelles choisiront la filière scientifique.

Si, maintenant, on s’intéresse auxchoix d’orientation des élèves sejugeant très bons en mathématiques,on constate que 78 % des garçonschoisissent la filière scientifique, contre seulement 64 % de filles. C’estrespectivement 9 % et 20 % d’entreeux qui choisiront la filière généraleéconomique et sociale. Si aujour-d’hui la parité est quasi atteinte dansles classes de terminale S, il y a cepen-dant des différences importantesentre les spécialités du bac S : les

PAR AURÉLIE BIANCARELLI-LOPES*,

L’ORIENTATION GENRÉE AVANTL’ENTRÉE DANS LES ÉTUDESSUPÉRIEURESLes filles représentent un peu plusde 54 % des inscrits dans les lycéesgénéraux et technologiques, maissont très mal réparties dans les dif-férentes filières. Elles sont surreprésen-tées dans les filières littéraires, sani -taires et sociales. Alors qu’elles ontplus souvent de meilleurs résultats

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DOSSIER16 LE PROGRÈS AU FÉMININ

IMPACT DU PATRIARCAT SUR LES ÉTUDES SUPÉRIEURES DES FEMMES« Tu lis des thèses indigestes? Tu fais du calcul formel? Mais tu es une fille ! C’est dingue ! ». Jesuis une fille, j’aime la science et ma chambre était décorée avec des posters de Iouri Gagarine,de Valentina Terechkova et d’un décollage d’Ariane à Kourou. Je rêvais de devenir astrophysi-cienne, médecin ou ingénieur pour comprendre le monde, et même le rendre meilleur. Bref, deces rêves de petites filles souvent en opposition avec l’idée que l’on se fait de leur avenir.

tés de la loi Feltesse, et d’autres encore.Espérons que les évolutions serontplus rapides que jusqu’à présent,sinon il faudra cinquante ans pourarriver à la parité dans la recherche

en physique ! n

*VÉRONIQUE PIERRON-BOHNES est responsable de la commission Femmes et Physique de la Société française de physique.Entretien réalisé par Aurélie Biancarelli-Lopeset Hugo Pompougnac.

1. L’expression « plafond de verre » désigne lefait que, dans une structure hiérarchique, lesniveaux supérieurs sont plus difficilementaccessibles à certaines catégories depersonnes, ici les femmes.2. CoNRS: Comité national de la recherchescientifique du CNRS; CNU: Comité nationaldes universités ; ANR: Agence nationale de larecherche.3. Catherine Thinus-Blanc, directrice derecherche CNRS au laboratoire de psychologiecognitive, a abordé la question de l’impact desstéréotypes dans les sciences. Elle a évoqué,tests à l’appui, les stéréotypes sociaux ciblantnégativement les femmes et les mécanismesimplicites sous-jacents qui peuvent influencernos comportements à notre insu.4. Frédérique Pigeyre, professeure en sciencesde gestion à l’université Paris-Est Créteil, etMareva Sabatier, professeure en scienceséconomiques à l’université de Savoie, Annecy,ont présenté les carrières des physiciennes àl’université et les motifs d’inquiétude reliés.

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jeunes filles représentent 57 % desinscrits en spécialité sciences de lavie et de la Terre, contre 46 % enphysique-chimie, 38 % en mathé-matiques et 13 % en sciences del’ingénieur.

ET APRÈS LE BACCALAURÉAT?Dans les classes préparatoires scien -tifiques, économiques et littéraires,on retrouve le déséquilibre rencon-tré dans le secondaire. Si près de 42 %des inscrits sont des filles, 30 % lesont en sciences, 54 % en économieet 73 % en lettres. Le même phéno -mène s’observe dans les inscriptionsen licence (cursus LMD). Pour lessections de techniciens supérieurs,si la parité est atteinte dans l’ensem-ble, avec 51 % d’inscrites, les femmessont sous-représentées dans les fi -lières industrielles, étant à l’inversetrès présentes dans le secteur ter -tiaire. Mais le phénomène ne s’ar-rête pas à l’inscription : il perduretout au long de nos études !Si les femmes sont majoritaires enlicence et master (sauf dans les filiè -res scientifiques), ce n’est souventplus le cas lors de l’inscription endoctorat. Même dans les filières oùelles sont fortement représentées, lepourcentage de femmes inscrites endoctorat est toujours plus faible qu’enmaster. Mais si 56 % des docteurssont des docteures, seuls 39 % desdocteurs en sciences sont des femmes,avec les différences que l’on connaîtselon les disciplines.

LE MONDE DE LA RECHERCHE GENRÉELe rapport de 2013 sur la parité dansles métiers du CNRS met en avantles différences dans l’accession auxdifférents métiers. Parmi les person-nels permanents du CNRS, les femmesreprésentent moins de 50 % deschercheurs et des ingénieurs (30 %

et 40 % respectivement). En revanche,elles occupent plus de 60 % desemplois de techniciens. Ces chiffressont à peu près stables depuis 1999.Les carrières des femmes dans l’en-seignement supérieur et la recherche(ESR) sont également confrontéesau « plafond de verre ». Au CNRS, si37 % des chargés de recherche (CR)sont des femmes, elles ne sont plusque 27% à être directrices de recherche(DR). De surcroît, plus l’avancement

en grade se fait, plus le pourcentagede femmes présentes diminue. L’indiced’avantage masculin permet d’éva -luer sur plusieurs années l’évolutionde la situation. On peut constater(voir encadré) que, s’il diminuerégulièrement depuis quelquesannées, la parité n’est toujours pasatteinte et n’est pas près de l’être ! Àce rythme-là, elle ne le sera que danscinquante ans.La faible proportion de femmes dansl’ESR n’est pas qu’un symptôme del’orientation des jeunes femmes.C’est aussi une des causes de cetteorientation : sans modèle féminin,

il est souvent plus compliqué de s’en-gager dans ces carrières difficiles oùle mode de pensée masculin domine.Il faut donc aussi repenser les modesde fonctionnement de l’enseigne-ment supérieur et de la recherchepour laisser toute leur place auxfemmes.

L’INFLUENCE DES STÉRÉOTYPES SOCIAUXS’il existe des femmes scientifiquescélèbres, il faut reconnaître qu’ellesne sont pas majoritaires. Il est plutôtlargement admis que les femmes nesont pas destinées aux carrières scientifiques : c’est là un stéréotypesocial, c’est-à-dire une croyancepartagée à propos de carac té ristiquesassociées à certains groupes ou catégories sociales (rapporthommes/femmes, Noirs/ Blancs…).Au-delà des discriminations qui ysont associées, le stéréotype une fois intériorisé par les individus concernés va induire une baisse deleur estime et de leurs performan -ces. Sur cet aspect, les travaux dePascal Huguet et alii (publiés en 2007dans le Journal of EducationalPsychology) sont intéressants ; onretient en particulier un exerciceprésenté comme un test de géométrieou de dessin à deux groupes d’ado-lescents équivalents : dans le groupeauquel l’exercice est présenté commeun test de géométrie les garçons réus-sissent mieux ; à l’inverse, les fillesréussissent mieux là où l’exercice est

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Les femmespeuvent être tout

aussi passionnéespar la science que

les hommes,encore faut-il

qu’elles sel’autorisent.

L’INDICE D’AVANTAGE MASCULIN

Année 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013

Indiced’avantagemasculin

1,52 1,49 1,52 1,4 1,37 1,34 1,32

L’indice d’avantage masculin est défini comme le ratio de laproportion de directeurs de recherche parmi les chercheurs et la proportion de directrices de recherche parmi les chercheuses. La parité est pour un indice égal à 1.

Un exercice présenté comme un test de géométrie ou de dessin à deux groupesd’adolescents équivalents : dans le groupe auquel l’exercice est présenté comme un test de géométrie les garçons réussissent mieux ; àl’inverse, les filles réussissent mieux là où exerciceest présenté comme un test de dessin.

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Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

présenté comme un test de dessin.C’est donc dès le plus jeune âge quel’on doit lutter contre ces stéréotypespour que les filles et les garçons puis-sent faire leurs choix d’orientationen s’émancipant de ces préjugés.C’est un combat pour toutes et touspour l’égalité. Si la science a large-ment contribué à battre en brèche

la contribution des femmes… C’estun travail de fond qui est engagé pourque tous les rêves des petites fillespuissent se réaliser. n

*AURÉLIE BIANCARELLI-LOPES, membredu comité de rédaction de Progressistes, est docteure en science des matériaux et nanosciences.

ces stéréotypes, il faut noter l’impli-cation de nombreuses scientifiquesdans la bataille pour l’égalité dessexes. Les sociétés savantes se sontorganisées pour soutenir les carrièresdes femmes scientifiques avec lacréation de prix, la tenue de collo-ques, pour pousser les éditeurs demanuels scolaires à mettre en avant

ENTRETIEN AVEC MÉLISSA BITTON*,

Progressistes: Tout d'abord, pouvez-vousnous présenter votre parcours et ladémarche qui a été la votre pour ce con-cours ?Je suis en première année à l’EIDD(École d’ingénieur de l’universitéDenis-Diderot), au campus de l’uni -versité Paris-VII, en spécialité archi-tectures des systèmes physiques.Cette spécialité est orientée vers lessystèmes complexes, c’est-à-direceux que l’on retrouve dans lesdomaines de télécommunicationsou des transports. Avant cela, j’aisuivi pendant deux ans une classepréparatoire pour avoir le temps deréfléchir à l’école que je souhaitaisintégrer par concours. Après le bac,

il m’était difficile d’avoir une idéecertaine de ce que je voulais faire,car beaucoup de matières ne sontpas abordées en lycée, comme l’in-formatique, par exemple. Et parfois,celles que l’on abordait l’étaient demanière trop peu concrète pour êtreconsidérées comme la base d’unfutur métier.

C’est aussi pourquoi j’ai participé àce concours : les sciences en généralsont mal aimées au collège et aulycée, elles ne sont pas bien trans-mises. On oublie trop souvent qu’ellessont un outil et non un but. En présen-

DOSSIER18

On oublie trop souvent que les sciencessont un outil et non un but. “

LE PROGRÈS AU FÉMININ

DE JEUNES FEMMES À L’ASSAUT DES SCIENCES ET DES TECHNIQUESLe concours To-Elles, en partenariat avec GDF Suez, Talents Optimistes etFemmes & Sciences, a vocation à valoriser les enjeux scientifiques et tech-niques contemporains auprès des nouvelles générations, et en particulierauprès des jeunes femmes. Il s’agit de présenter un projet alliant exigencede la recherche scientifique et pédagogie du contact avec les lycéens.

Pascal Huguet, Isabelle Régner et alii, Journal of Educational Psychology, 2007. Selon que l’on présente un même exercice commeun test de dessin ou de géométrie, les garçons et les filles obtiennent des résultats significativement différents.

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tant la supraconductivité aux lycéens,nous avons voulu leur montrer quemême quelque chose qui peut sem-bler compliqué au premier abordpeut être vulgarisé et se révéler ludique,intéressant et très concret. Grâce auxexpériences que nous avons effec-tuées et filmées au laboratoire dulycée Condorcet, nous leur avonsmontré quelques applications de lasupraconductivité. Et quoi de mieuxque la lévitation pour éveiller lacuriosité des jeunes ?

Progressistes: Qu'est-ce que la supraconductivité ?À très basse température, les pro-priétés électriques et magnétiquesde certains matériaux changent ra -dicalement. Ils deviennent supra-

conducteurs : ils n’opposent plusaucune résistance au passage ducourant électrique et expulsent leschamps magnétiques. Ainsi, lorsqu’onen place un dans de l’azote liquide(– 196 °C) et que l’on dispose unaimant au-dessus, il devient supra-conducteur et « piège » le champ

magnétique de l’aimant, en le faisantléviter au-dessus de lui.Après avoir vulgarisé et expliqué sonfonctionnement aux lycéens, on leura présenté les applications possibles,telles que l’IRM, le Magsurf, etc.L’avantage certain de cette techno -logie est la vitesse et la sûreté, pourle Maglev au Japon, par exemple.C’est un train qui ne peut pas déraillerdu fait de ce phénomène, et commeil lévite au-dessus des rails, il n’y aaucun frottement. Sa vitesse peutatteindre 602 km/h, un record ! Pourfreiner, il utilise des électroaimants.Cela peut être une solution écologique,pour parcourir de très grandes dis-tances. Je suis convaincue qu’enprésentant la science sous un angleconcret et passionné, on créerait plusde vocations chez les jeunes.

Progressistes: Que retenez-vous de cetteexpérience, pour ce qui est de la placedes femmes dans le monde scientifique ?Évidemment, nous avons beaucoupappris de ce concours To-Elles : com-ment mener un projet, vulgarisernos connaissances, faire des expé -riences, se créer un réseau profes-sionnel, etc. Notre approche était delier le monde de la recherche, de l’en-seignement aux professionnels. Ona aussi constaté, à travers notredémarche, qu’il y avait peu de jeunesfemmes dans le domaine scientifique,à commencer parmi les élèves dusecondaire. On a fait quelques sta-tistiques sur ceux que nous avons

rencontrés, et il s’avère qu’il y a plusde garçons que de filles en S, carcelles qui choisissent cette filière lefont parce qu’elles sont sûres devouloir aller dans un domaine post-bac qui nécessite d’avoir fait S, lesautres s’autocensurent. Les garçons,quant à eux, y vont plus dans l’op-tique de ne se fermer aucune porte,peu importe ce qu’ils comptent choisircomme débouché.Actuellement, dans un souci de pa -rité, on ne compte plus les grandesentreprises qui font la promotion dunombre de femmes dans leur per-sonnel, c’est la mode !Cependant, en y prêtant un peu plusd’attention, on remarque rapidementqu’elles sont certes dans des domainestrès scientifiques, mais que pour laplupart elles y assurent des tâchesadministratives. Avoir une égalité re -lative des sexes dans une entreprise,même si elle n’est pas stricte, me sem-ble normal ; en faire la promotionn’est pas un atout comme on tend ànous le faire croire. D’ailleurs, à notreéchelle, j’ai noté qu’à Condorcet laparité était respectée.La seule chose que j’ai déplorée dansce concours fut le manque de suivide la part des organisateurs, à croireque tout ce qui importait était lapublicité. n

*MÉLISSA BITTON est lauréate du concours To-Elles et étudiante en première année à l’EIDD.

À très basse température, les propriétés électriqueset magnétiques de certains matériaux changentradicalement. Ce type d’expérience éveille demanière ludique l’intérêt des élèves pour la science,avec des applications spectaculaires : le Maglev,train à suspension magnétique japonais, peutatteindre 602 km/h depuis avril 2015.

Celles qui choisissent cette filière le fontparce qu’elles sont sûres de vouloir aller dans un domaine postbac qui nécessite d’avoir fait S,les autres s’autocensurent. Les garçons, quant àeux, y vont plus dans l’optique de ne se fermeraucune porte, peu importe ce qu’ils comptentchoisir comme débouché.

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PAR LAURENCE COHEN*,

u moment où toutes les crisess’exacerbent, où la situationpolitique que nous vivons

est inédite, aborder la question dela division du travail avec des« lunettes féministes » paraît anec-dotique. Et pourtant, les femmessont au cœur de la double exploita-tion de classe et de sexe. La répar-tition des rôles entre femmes ethommes dans la sphère publiquecomme dans la sphère privée conforte un modèle de société quis’appuie sur deux systèmes d’ex-ploitation, d’oppression : le systèmecapitaliste et le patriarcat.

UNE DIVISION DU TRAVAILARCHAÏQUEIl en est ainsi de la division du tra-vail au sein de la famille, qui est illus-trée, lui conférant force de modèlesinon d’évidence, par de nombreuxsupports de communication : affi -ches publicitaires, livres, programmesscolaires, films… Les mamans entre-tiennent le foyer, prennent soin desenfants et sont disponibles pour leursépoux; les papas apportent un salaire,bricolent et, surtout, prennent lesdécisions. Contrairement à ce quelaisse penser un certain discourslénifiant dans les médias, la « maininvisible du marché » n’a pas régléce problème au seuil du XXIe siècle :en 2015, les femmes assument tou-jours 80 % des tâches ménagères,elles forment l’écrasante majoritédes parents au foyer, elles constituent,selon une étude de l’INSEE de 2011,85 % des parents des familles mono-parentales, et la moitié d’entre ellessuspendent leur activité profession-nelle à l’arrivée d’un enfant.La division du travail à l’entrepriseépouse les contours de la famille :les femmes y sont assignées à destâches de mère valorisant leurs com-pétences « naturelles », les hommes

à des tâches de père valorisant leurscompétences techniques. Ainsi, 48 %des femmes occupant un emploisont concentrées dans quatre secteursd’activité – santé et services sociaux,éducation, administration publique,commerce de détail – sur les vingt-quatre que compte le pays.De plus, la dimension technique desmétiers dits « féminins » est soigneuse-ment niée, et ils sont maintenus au bas de l’échelle. C’est, par exem-ple, le cas des infirmières, dont lestrois années d’études sont consi -dérées comme un bac + 2 dans lesconventions collectives, ou encoredes contrats à temps partiel, générale-ment précaires et vidés de respons-abilités, dont 80 % des titulaires sontdes femmes. La « main invisible dumarché » n’a pas dépassé la divisiondu travail entre les hommes et lesfemmes. On peut même dire qu’ellela fabrique.Assignées au foyer et traitées, le plussouvent, comme des forces d’ap-point à l’entreprise, les femmes sontau cœur d’une division du travail

plus large encore : non seulementau sein de la famille et au sein del’entreprise, mais aussi entre la familleet l’entreprise. On attend d’ellesqu’elles produisent et reproduisentau foyer, en assurant repas, soins,éducation, la force de travail queleurs époux, leurs enfants et elles-mêmes iront mettre à la dispositiond’un employeur. Cette répartitiondes rôles entre les femmes et leshommes est le moteur dont le sys-tème tire toute sa force.

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LE TRAVAIL DES FEMMES ET SON HORIZON RÉVOLUTIONNAIRELe travail des femmes, dans tous les domaines de la vie économique etsociale, appelle à changer radicalement le mode de production et d’échangequi préside à la destinée de notre pays.

LE PROGRÈS AU FÉMININ

A48 % des femmes occupant un emploisont concentrées dans quatre secteursd’activité – santé et services sociaux,éducation, administration publique,commerce de détail – sur les vingt-quatre que compte le pays.

À l’intérieur desfoyers, les femmescontinuent à devoireffectuer la majeurepartie des tâchesménagères. Ellesreprésententégalement 85 %des famillesmonoparentales.

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LA VOIE DU PROGRÈS EST GRANDE OUVERTEC’est pourquoi la mondialisation ducapitalisme et les défis qu’elle sus-cite accentuent en même temps lesexigences qui pèsent sur les femmesà l’entreprise et au foyer. Si on penseà l’allongement de la vie par exem-ple, ce sont les femmes qui sont sol-licitées pour s’occuper des parentset beaux-parents âgés, suppléant

ainsi la carence entretenue des ser -vices publics. De la même manière,les progrès professionnels et indus-triels de nos sociétés nécessitent dessalarié(e)s mieux qualifié(e)s, avecdavantage de responsabilités. Cela

pose la question de la formation, del’avancement professionnel, dessalaires… autant de sujets où les iné-galités entre les femmes et les hommessont tenaces malgré les textes de loiet les vœux pieux. Aujourd’hui, nonseulement les inégalités profession-nelles perdurent mais les inégalitésentre les femmes elles-mêmes secreusent. C’est la confirmation, s’ilen était besoin, de la nécessité deporter un projet « féministe-lutte desclasses » pour transformer la société.C’est en cela que les revendicationsportées par les femmes sont uni-verselles et qu’elles tirent l’ensem-ble des sociétés vers l’émancipationhumaine.Car si les femmes sont en premièreligne de toutes les divisions du tra-vail, elles le sont aussi dans le com-bat pour les abolir. C’est le sens,notamment, de la revendicationféministe pour en finir avec la dou-ble journée de travail. Cette exigenceporte en elle, en effet, tous les grands

combats révolutionnaires qui sontà l’ordre du jour, du partage des tâ -ches et des décisions dans la familleà la baisse du temps de travail heb-domadaire sans perte de salaire, d’unvéritable service public de la petiteenfance à la prise de pouvoir dessalarié(e)s à l’entreprise.C’est pourquoi, dans un contexte oùles luttes sont difficiles, il est essen-tiel de promouvoir les succès rem-portés par les femmes de chambrede grands hôtels parisiens, ou encoreles coiffeuses du 57, boulevard deStrasbourg, à Paris… Et d’en tirertoutes les leçons. Il n’est pas exagéréde penser que ce sont les femmesqui peuvent révolutionner le travail.n

*LAURENCE COHEN est responsablenationale du PCF aux droits des femmes et au féminisme.

PAR CAROLINE BARDOT*,

UNE RÉALITÉ MASSIVELes violences que nous abordonsconstituent une réalité massive, quifrappe principalement les femmes,mais aussi une réalité trop souventinvisible. On peut faire de nombreuxparallèles entre les violences faitesaux femmes dans le cadre conjugalet au travail : dépendance écono-mique, isolement, risque de repré-sailles…Un sondage Ifop-Défenseur des droitsde mars 2014 révèle que 20 % desfemmes ont subi du harcèlement

sexuel sur leur lieu de travail au coursde leur carrière. Cette proportionn’a, hélas, pas baissé en vingt-troisans, puisqu’elles étaient 19 % à sedéclarer victimes en 1991, date de ladernière enquête réalisée en Francesur ce sujet.Aujourd’hui réalité malheureuse-ment massive, sans impliquer néces-sairement une relation de subordi-nation entre la victime et l’auteur duharcèlement, les cas de violencesexuelle au travail ne se réduisentpas au harcèlement sexuel.Les formes de violence sexuelle ousexiste au travail sont multiples :

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Les revendicationsportées par les femmes sontuniverselles et elles tirentl’ensemble des sociétés versl’émancipation humaine.“ “

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VIOLENCES SEXUELLES ET SEXISTES AU TRAVAILDans le monde du travail, les femmes sont victimes des mêmes violencesqu’à l’extérieur du travail, et notamment de violences sexistes et sexuelles.Ainsi, 8 % des agressions sexuelles et 25 % des gestes déplacés sont com-mis sur le lieu de travail ou d’étude. Plus largement, 80 % des femmes sala-riées considèrent qu’elles sont régulièrement confrontées à des attitudes oudécisions sexistes1.

Les harcèlements et agressions sexuelssur les lieux de travail ont souvent de graves conséquences sur le moral, la confiance et la santé des victimes.Autour, le silence des témoins estsouvent de mise.

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agissement sexiste, harcèlementsexuel, agression sexuelle, viol… Celapeut se caractériser par des imagespornographiques, des propos oucourriels dégradants à caractèresexuel, des propos ou comporte-ments ouvertement sexistes, grivoisou obscènes, de mimes sexuels, desintrusions dans l’intimité des sala-riées, de chantage ou de sollicitationsexuelle, d’attouchements ou depénétration imposée… Pour les troisquarts des femmes actives qui s’es-timent victimes de harcèlement sexuelau travail, il s’agit de gestes ou depropos à connotation sexuelle répé-tés malgré leur absence de consen-tement. Dans 40 % des cas, c’est uncollègue sans lien hiérarchique quiest à l’origine du harcèlement, dans18 % un supérieur hiérarchique etdans 22 % le patron ou l’employeur.

REFLET D’UNE SOCIÉTÉPATRIARCALE ET DE LADOMINATION DE CLASSEComme l’analyse si justementl’Association européenne contre lesviolences faites aux femmes au tra-vail (AVFT), ces actes ont en com-mun d’assujettir les personnes visées,notamment les femmes, de les déva-loriser et d’être commis dans le cadred’un rapport de pouvoir dans lequels’additionne l’exercice dévoyé de lasupériorité hiérarchique et de privi-lèges sexuels masculins, qui ne s’ar-rêtent pas à la porte de l’entreprise.

Autrement dit, les violences sexuelleset sexistes au travail sont le doublereflet de la société patriarcale et dela domination de classe.Le fait que les femmes placées dansune situation d’emploi précaire oud’isolement sont plus exposées auxsituations de harcèlement sexuel l’at-teste. Ainsi, dans trois cas de harcè-lement sur dix, les femmes victimesdéclarent qu’elles se trouvaient dansune situation d’emploi précaire.

Il ne faut pas minimiser les consé-quences de ces violences. La psy-chodynamique du travail a permisde mettre en évidence les liens entreun milieu de travail marqué par l’hos-tilité et une dégradation de la santé,en ceci que les comportements hos-tiles, en niant la dignité de la per-sonne et/ou la qualité du travail, por-tent fortement atteinte au sentimentde sa valeur, à l’estime de soi.Ainsi, un tiers des victimes ont subides conséquences sur leur santé ouleur mental. Le médecin psychiatreMarie-France Hirigoyen précise bienque « c’est la répétition des vexations,des humiliations, sans aucun effortpour les nuancer, qui constitue le phé-nomène destructeur. L’entourage pro-fessionnel, par lâcheté, égoïsme oupar peur, préfère se tenir à l’écart ».Elle souligne que le harcèlementsexuel reste marqué par la loi dusilence et que cela est dû à la tolé-rance culturelle face au comporte-ment des harceleurs.

UNE DÉFINITION PÉNALE DU HARCÈLEMENT SEXUEL ET DES AGISSEMENTS SEXISTESFaisant suite à l’élaboration progres-sive, dès 1986, dans le droit commu-nautaire de la notion de harcèlementsexuel dans le monde du travail, lelégislateur en France a introduit en1992 le délit de harcèlement sexueldans le Code pénal. Cela ne s’est pasfait sans débat, notamment de la partde certains parlementaires ou mem-

bres du gouvernement, dont MichelSapin, qui estimaient que les textesexistants suffisaient en la matière etqu’un texte spécifique n’était pasnécessaire.Le harcèlement sexuel est définicomme le fait soit d’imposer à unepersonne, de façon répétée, des pro-pos ou comportements à connota-tion sexuelle qui portent atteinte àsa dignité en raison de leur carac-tère dégradant ou humiliant, soit decréer à son encontre une situationintimidante, hostile ou offensante.Il en résulte que sont considéréscomme des actes de harcèlementsexuel des actes répétés, qui inter-viennent dans le cadre profession-nel mais sans qu’il soit nécessaireque le harcèlement ait déjà causé undommage au salarié. Il suffit que lasituation soit susceptible de porteratteinte à ses droits, à sa dignité oud’altérer sa santé physique ou men-tale. Ainsi, une décision récente dela Cour de cassation2 a établi quedéclarer sa flamme avec insistanceet lourdeur à une collègue de travailétait constitutif de harcèlement sexuel.

LA RECONNAISSANCE DUHARCÈLEMENT ENVIRONNEMENTALET SES CONSÉQUENCESUne décision récente d’un conseildes prud’hommes a jugé que la seuleatmosphère de travail hostile quiprovoquait le malaise de la salariéequi avait saisi cette instance suffi-sait à caractériser le harcèlement

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LE PROGRÈS AU FÉMININ

Dans notresociété patriarcaleet de classes, la dominationsexuelle estutilisée comme un instrumentdans la lutte pour le pouvoir.

Ces actes ont en commun d’assujettirles personnes visées, notamment les femmes,de les dévaloriser et d’être commis dans le cadre d’un rapport de pouvoir dans lequels’additionne l’exercice dévoyé de la supérioritéhiérarchique et de privilèges sexuelsmasculins.

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sexuel dans le cadre professionnel.Il s’agit là d’un tournant importantdans la reconnaissance du harcèle-ment environnemental.

Le harcèlement moral et sexuel consti-tue un délit sanctionné pénalementet un comportement prohibé par leCode du travail. En droit du travail,l’employeur est tenu envers ses sala-riés d’une obligation de sécurité derésultat en matière de protection dela santé et de la sécurité des travail-leurs dans l’entreprise, et notam-ment en matière de harcèlement.Autrement dit, l’employeur doit pré-venir les agissements de harcèle-ment au sein de l’entreprise, et cequels que soient les liens entre l’au-teur et la victime. Pour autant, l’en-quête Ifop-Défenseur des droits sus-mentionnée révèle que la grandemajorité des employeurs n’a pas misen place d’actions de préventioncontre le harcèlement sexuel (82 %).

PORTER PLAINTE, UN PARCOURS D’OBSTACLESDe même, il n’est pas acceptable que,pour diverses raisons, liées souventà la peur, 69 % des femmes activesvictimes de harcèlement n’aient pasporté la situation à la connaissancede la direction de leur entreprise oude leur administration ; et lorsqu’elles

l’ont fait, 40 % estiment que l’affaires’est terminée à leur détriment.À noter, la loi Rebsamen du 17 août2015 a fait entrer dans le Code dutravail la notion d’agissement sexiste,défini comme tout agissement lié ausexe d’une personne, ayant pourobjet ou pour effet de porter atteinteà sa dignité ou de créer un environ-nement intimidant, hostile, dégra-dant, humiliant ou offensant.Pour autant, même si les faits de har-cèlement sont sanctionnés pénale-ment, le nombre de situations deharcèlement sexuel au travail qui ontété portées devant la justice demeure

marginal. Ainsi, il est estimé que seuls5 % des cas évoqués ont fait l’objetd’un procès devant un tribunal etque 90 % des plaintes sont classéessans suite. Un rapport présenté àl’Assemblée nationale en 2012 signalemême que « ces chiffres montrentbien que porter plainte pour harcè-lement sexuel constitue un vrai par-cours d’obstacles. La durée moyennedes procédures est très longue : le délaimoyen entre les faits les plus récentset la date du jugement en première

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instance est de 27 mois et la ténacitéde la plaignante est indispensable ».C’est reconnaître que, en dépit de laréécriture du délit de harcèlementsexuel en 2012, la justice échoue àfaire justice aux victimes.Aussi, les dispositions pénales et leCode du travail doivent continuer àêtre réformés. Il faut rappeler qu’enjuillet 2014 il avait été voté une « indem-nisation plancher » équivalente àdouze mois de salaire ainsi que le ver-sement des salaires entre le momentde la rupture du contrat de travail etle jugement définitif en cas de har-cèlement moral. Or ces dispositionsfavorables aux victimes et permet-tant de responsabiliser les employeursont été abrogées par le Conseil consti-tutionnel pour des questions de pro-cédure législative. Elles n’ont jamaisété reprises par la suite.Le harcèlement sexuel et les agisse-ments sexistes sont autant de vio-lences faites le plus souvent auxfemmes, violences assises sur desrapports de domination et d’intimi-dation. En ce sens, elles sont incom-patibles avec une société fondée surle respect de l’autre et sur l’égalitéentre les femmes et les hommes.n

*CAROLINE BARDOT est juriste du travail.

1. Selon un rapport du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle entre les femmeset les hommes rendu en mars 2015.2. Blog d’Éric Rochblave, avocat au barreaude Montpellier http://rocheblave.com/avocats/harcelementsexuel/).

Un tiers des victimes ont subi desconséquences sur leur santé ou leur mental. “

69 % des femmes actives victimes de harcèlement n’ont pas porté la situation à laconnaissance de la direction de leur entrepriseou de leur administration ; et lorsqu’elles l’ontfait, 40 % estiment que l’affaire s’est terminée à leur détriment.

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POLITIQUE DES JEUX VIDÉO ET DES LOISIRS NUMÉRIQUESDe l’affaire Merah au Gamergate, les jeux vidéo sont régulièrement au pre-mier plan des débats concernant les conséquences politiques, sociales etidéologiques de la révolution numérique. Dans la période récente, c’est laplace des femmes dans les jeux, mais pas seulement, qui a fait la une…

ments : la production des jeux vidéoet les professions qui y sont ratta-chées, leurs contenus, les campagnesde publicité dont ils font l’objet, cequi est produit sur les jeux vidéo(presse, littérature, documentaires,films…), ou encore leur pratique.Ainsi, on peut s’intéresser aux repré-sentations à l’œuvre dans ces médias:

ENTRETIEN AVEC MARION COVILLE*,

Progressistes: Le sexisme décelé dansles jeux vidéo fait régulièrement la une.De quoi parle-t-on en réalité ?Lorsque l’on s’intéresse au sexismeou, plus généralement, aux problé-matiques de genre dans les jeux vidéo,on peut distinguer différents élé-

Le sexisme dans l’industrie du jeu vidéoa pris une forme radicale à l’occasion duGamergate, qui a vu une développeuse,Zoe Quinn, massivement et brutalementharcelée par des groupes d’anonymes.

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représentation des personnages, nar-ration, manière dont un gameplayet les actions disponibles ou nonpeuvent participer à construire desrapports sociaux de genre… ou encoreaux usages de ces jeux et à la récep-tion de leurs contenus par celles etceux qui les pratiquent. C’est le décou-page proposé dans le récent ouvragecollectif Genre et jeux vidéo, dirigépar Fanny Lignon. Concernant lapratique du jeu vidéo, on peut citerle travail de thèse de Jessica Soler-Benonie sur la pratique des MMORPGpar les femmes, ou encore l’étuderécente d’Adrienne Shaw et sonouvrage Gaming at the Edge, qui traitede l’identification ou non au terme« gamer » par des groupes sociauxmarginalisés et peu ou mal repré-sentés dans ces jeux vidéo.D’autres chercheurs (-ses) se sontpenché(e)s sur les professions et leslieux liés à la production des jeuxvidéo. Mia Consalvo a travaillé surla présence des femmes dans ce sec-teur en étudiant les conditions detravail, et plus particulièrement lecrunch time, ces périodes de travailintensif où les heures ne sont pluscomptées. Elle montre que la « pas-sion » (un trait souvent mis en avantdans les biographies de créateurs)est une composante importante del’idéologie professionnelle du jeuvidéo : critère de recrutement cou-rant, elle légitime aussi des condi-tions de travail difficiles. La passionest utilisée à la fois pour maintenirdes procédures de production et pourconstituer l’image du travailleur idéal.Nick Dyer-Witheford et Greig dePeuter se sont aussi penchés sur cesconditions de travail dans les stu-

dios de jeux vidéo. Ils montrent com-ment ce travail intensif est soutenuet rendu possible par un travail « desoin », invisible et non rémunéré,généralement assuré par des femmes.Robin Johnson, qui s’est intéressé àla production dans les studios de jeuvidéo, montre lui aussi que la thé-matique de la « passion » se retrouveau cœur de l’organisation du travail :en se penchant sur le travail en équipedans un studio de jeux vidéo, il constateque ce travail semble plus efficientlorsque les employés partagent lamême identité de joueur et la mêmepratique des jeux vidéo (investisse-ment, goûts). L’auteur note que lacommunauté de testeurs chargésd’expérimenter les prototypes pourl’amélioration du jeu est elle aussichoisie sur sa passion et son inves-tissement : des passionnés travail-lent pour d’autres passionnés. AphraKerr, elle, s’est intéressée à la concep-tion des jeux vidéo, plus précisémentà la manière dont sont représentésles usagers au cours de la concep-tion, et aux biais de genre qui exis-tent dans ce processus. Elle montre,par exemple, qu’en jugeant leursgoûts et leurs préférences « repré-sentatifs » du public visé les concep-teurs privilégient des identités trèsproches des leurs.Nina Huntemann explore quant àelle les moments de la productionque l’on n’interroge pratiquementjamais. Si la plupart des études seconcentrent sur la création de contenuet sur l’absence de femmes dans cesecteur, elles montrent qu’elles sontprésentes dans d’autres étapes de laproduction : en fin de chaîne, elles

occupent les postes dans le domainede la communication et du marke-ting ; en début de production, ellesassurent l’assemblage des compo-sants électroniques nécessaires à laproduction des consoles de jeux, desemplois où sont largement repré-sentées les femmes non blanches.

La plupart de ces activités sont oubliéesdes études, car elles ne sont pas for-cément perçues comme faisant par-tie du monde du jeu vidéo ; ce quesoutient Nina Huntemann, c’est que cet oubli donne aux femmes une position encore plus précaire etinvisible. La recherche de NinaHuntemann permet également d’étu-dier des rapports sociaux de genre,mais aussi de « race » et de classe, untravail qu’assure également la cher-cheuse Lisa Nakamura.Bien évidemment, cette liste n’estpas exhaustive, mais voilà un aperçude ce que peut couvrir la recherche,dès lors qu’il s’agit d’interroger lesrapports sociaux de genre dans lesjeux vidéo.

Progressistes: Les polémiques mettanten cause les jeux vidéo en disent longsur notre société et son rapport à la tech-nique. Les spécificités, et en particulierles spécificités techniques des jeux vidéo(immersion, identification…), ne renfor-cent-elles pas les messages qu’ils véhi-culent ?Le dispositif technique du jeu vidéotout comme celui du cinéma, quireposent sur une immersion sonoreet visuelle, ont été l’un comme l’au-tre l’objet de craintes quant à unepossible « déconnexion du réel ». Deplus, on reproche parfois à ces dis-positifs l’immobilité corporelle qu’ilsentraîneraient (et, en même temps,la répétition de gestes, pour le jeuvidéo) : observée de l’extérieur, cetteposture du corps est souvent asso-ciée à l’idée d’une passivité du spec-tateur ou du joueur.Pour saisir et étudier les représenta-tions à l’œuvre dans les jeux vidéo,tout comme les usages de ces mêmesjeux, il est important de s’éloigner etd’une vision déterministe des tech-nologies et de l’idée que les médiasauraient des effets directs sur lesspectateurs. Une vision déterministetend à considérer qu’une techno -logie pourrait bouleverser à elle seule(généralement dans un sens néga-tif ) les usages et les modes de vie.C’est une représentation assez cou-rante dès lors que l’on parle des smart-phones ou des réseaux sociaux, parexemple. Cette idée conférerait unesorte de pouvoir tout puissant à unetechnique, en oubliant qu’autour ilexiste un contexte, des individus, des

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Mia Consalvo montre que la «passion»[...] est une composante importante del’idéologie professionnelle du jeu vidéo : critèrede recrutement courant, elle légitime aussi desconditions de travail difficiles.“ “

LE PROGRÈS AU FÉMININ

Comme un certainnombred’innovationstechniques, lesjeux vidéo sontrégulièrementdésignés commeles principauxresponsables desmaux du siècle :violence,cynisme… et sexisme.

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usages, des sociabilités… Pour résu-mer, nous sommes acteurs de nosusages, et notre situation est loin decette idée selon laquelle nous serionstout simplement happés et soumisà une technologie. Il est donc impor-tant de s’éloigner de l’idée selonlaquelle on « goberait » un message,un stéréotype ou une représentationdès lors qu’on tient la manette. C’estvalable pour l’ensemble des médias.Depuis des décennies, les chercheurs(-ses) s’intéressent précisément à ceque nous faisons lorsque nous regar-dons la télévision ou lorsque nousjouons. Ils observent les usages, inter-rogent les publics, pour comprendrece qu’ils font, le sens qu’ils donnentà leurs activités, aux objets qu’ils uti-lisent… En soulignant que la récep-tion d’un média est bien une acti-vité, ces études ont souligné le rôleactif des publics, jusqu’ici perçuscomme passifs. Stuart Hall, un cher-cheur central pour les cultural stu-dies et la sociologie des médias, a misen valeur le fait qu’il n’existait pas decorrespondance exacte entre, d’unepart, le discours émis lors de la pro-duction d’un média et, d’autre part,les interprétations et usages qu’enfont les publics lors de sa réception.Cependant, on voit toujours cetteidée des « effets directs » apparaîtreçà et là, notamment dans la presse,lorsqu’il s’agit de traiter, par exem-ple, de la violence dans les jeux vidéo,mais qui peut concerner aussi lesmangas, les jeux de rôle, les sériestélévisées… Bref, de nombreux objetsde la culture populaire. On remarqued’ailleurs que cela s’accompagne

généralement d’un certain mépris,en particulier de classe : selon cesdiscours, les effets directs des médiasconcerneraient avant tout certainespopulations (que l’on retrouve par-fois sous le terme « les plus fragiles »).Elles sont opposées à d’autres popu-lations qui disposeraient des moyensnécessaires pour ne pas s’y laisserprendre, et jouer tout en portant unregard critique sur ces représenta-tions. Ces discours réservent alorsle rôle « actif » de réception à cer-taines populations (généralementdiplômées et aux conditions écono-miques confortables), et en définis-sent d’autres comme « passives » enniant leur capacité à effectuer cetteactivité de réception.

Progressistes: Comment expliquer queles jeux vidéo – et les activités informa-tiques en général – soient spontanémentassociés à des usagers masculins ?Comme je l’ai déjà mentionné, lorsquel’on parle de jeux vidéo, on peut sepencher sur des contenus, sur leurconception et les professions qui ysont rattachées, sur des objets et destechnologies, sur leurs usages, sur

des campagnes de publicité… C’estdonc un sujet très vaste qui ne peutbien évidemment pas se satisfaired’une seule explication. Néanmoins,

on peut relever quelques élémentsde réponse dans les études conduitessur ces domaines.Par exemple, des chercheurs (-ses)ont interrogé la représentation desactivités liées aux nouvelles techno-logies, et en particulier l’informa-tique, notamment dans le champ del’analyse féministe des technologies.La représentation de ces domainesd’activité est généralement très liéeà des valeurs comme les compétencestechniques, la maîtrise des techno-logies ou encore la mise en scène deces habiletés techniques, des valeursgénéralement perçues comme « mas-culines ». Plus récemment, dans ledomaine des jeux vidéo, JonathanDovey et Helen Kennedy ont mis aujour la manière dont les concepteursde jeu décrivent leur identité en rela-tion avec leur activité profession-nelle. Ils identifient deux figures, déjàidentifiées dans les cultures liées àl’informatique en général, qui par-courent tant les ouvrages historiquessur le jeu vidéo que les récits des créa-teurs interrogés: le hacker et le cyborg,fortement liées elles aussi à des com-pétences techniques et à une fortemaîtrise des technologies. Commeje l’ai mentionné aussi, au cours dela conception d’un produit les concep-teurs vont aussi parfois se représen-ter en tant que futurs usagers. Ilsconfèrent alors à cet usager imagi-naire leurs caractéristiques en termesd’identité, de goûts et de compé-tences, ce qui participe à genrer lesusages imaginés.On peut aussi citer les ouvrages fran-çais sur l’histoire des jeux vidéo ou

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Nous sommes acteurs de nos usages, etnotre situation est loin de cette idée selonlaquelle nous serions tout simplement happés etsoumis à une technologie. “ “

Alors même qu’il y a autant de joueuses que de joueurs, les jeuxvidéo – comme les activitésinformatiques engénéral – restentassociés à unimaginairemasculin.

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les biographies des créateurs, ces« pères fondateurs », les documen-taires ou encore les remises de prix :en participant à l’écriture de l’his-toire de ce domaine, ces activitésparticipent à sélectionner ce qui estmis en valeur et représenté, et ce quine l’est pas.Et puis, on peut aussi parler de lamanière dont les jeux vidéo vont êtreprésentés, dans les campagnes depublicité notamment. Celles-ci peu-vent cibler un public beaucoup plusrestreint que ne le fait le jeu lui-même.Je pense ici au premier Tomb Raider.Même si Lara Croft demeure ambi-valente et qu’elle est également cri-tiquée, elle est aussi une héroïne plé-biscitée par les femmes. Cependant,certaines publicités ont présentél’héroïne uniquement à destinationd’un regard masculin et hétérosexuel.C’est le cas d’une campagne où l’imagede Lara Croft était placée dans lestoilettes pour hommes, et d’une publi-cité qui indiquait que l’on pouvaittourner l’héroïne « dans tous lessens » : il était demandé au specta-teur s’il pouvait en faire autant avecsa copine.Mais les femmes ne sont pas le seulgroupe social à se trouver à la margede ces représentations: le genre n’estpas le seul rapport à prendre encompte dans nos analyses, sous peinede laisser de côté, entre autres, lareprésentation des personnes nonblanches ou encore la représenta-tion des sexualités.

Progressistes: Selon vous, quelles initia-tives, d’ores et déjà engagées ou à pren-dre demain, peuvent faire grandir les exi-gences d’égalité et de respect dans lesjeux et autour des jeux?Du côté des questions de genre, larecherche se penche de plus en plussur le sujet, des colloques et des publi-cations leur sont consacrés; on retrouvele thème régulièrement traité dansla presse, sur des blogs, dans desvidéos… Au-delà des représentationsproduites par les jeux vidéo, c’est unthème que l’on retrouve à propos desprofessions, de la conception, desusages… Bien que les réponses puis-sent être violentes, et cela ne doit pasêtre négligé, il me semble que cethème est plus souvent mis en débatqu’il y a quelques années.Plus généralement, la pratique du

jeu se développe dans de plus enplus d’espaces : on le propose dansdes médiathèques, dans des institu-tions culturelles, dans des exposi-tions… Mais aussi dans des festivals,des semaines dédiées aux étudiant(e)s,dans des hôpitaux, dans des mai-sons de retraite… Il participe aussi

à des objectifs variés : il est utilisépour proposer une activité collec-tive et partagée, comme outil demédiation culturelle ; il peut aussiêtre utilisé dans des espaces d’ap-prentissage ou de thérapie… Le faitde faire varier les contextes d’usageset les publics me semble être un élé-ment très intéressant.

D’ailleurs, la présence du jeu vidéodans différents contextes, et notam-ment dans les médiathèques, le renddisponible à des publics qui n’ontpas les moyens d’acquérir les équi-pements nécessaires. Or certains jeuxreprésentent une somme vraimentimportante. Mais le jeu vidéo ne sup-pose pas obligatoirement l’achat detechnologies coûteuses dédiées uni-quement à cette activité. Désormais,de plus en plus de concepteurs et deconceptrices s’attacheraient à créerdes jeux compatibles avec la plupartdes ordinateurs, généralement joua-bles en ligne gratuitement ou pou-vant être achetés pour quelques euros.Certain(e)s conçoivent des jeux quine nécessitent pas de compétencestechniques spécifiques ni de grosinvestissement en termes de temps(par exemple l’ensemble des jeuxprésentés sur oujevipo.fr).n

*MARION COVILLE est doctorante enétudes culturelles à Paris-I et cocommis-saire de l’exposition Arcade.

POUR UNE STRATÉGIED’ÉMANCIPATIONRévéler les mécanismes par lesquelsse construisent et se perpétuent lesinégalités de genre est absolumentindispensable, mais une stratégieémancipatrice se doit de les intégrerdans une visée plus large. En effet,les inégalités de tous ordres, notam-ment sociales, s’accroissent, se com-plexifient, se surajoutent. On ne peutfaire reculer les unes qu’en prenanten compte les autres. D’où la néces-sité d’un travail approfondi sur lafinalité du combat à mener en mêmetemps que sur les axes porteurs demobilisations possibles, mobilisa-tions sans lesquelles rien ne pourrachanger véritablement. C’est à cet

PAR MARYSE DUMAS*,

l y a quarante ans, l’ONU décré-tait 1975 Année internationalede la femme – des femmes

concrètes et de leurs droits donc.Depuis, la connaissance des multi-ples aspects de la domination et desinégalités de tous ordres qu’ellessubissent a beaucoup progressé.Plusieurs réformes d’importance,plusieurs lois ont été promulguées.Et pourtant la problématique del’émancipation reste entière. C’estune question politique majeure queles forces syndicales, associatives oupolitiques de progrès doivent défri-cher si elles veulent ouvrir de réellesperspectives transformatrices.

LE PROGRÈS AU FÉMININ

On remarque d’ailleurs que [l’idée d’«effets directs»] s’accompagne en générald’un certain mépris, en particulier de classe :selon ces discours, les effets directs desmédias concerneraient avant tout certainespopulations (que l’on retrouve parfois sous le terme « les plus fragiles »).

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LES VALEURS FÉMINISTES AU CŒUR DE LA TRANSFORMATION SOCIALEIl n’est pas possible d’envisager la transformation socialesans partir de ce qui y fait réellement obstacle dans la société,à commencer par les inégalités de genre.

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immense travail qu’il faut mainte-nant s’atteler, sauf à laisser les acquisdu dernier demi-siècle se diluer dansun consensus institutionnel sansportée transformatrice.Le féminisme n’est pas une affairede femmes. Il est un humanisme,une vision des droits fondamentauxde la personne qu’une société démo-cratique se doit de prendre en compte.Il y a, c’est vrai, plusieurs visions duféminisme et de son contenu, commeil y a plusieurs visions du socialisme,du communisme, et même du libé-ralisme. D’où l’importance d’en cla-rifier les visions communes et cellesqui divergent afin de favoriser ledébat d’idées et l’implication du plus grand nombre possible, dansun processus à la fois mobilisateuret démocratique.

AUTONOMIE ET LIBERTÉ À CONJUGUER AVEC ÉGALITÉLa question du travail salarié, ou toutau moins rémunéré, des femmes est au cœur de la problématique del’autonomie, donc de la liberté et del’égalité des femmes.Un siècle après l’arrivée massive desfemmes dans les usines et les tra-vaux où elles ont remplacé leshommes partis au front, les levierspremiers de l’émancipation fémi-nine ne font plus guère de doute : ils’agit de tous les aspects qui per-mettant une reconnaissance pleineet entière de leur droit au travailcomme droit fondamental de toutepersonne humaine, tel que reconnudans la Constitution, mais bien loinencore de l’être dans les faits.En effet, si les femmes ont toujourstravaillé – dans la sphère familiale,

domestique ou artisanale –, leur auto-nomie, comme la visibilité de leurtravail et la conquête des droits affé-rents ont découlé largement de leuraccès au salariat. Dans la secondemoitié du XXe siècle, leur entrée mas-sive dans l’emploi à temps plein, demoins en moins interrompu par le

mariage et la maternité, a fortementcontribué à faire bouger tous les cur-seurs de leur place dans la société etdans la famille.Avec la conquête de l’autonomievient celle de leur liberté, dont celle,ô combien subversive ! du corps :contraception, IVG, criminalisationdu viol, mais aussi reconnaissancedes couples homosexuels, décou-lent incontestablement du doublemouvement de salarisation massivedes femmes et des batailles d’idéesféministes. Toute la société a bougédans ses tréfonds et n’a sans doutepas fini de le faire, donnant raison àAragon pour qui « la femme est l’ave-nir de l’homme. »Pour autant, comme il le dit aussi :« Rien n’est jamais acquis à l’homme »,« encore moins à la femme », pour-rait-on ajouter : le chômage, la pré-carité, le temps partiel menacent cequi a été obtenu, comme aussi laremise en scène des intégrismes reli-gieux, dont l’un des points communsest le refus de la liberté et de l’égalitédes femmes. Les progrès inscrits dansles consciences sont à la fois récents(une génération) et fragiles : dans uneinterview récente, Olivier Mazerolle,par exemple, a fait procès à Mme ElKhomri, ministre du travail, de se faireappeler par son nom de naissance,d’origine marocaine, plutôt que parcelui de son époux, français ; or por-ter le nom marital est pour les femmesun usage, non une obligation, et cedepuis la Révolution de 1789! Cet inci-dent montre l’ampleur du cheminqu’il reste à parcourir, dans les faitset dans les mentalités. Il permet ausside remarquer que très souvent la dis-crimination liée aux origines se sura-joute à celles liées au sexe. Rechercherl’émancipation implique donc unebataille concernant chaque type dedomination associée à une visiontransversale des droits de la personneet de l’égalité.

DE L’INDIVIDU AU COLLECTIFPartir de la personne, voir l’ouvrièreet pas seulement l’ouvrier, la résis-tante et pas seulement le résistant,la femme et pas seulement l’homme,même avec un grand « H », est l’undes principaux apports des bataillesféministes du dernier demi-siècle.Cela a d’ailleurs provoqué nombred’incompréhensions entre les orga-nisations du mouvement ouvrier etles organisations féministes. Des évo-lutions réciproques ont permis deles surmonter en partie. Pourtant,une question subsiste : commentintégrer dans une dynamique col-lective les préoccupations liées à l’in-dividu ? Ou, plus précisément, com-ment et à partir de quoi construiredes communautés de valeurs et d’ap-proches de nature à ouvrir des pers-pectives de mobilisations et de trans-formations? La dynamique de classesdoit intégrer la différence des sexes,le féminisme doit intégrer les diffé-rences de classes.

ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES, POUR L’ÉGALITÉ TOUT COURTLa marche vers l’égalité entre lesfemmes et les hommes a progressé,mais elle bute aujourd’hui sur la pro-blématique globale des inégalitéssociales qui, elles, se durcissent :toutes les femmes de toutes catégo-ries sociales sont confrontées auxinégalités et aux dominations liéesà leur sexe. Et pour les femmes, sinombreuses en bas de l’échelle socialeet dans des emplois précaires, par-tiels ou à faible possibilité d’évolu-tion, la question des inégalités socialesest vécue de façon au moins aussiimportante.Les acquis des femmes cadres oucadres supérieurs doivent être élar-gis et consolidés, cela ne fait aucundoute. Cela dit, ils ne servent plus delocomotive pour améliorer la situa-tion de la majorité des femmes.

Le féminisme n’est pas une affaire de femmes. Il est un humanisme, une visiondes droits fondamentaux de la personne qu’unesociété démocratique se doit de prendre en compte.“ “

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La progression dunombre de femmesdans les directions

d’entreprises, desyndicats, de partis,

etc., est souventcontrebalancée par

une modificationdes lieux réels de

pouvoirs et dedécisions.

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Remarquons d’ailleurs l’absencequasi totale de conflits collectifsportant sur l’égalité femmes-hommesau travail. Pourtant les femmes sebattent, à l’exemple récent des sages-femmes dans des nombreuses luttesdans les cliniques ou établissementshospitaliers, des femmes de cham-bre de certains hôtels de luxe, dessalariées du commerce ou de l’aideà domicile, sans compter la parti-cipation importante des femmesaux côtés de leurs collègues mas-culins lors des multiples conflitsd’entreprises.Dans ces conflits, la question dessalaires, des qualifications et condi-tions de travail est omniprésente,mais elle n’est pratiquement pas poséeen termes d’égalité professionnelleou salariale. On peut y voir l’effet,d’une part, de la ségrégation par sexedes emplois occupés qui rend lescomparaisons immédiates difficileset, d’autre part, de l’écrasement dessalaires qui les rend peu attractifs (lamoitié des salariés du privé gagnentmoins de 1 600 € par mois). D’oùl’intérêt d’une stratégie qui abordele cœur de l’exploitation du travailsous tous ses aspects, y compris declasse. C’est ce que la CGT tente ens’attaquant à la question de la « valeurdu travail », afin que celle-ci soit laréférence pour établir classifications,rémunérations, déroulements de car-rière, etc. Cette démarche a pouravantage de donner au travail réelune place centrale. Elle favorise ledébat entre salariés sur les condi-tions à réaliser pour le rendre plusutile socialement et plus attractif. Ellefavorise une approche de l’égaliténon pas en opposition femmes/hommes mais en communauté derevendications pour que tous lesaspects du travail soient pris en compte.Ainsi peuvent être valorisés des aspectsdu travail aujourd’hui ignorés, notam-ment pour les emplois à prédomi-nance féminine.Remarquons par ailleurs que biendes mesures à caractère généralauraient une portée immédiate surles inégalités femmes/hommes : uneaugmentation forte du SMIC, parexemple, la valorisation de tous lessalaires d’entrée des grilles, la luttecontre la précarité ou les temps par-tiels. Plus généralement, tout ce quivise à garantir un socle de droits com-

muns pour chaque salarié, de sonentrée dans la vie active jusqu’à saretraite, à créer une sécurité socialeprofessionnelle pour faire face auxmobilités et transferts d’emplois estbénéfique à l’égalité.Enfin, gagner une plus grande mixitédes emplois et filières, si elle ne suf-fit pas à l’égalité, en est une condi-tion indispensable, une bonne par-

tie des inégalités salariales et dedéroulements de carrière trouvantsa source dans une ségrégation parsexe qui peine à reculer. Plus defemmes dans les filières à prédomi-nance masculine, et plus d’hommesdans les filières à prédominance fémi-nine, cela dès l’orientation scolaire,doivent être un objectif premier. Ildoit, bien sûr, s’accompagner debatailles pour l’égalité effective danschacune des filières, et pour l’éga-lité au plan général, afin d’éviter defaire rentrer par la fenêtre ce qu’onaurait réussi à sortir par la porte.

POUR UNE ÉDUCATION POPULAIREDE MASSELa vigilance s’impose en effet : rienne progresse spontanément en matièred’inégalités femmes/hommes. Cesont des cultures millénaires qu’ilfaut faire bouger. Non seulement

l’objectif ne peut être atteint en uneou deux générations, mais on observemême une tendance à ce que chaqueprogrès sur un aspect de l’égalité soitcontrebalancé par un nouveau tra-vers : la progression du nombre defemmes dans les directions d’en-treprises, de syndicats, de partis,etc., est ainsi souvent contrebalan-cée par une modification des lieuxréels de pouvoirs et de décisions.D’où l’importance de poursuivre enpermanence des batailles d’idées,avec le double souci de clarifier lesmécanismes d’inégalités et de domi-nations, et d’ouvrir des voies pourles dépasser.

Une visée émancipatrice doit repo-ser sur l’affirmation claire de valeurs,sur les droits fondamentaux de lapersonne humaine, femme ouhomme, de toutes origines, de toutesconditions, en bannissant sexisme,racisme, homophobie, tout ce quibrime les individus en raison de cequ’ils ou elles sont. Elle implique uneanalyse approfondie des rapportsd’exploitation et de domination etde leurs interactions, et doit se déployersur chacun des aspects ainsi identi-fiés avec d’intenses batailles d’idéeset des mobilisations au diapason.Définir les conditions d’une éduca-tion populaire de masse démocra-tique, appuyée sur le vécu et les aspi-rations de la plus grande partie desfemmes et des hommes, est l’enjeude la période qui s’ouvre. n

*MARYSE DUMAS est membre du Conseiléconomique social et environnemental, autitre de la vie économique et du dialoguesocial, où elle représente les salariés.

LE PROGRÈS AU FÉMININ28

Les discriminationsliées au sexe se

surajoutent à cellesliées aux origines.

Maryse Dumasdéfend donc une

«vision transversaledes droits de

la personne et de l’égalité».

Affiche du PCF -1970.

Une visée émancipatrice doit reposersur l’affirmation claire de valeurs, sur les droitsfondamentaux de la personne humaine, femmeou homme, de toutes origines, de toutesconditions, en bannissant sexisme, racisme,homophobie, tout ce qui brime les individus en raison de ce qu’ils ou elles sont.

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En France, on distingue vingt-quatre secteurs d’activité, cinq d’entre eux – la santé, les services sociaux, l’éducation, l’administration publique et lecommerce de détail – concentrent 48 % des femmes occupant un emploi.Quel est le rôle de l’éducation dans ces inégalités professionnelles ?

ENTRETIEN AVEC MARINE ROUSSILLON,ET MATTHIEU BAUHAIN*,

Progressistes: Retrouve-t-on la spéciali-sation professionnelle qui existe entrehommes et femmes dans les parcoursscolaires et universitaires ?Marine Roussillon: Jusqu’au bac, lesfilles réussissent mieux que les gar-çons mais choisissent des parcoursmoins valorisés, ce qui influence leurinsertion professionnelle. Les fillessont moins souvent en retard sco-laire que les garçons. Elles réussis-sent mieux au bac, ont plus de men-tions. À la sortie du système éducatif,les femmes sont plus diplômées queles hommes.Après le brevet des collèges, les vœuxd’orientation sont semblables. C’estau lycée que les parcours se diffé-rencient. Les filles, choisissent plussouvent des options littéraires ; ellessont majoritaires en terminale litté-raire (78,8 % des élèves) et minori-taires en terminale scientifique(45,9 %). Elles sont plus nombreusesdans le tertiaire : 91,3 % des termi-nales ST2S (sanitaire et social), 70,6 %des CAP services, 68,3 % des bacspro et BMA (brevet des métiers d’art)services; et minoritaires dans les for-mations industrie et production: 7 %des élèves de terminale STI2D (indus-trie et développement durable), 19,7 %des CAP production, 11,8 % des bacspro et BMA production).

Matthieu Bauhain : Cette divisiongenrée du travail trouve en partie sasource dans l’orientation genrée. Ily a un enfermement dans les métiersdits « féminins » : les lettres, langueset sciences humaines sont emblé-matiques, avec 75 % de femmes, alorsqu’elles sont 30 % en sciences fon-damentales et 27 % dans les écolesd’ingénieurs. Le cas des BTS est pré-gnant, il y a 70 % de femmes dansles filières de services, 40 % pour les

métiers de la production. Même sielles sont meilleures en classe, lesfemmes vont moins loin dans l’en-seignement supérieur. C’est une hié-rarchisation qui se ressent dans lemonde du travail. Si 57 % des étu-diants sont des étudiantes, elles nereprésentent plus que 48 % des doc-torants et 41 % des étudiants en CPGE.

Progressistes: Comment cet écart est-ilfabriqué chez les jeunes, et par qui ?M.R. : Les analyses libérales rejettentles responsabilités sur les individus,sur les familles et les enseignants entant que porteurs de stéréotypes…Ces analyses ne pointent pas le carac-tère sélectif et inégalitaire du systèmeéducatif et conduisent à remédieraux inégalités de genre par des actionsen direction des parents, des ensei-gnants et des élèves, menées en margedes apprentissages scolaires (l’« édu-cation à l’égalité »). Les stéréotypes véhiculés par lesmanuels jouent un rôle dans les choixd’orientation, mais ils ne permet-tent pas de comprendre que les gar-çons réussissent moins bien jusqu’aubac, ni que les filles s’orientent moinsvers des formations sélectives aprèsle bac. Les contenus et les pratiquesde l’école valorisent des comporte-ments socialement construits comme

féminins : la docilité, l’expressiondes sentiments… Au contraire, l’agres-sivité et les pratiques d’oppositionsont dévalorisées et associées à descomportements « perturbateurs ».Ces exigences, qui ne sont pas expli-

citées et ne font pas l’objet d’appren-tissages, ont d’abord pour consé-quence de mettre en difficulté lesgarçons, et plus particulièrementceux de milieux populaires. L’écolen’enseigne pas aux filles le sens dela compétition nécessaire pour réus-sir dans des filières sélectives, alorsque les garçons, eux, l’acquièrenthors de l’école, dans la famille ou lesinteractions sociales.

M.B.: Il n’y a aucune raison pour queles hommes plutôt que les femmesoccupent des postes à hautes res-ponsabilités. Le système éducatifreproduit les inégalités. Les clichés« classiques » ont la vie dure dans lesprogrammes que nous étudions.Combien de personnages fémininsétudiés dans les facs d’histoire ?Combien de femmes scientifiquesmises en avant ?

Progressistes : L’orientation genrée nepose-t-elle pas, aussi, un énorme prob-lème pour le développement de notrepays?M.R. : Pour l’OCDE, les inégalitésscolaires entre filles et garçons posentun problème de compétitivité: « Pourrester compétitifs dans l’économiemondiale d’aujourd’hui, les pays doi-vent réaliser pleinement le potentielde tous leurs citoyens »… il faudraitsimplement supprimer les « biais »qui entravent la sélection. Or nousne voulons pas d’une « égalité » entrefemmes et hommes qui consisteraità permettre aux femmes d’accédercomme les hommes à des positionsde domination : l’égalité entre lesfemmes et les hommes est un desfronts du combat pour l’égalité detous, pour l’émancipation indivi-duelle et collective. Dans une société façonnée par dessavoirs de plus en plus complexes,il y a besoin d’une élévation géné-rale du niveau de connaissances etde qualifications. La lutte contre lesinégalités de genre à l’école est uncombat pour une école de la réus-site de tous, pour une école qui donneà tous les adultes de demain, filleset garçons, quelle que soit leur ori-gine sociale, les moyens de maîtri-ser les choix individuels et collectifsauxquels ils seront confrontés, et deconstruire librement l’avenir, de leurpays et du monde.

LES INÉGALITÉS PROFESSIONNELLES COMMENCENT À L’ÉCOLE

Les clichés «classiques» ont la vie duredans les programmes que nous étudions.Combien de personnages féminins étudiés dansles facs d’histoire? Combien de femmesscientifiques mises en avant? “ “

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M.B. : Notre pays est sclérosé par lesvieux schémas patriarcaux. Ça pèsed’abord sur les choix personnels :30 % de femmes en sciences, c’estgâcher des milliers de vocations per-sonnelles. On se retrouve avec le tauxde 96 % d’hommes dans les métiersscientifiques. La moitié du potentielscientifique de la France est bloquéeà la source. Ceux qui pensent que labataille pour l’égalité femmes-hommes n’est pas une priorité pournotre génération et notre pays n’ontrien compris au XXIe siècle et auxenjeux de progrès qui y sont liés.

Progressistes: Pour finir, quelles proposi-tions pour mettre un terme aux spécia -lisations suivant le genre?M.R. : Une « éducation à l’égalité »réalisée en marge des autres appren-tissages ne permet pas de lutter contreles inégalités d’apprentissage, elleest source de confusion pour lesélèves sur les attendus de l’école etaggrave les inégalités de réussite sco-laire. C’est l’ensemble des contenuset pratiques pédagogiques qu’il fautinterroger.Cela implique de s’opposer à toutesles tentatives de différencier les conte-nus en fonction des « goûts » desélèves, qui naturalisent les différenceset renforcent les inégalités. Ainsi, faceaux difficultés des garçons à entrerdans les activités langagières, on leurpropose bande dessinée, mangas…;et pour répondre aux difficultés desfilles en éducation physique et spor-tive, on leur propose de la danse oudu fitness. On prive ainsi garçons etfilles d’apprentissages essentiels, celuide la maîtrise d’un langage complexeet l’expression des sentiments d’uncôté, celui de l’affrontement, de laprise de risque de l’autre.Les réformes actuelles (rythmes sco-laires, collège, lycée), en réduisantles cours communs à tous au mini-mum et en individualisant les par-cours, accentuent la différenciationdes contenus. Les choix de chacunsont déterminés par ce qu’il est : sonsexe, sa culture, son milieu social…L’école enferme les élèves dans desidentités assignées et les prive desmoyens de se construire en réflé-chissant sur les normes, les valeurs,les stéréotypes. Pis, elle empêche laconstruction d’une culture com-mune à tous les citoyens de demain.

La mixité (de genre, sociale) resteformelle : garçons et filles fréquen-tent la même école, mais n’y appren-nent pas la même chose et n’y sontpas l’objet des mêmes ambitions.Il s’agit de construire une école quine considère aucun comportement,aucun savoir comme « naturel », uneécole qui interroge à la fois les savoirset les identités. En prenant en chargel’ensemble des apprentissages néces-saires pour réussir et faire des étudeslongues, sans rien considérer commeacquis ailleurs, l’école peut assurerla réussite de tous. Interroger lessavoirs à partir de l’exigence d’éga-lité des sexes. Quelle meilleure armecontre les stéréotypes qu’une écoleoù tous et toutes apprennent ensem-ble, réussissent ensemble et acquiè-rent ensemble le pouvoir de chan-ger le monde ? Cela implique unimportant effort de formation desenseignants pour leur donner lesmoyens d’assurer la réussite de tous.La bataille contre les inégalités degenre à l’école ne se livre pas uni-quement « pour faire réussir les filles »,elle se livre aussi contre l’échec sco-laire des garçons, qui touche parti-culièrement les élèves des milieuxpopulaires. Ne nous laissons pasprendre aux discours moralisateursqui veulent « civiliser » les garçonsdes milieux populaires! Ces discours,qui prolifèrent, divisent le peuple,nourrissent la frustration et la ran-cœur des jeunes hommes de milieuxpopulaires et font le lit du « mascu-

linisme » que tente de manipulerl’extrême droite. En affirmant l’uni-cité de notre combat pour l’égalité,nous pouvons travailler à la conver-gence des franges populaires du sala-riat et des couches moyennes.

M.B. : Construire l’égalité femmes-hommes dans l’enseignement supé-rieur est la condition sine qua non àla sortie de l’impasse économiqueet intellectuelle dans laquelle setrouve le pays. Par exemple, un cadragedes diplômes mettrait fin aux inéga-lités salariales, ce qui rapporteraitau passage 60 milliards d’euros à laSécurité sociale. De même, avec unvrai service public de l’orientation,on peut enrayer l’orientation gen-rée, en multipliant les passerellesentre les filières. Il faut mettre enplace plus de polyvalence techniquedans les filières, et enseigner à tousdes compétences de direction et d’or-ganisation du travail : c’est la bataillepour l’abolition de la division socialedu travail. Il y a un enjeu énorme àfédérer les associations étudiantes.Avec cette bataille pour de nouvelleslibertés professionnelles pour lesfemmes, nous voulons les amenervers le camp du progrès. C’est notreambition pour les années à venir.n

*MARION ROUSSILLON est responsabledu réseau École du PCF ; MATTHIEUBAUHAIN est secrétaire national de l’Uniondes étudiants communistes (UEC).

30 LE PROGRÈS AU FÉMININDOSSIER

C’EST UNE GRÈVE DE FEMMES!C’est souvent de cette façon que s’intitule un article revenant sur une grèved’ouvrières, par exemple. Un peu comme si c’était rare, nouveau, ce qui quel-quefois permet de renforcer leur popularité.

de l’obscénité »1. Qu’en est-il desouvrières en particulier ?

GRÈVES DE FEMMES ET FEMMESEN GRÈVE AU SIÈCLE DERNIERAinsi, en mai1917, pendant la PremièreGuerre mondiale, les « midinettes » –les « petites mains » de la couture pari-sienne –, qui suscitent la surprise despassants et l’intérêt des photographes,se lancent dans une grève qui faittache d’huile. Ces ouvrières, en contact

PAR FANNY GALLOT*,

elon les termes de DelphineNaudier, sociologue, ces mobi-lisations sont souvent frap-

pées d’un « déni d’antériorité ». Etpourtant, la réalité c’est bel et bienque les femmes luttent au travaildepuis longtemps, et ce malgré lespressions qui s’exercent sur elles, quela presse caricature en « insistant surleur pittoresque, toujours à la limite

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La Grève au Creusot(1899). Jules Adler

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avec les classes supérieures dans lecadre de leur travail et auxquelles onprête des désirs d’ascension sociale,revendiquent alors la semaine anglaiseet des indemnités de vie chère2. Aprèsun défilé de maison en maison pourdébaucher les collègues, l’occupa-tion de l’espace public sous forme debalade ou de cortège, et même d’af-frontements directs avec les policierslorsqu’ils tentent d’empêcher le débau-chage, le patronat cède aux revendi-cations des ouvrières. Quelques joursplus tard, ce sont les «munitionnettes»– fabricantes d’armes – qui entrenten grève pour les salaires et les condi-tions de travail, avec le slogan « À basla guerre ! Vive la grève ! Rendez-nousnos maris ! » 3.Les «femmes en grève» sont rarementvisibles, car elles disparaissent der-rière le « masculin neutre » des cou-pures de presse, alors même que dans«le Paris de 1919-1935, plus d’une grèvesur cinq est mixte » 4. Ainsi, en 1936,même lorsque ce sont des ouvrièresqui se trouvent à l’origine d’un mou-vement, elles n’en prennent pratique-ment jamais la tête5. Et c’est encore lecas dans les années 1970: difficile decompter les femmes dans les grèvesmixtes. Pourtant, il est certain qu’ellesparticipent: on les voit sur les photosdes manifestations ou les films docu-mentaires sur les grèves. Même si ellesn’ont pas toujours voix au chapitre,que les hommes, y compris syndica-listes, les dissuadent d’occuper la nuit,voire les en empêchent, elles sont pré-sentes. Quelquefois, elles s’organisenten commission pour tenter d’existerdavantage dans l’organisation de lamobilisation, ce fut le cas chez Lip et,plus récemment, chez Moulinex.

L’ÉMERGENCE DE NOUVELLESREVENDICATIONSDans les années 1970, à la faveur deleurs luttes, les ouvrières parviennentà mettre au centre des revendicationsla question des conditions de travail,qui jusque-là étaient souvent relé-guées au second plan par les organi-sations syndicales. En effet, devantdes crises de nerfs d’ouvrières qui neparviennent plus à tenir la cadenceimposée ou bien concernant des ques-tions se rapportant à la dignité desouvrières, les syndicalistes sont sou-vent dans un premier temps pris audépourvu, mais progressivement la

CGT et la CFDT adoptent des posi-tions plus offensives sur ces questions. Dans le même temps, sous la pres-sion du féminisme de la deuxièmevague, qui se massifie, les ouvrièresreprennent à leur compte des reven-dications fondamentales, telles quela dénonciation de la double journéede travail ou encore la surexploita-tion dont elles sont victimes en tantque femmes ; dans les usines, ellesdemandent également des aména-gements du fait de la maternité. Enfin,bien que la plupart des ouvrières aientalors des difficultés à se dire fémi-niste, les relations qu’elles forgententre elles dans les ateliers leur per-mettent de mettre à distance certainessituations relevant du privé, ce quifavorise incontestablement la consti-tution d’un collectif soudé lors desmobilisations. Dans les usines non mixtes, les ouvrièresn’hésitent pas à occuper plusieurssemaines s’il le faut, et ce malgré lestensions éventuelles que cela peutsusciter avec leurs maris. Elles s’or-ganisent pour être présentes à l’usinetout en continuant d’assumer lestâches domestiques qui leur incom-bent encore majoritairement, quitteà faire l’aller-retour le matin pour pré-parer la gamelle et le petit-déjeunerpour les enfants et le mari. Elles ontrecours à un répertoire d’actionsvariées, allant de l’occupation à lareprise de la production, en passantpar les séquestrations de directeurs,les manifestations et toutes sortesd’autres initiatives durant lesquelleselles chantent souvent, sur des airsconnus, des paroles qu’elles ont com-posées pendant la lutte et inspiréesde leurs revendications.

DES FERMETURES D’USINE AU SERVICE À LA PERSONNEDans les années 1990-2000, après plu-sieurs décennies passées dans lesusines, beaucoup d’ouvrières sontconfrontées aux fermetures. De nou-veau, elles engagent des mobilisa-tions importantes, interpellent lesautorités, mais si bien souvent ellesobtiennent des aménagements duplan social ou un repreneur, commece fut le cas des Lejaby en 2012, ellesparviennent rarement à gagner laréouverture de leur usine. Beaucoupd’entre elles se reconvertissent alorsdans le service à la personne, les

métiers dits du «care » ou encore d’au-tres petits boulots dans le tertiaire,un secteur ou l’on trouve les ouvrièresd’aujourd’hui, ouvrières car elles doi-vent effectuer des tâches répétitiveset dévalorisées.Dans la dernière période, ce secteura également connu quelques luttesde femmes : dans le groupe Arcadeen 2002, par exemple, où une tren-taine de femmes de chambre entrenten mobilisation, la plupart étant nonblanches. Plus récemment, en 2014,ce fut au tour des manucures du 57, boulevard de Strasbourg, dans le quartier Château-d’Eau, à Paris, dese mettre en grève.Si dans les années 1970 il s’agissait decomprendre que la classe n’était passuffisante pour analyser les enjeuxdes luttes des femmes, il s’agitaujourd’hui d’y ajouter les effets pro-duits par le racisme qui cantonnentces femmes dans des métiers déqua-lifiés, et bien souvent précaires. n

*FANNY GALLOT est maîtresse de conférences en histoire contemporaine.

1. Michelle Perrot, les Ouvriers en grève,1871-1890, Éd. de l’EHESS, p. 321.

2. Anaïs Albert, « Les midinettes parisiennesà la Belle Époque : bon goût ou mauvaisgenre ? », in Histoire, Économie & Société,2013/3, 32e année, p. 61-74.

3. Michelle Zancarini-Fournel, « Travaillerpour la patrie ? », in 1914-1918 : Combatsde femmes, Évelyne Morin-Roturieau (dir.),Autrement, 2004.

4. Stéphane Sirot, la Grève en France. Unehistoire sociale, XIXe-XXe siècle, Odile Jacob,2002, p. 53 ; Helen Harden Chenut, lesOuvrières de la République : les bonnetièresde Troyes sous la Troisième République,Presses universitaires de Rennes, 2010,p. 36.

5. Morgan Poggioli, « À travail égal, salaireégal » ? La CGT et les femmes au temps duFront populaire, Éd. universitaires de Dijon,2012, p. 27.

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L’INDE ET SA PRODUCTION ÉLECTRONUCLÉAIREL’Inde a choisi de décupler, et plus, sa produc-tion d’énergie électrique, en passant de sa puis-sance actuelle de 5780 MW à 63000 en 2032.New Dehli se tourne vers l’américain WestinghouseElectric pour la construction au premier semes-tre 2016 de six réacteurs nucléaires d’une puis-sance de 1 100 MW chacun. L’agence Reutermentionne des projets pour six réacteurs avecAreva, mais, selon un responsable du gouverne-ment indien, « le chantier ne devrait pas com-mencer avant 2017, compte tenu des restructu-rations en cours dans le groupe français ». Pourtant,le bradage d’Alstom à l’états-unien CGE compro-met la maîtrise française sur cette technologie.Les Indiens ont aussi douze projets de réacteursavec les Russes. Au total, l’Inde a prévu de sedoter d’une soixantaine de réacteurs, un pro-gramme chiffre a 150 milliards de dollars (137 mil-liards d’euros), ce qui ferait du pays le deuxièmemarché mondial de l’énergie nucléaire, derrièrela Chine.

TABLEAU DE MENDELEÏEV : DE NOUVEAUX ATOMESLe tableau du célèbre chimiste russe DmitriMendeleïev va accueillir quatre nouveaux élé-ments qui viennent finir de remplir la septièmepériode : ununtritium (Uut), ununpentium (Uup),ununseptium (Uus) et ununoptium (Uup), denuméros atomiques 113, 115, 117 et 118 res-pectivement. Les noms sont provisoires, les nou-veaux éléments seront nommés officiellementpar leurs découvreurs japonais, russes et états-uniens. Cette quête de nouveaux éléments viseà déterminer dans la classification un îlot d’élé-ments stables (ne se désintégrant pas sponta-nément) ; ils se situeront dans une possible hui-tième période du tableau, ou même au-delà.

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Dans la famille scientifique, je voudrais madame…Connaissez-vous Lise Meitner et Chien-Shiung Wu ? Si vous répondez par lanégative alors Femmes de science, cet instructif jeu de cartes inventé par lecouple de Québécois Anouk Charles et Benoît Fries et illustré par les dessinspleins d’humour de Francis Collie, est fait pour vous. Le principe en est sim-ple : chaque joueur possède six cartes en début de partie, chacune représen-tant une femme ayant marqué sa discipline scientifique, le but est de rassem-bler quatre cartes d’un même domaine afin de composer un laboratoire, lepremier qui dépose trois laboratoires remporte la victoire. Pour corser le jeu,

quelques cartes spéciales vouspermettront de cloner vos scien-tifiques ou de voler celles des labo-ratoires de vos adversaires.Après une franche réussite danssa version anglo-saxonne, la cam-pagne Ulule pour un lancementfrançais du jeu s’est elle aussiachevée avec succès en août 2015.

Vous pouvez dès à présent vous procurer le jeu via le site lunagames.com.Pour la modique somme de 20 dollars, Hedy Lamarr et autres Rachel Carsonn’auront plus de secret pour vous. n

Ondes gravitationnellesLes ondes gravitationnelles sont une des dernières prédictions de la théorie dela relativité générale qui n’ait pas encore été mise en évidence. Pourtant desdétecteurs impressionnants ont été mis en place, comme LIGO (Laser InterferometerGravitational-Wave Observatory) et Virgo, composés chacun de deux lasersperpendiculaires se propageant et se réfléchissant dans deux tubes à vide longsde plusieurs kilomètres, longueur qui serait subtilement modifiée par le pas-sage d’ondes gravitationnelles. Ce sont les étoiles à neutrons, les quasars, etsurtout les trous noirs binaires qui sont particulièrement recherchés commesources de ces ondes. Encore faut-il que ces objets soient le siège d’événementscataclysmiques exceptionnels (collisions), et cela est très rare. Il reste à conti-nuer à améliorer la sensibilité des détecteurs pour surprendre ces événementsdont la manifestation sera d’amplitude très faible. C’est la masse de l’Univers,et particulièrement la masse « manquante », celle qu’on ne détecte pas, qui estvisée par ces observations.À l’heure où nous bouclons ce numéro, une large collaboration de près d’unmillier de scientifiques de tous horizons affirme avoir détecté ce 11 février 2016– cent ans après leur description par Einstein ! – des ondes gravitationnelles. Enplus de la première détection de ces ondes, une collision entre deux trous noirsa pu être observée. Pour le CNRS, « une nouvelle fenêtre s’ouvre sur l’Univers ». n

Vue d’artiste de deux trous noirs qui, en fusionnant, émettent des ondes gravitationnelles.

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LA FOLIE DU PÉTROLELe contenant vaut autant que le contenu.Malheureusement, on ne parle pas de bière maisde pétrole. Son prix a tellement chuté que le barild’aluminium traditionnellement utilisé pour le quan-tifier vaut plus à l’unité que le pétrole versé dedans.Les impacts financiers et environnementaux d’unetelle situation sont ravageurs pour la planète.Exit les bonnes résolutions de la COP21. Et enFrance comme dans la plupart des pays importa-teurs d’hydrocarbures, on semble compter sur unebaisse durable du prix du pétrole pour gagner deuxou trois dixièmes de point de croissance en 2016.

Mais quel est le but financier d’une telle chute?Favoriser l’Arabie saoudite qui veut affirmer sonleadership énergétique face à la montée en puis-sance du gaz de schiste américain? la bonne santédu gaz russe et l’arrivée dans ce petit monde del’Iran, libéré de son embargo? Ainsi, on ouvre lesvannes pour augmenter l’offre ! À tel point que lescompagnies pétrolières tirent la langue économi-quement. Ainsi, BP annonce un déficit de 6,5 mil-liards de dollars en 2015, contre des bénéficess’élevant à 3,7 milliards en 2014. Selon l’Humanité,le Nigeria subit pendant ce temps « les consé-quences de la baisse du prix du brut et doit négo-cier des emprunts auprès de la Banque africainede développement mais aussi avec la Banquemondiale. Des pays comme le Venezuela et l’Algérierencontrent aussi de plus en plus de difficultés.La Russie augmente sa production pour tenter defaire rentrer assez de devises tout en cherchant àdialoguer avec l’OPEP afin de trouver un consen-sus sur la diminution de l’offre globale ». Et Vallourec,dans le Nord, entreprise qui fabrique les tubes deforage, est aussi en difficulté.

DRÔLE D’OPTIMISME DU CÔTÉ DU CLIMATAprès la « baisse tendancielle de l’augmentationdu nombre de chômeurs » de Sarkozy, le GlobalCarbon Project, regroupant une trentaine d’équipesde scientifiques à travers le monde, note que l’an-née 2014 était la première année où on consta-tait un « ralentissement dans la hausse des émis-sions de CO2 », avec « seulement » + 0,6 %.Malgré cela, la Terre a chauffé en novembre, avecune température moyenne de la planète ayantdépassé deux mois de suite le 1 °C de plus quela moyenne climatologique enregistrée sur lapériode 1950-1980. Bref, ça chauffe ! L’heure està tourner la page de ce système qui ravage notreplanète et met en péril notre vie sur Terre.

À Cuba, espoirs et inquiétudes autourd’une ouverture du tourismeSelon le ministère du tourisme cubain, en 2014, ce sont 3,2 millions de tou-ristes, notamment européens, qui sont venus visiter l’île, pour des retombées

de l’ordre de 2,6 milliards de dollars. Cequi fait du tourisme le troisième plusgros apport de devises pour l’État cubain.Tous craignent l’arrivée de l’« Americanway of life », avec des milliers de tou-ristes états-uniens qui débarquent surl’île. L’équation à résoudre est complexe :comment gérer l’arrivée de tous ces croi-siéristes vu l’embargo ? Si actuellementils dorment dans les paquebots, c’estparce que bien des escales, même La

Havane, ne sont pas en mesure d’absorber convenablement ces flux touris-tiques. Le pays s’y prépare toutefois : les transports déstinés uniquement auxtouristes (bus, taxis) sont de très bonne qualité.La balle est désormais à Washington, dans le camp du Congrès à majoritéconservatrice, qui ne veut pas voter la levée de l’embargo. Cette position estparadoxale au vu du récent réchauffement des relations entre Cuba et les États-Unis – poignée de mains historique entre Barack Obama et Raúl Castro, visitedu gouverneur de Virginie… La France n’est pas en reste, comme l’atteste lavisite de Raúl Castro début février.Sous la pression de la jeunesse qui regarde fébrilement cette ouverture sou-daine au monde, le pays est sur la ligne de crête. Entre « s’ouvrir au monde etouvrir le monde à Cuba », selon l’expression de Jean-Paul II, et le « mal néces-saire », comme Fidel Castro qualifie le tourisme, Cuba vit un profond dilemme.Selon les Européens, d’après l’envoyée spéciale de l’Humanité, FrançoiseGermain-Robin, qui a interrogé les touristes présents avec elle sur le bateau,la confiance est mitigée : « Ils admettaient pour la plupart “venir voir Cuba etson peuple avant que l’invasion américaine ne gâche tout” ». n

Privés de sécurité routière?Une annonce du Premier ministre est passée relativement inaperçue (!) en octo-bre 2015. Après les terribles accidents de la route, meurtriers, elle mérite pour-tant une plus grande attention : dernière idée pour « ubériser » la France, cer-tains contrôles radars seraient confiés au privé. Pour Audrey Colin, de SynergieOfficiers, « le contrôle routier sous-traité à des sociétés privées comporte un risquede glissement vers plus de business au détriment de la sécurité routière ». Ainsipour les radars mobiles embarqués dans des véhicules, dont « l’utilisation esttrop faible », selon Manuel Valls, des prestataires privés remplaceront les gen-darmes. Est-on prêt à être filés sur la route et finir flashés par un voisin ? Quidde la formation ? Quelles règles ? Quelles garanties quant aux amendes ? n

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Seul sur Mars… et malade !Pas de voyage vers Mars avant 2050, voilàle verdict de deux récentes études menéesaux États-Unis. D’ici là, aucune perspec-tive technologique ne se dégage pourrégler un problème de taille : l’exposi-tion aux radiations solaires et galactiques.Le voyage jusqu’à Mars durant 910 jours,c’est 410 jours de trop pour le corpshumain. De fait, la probabilité de déve-lopper un cancer dans les vingt ans sui-

vant le vol augmente au-delà du raisonnable (+ 3 %) après 500 jours de voyage,rappelle Francis Rocard du CNES. Il serait bien gênant en effet de se lancer dansun tel voyage pour se retrouver finalement malade… et seul sur Mars ! n

Fuite de gaz en Californie : six mois que cela dure« Depuis le 23 octobre, une fuite massive a été détectée sur un puits de gaz dansles environs de Los Angeles. Toutes les heures, entre 30 et 58 tonnes de méthanes’échappent dans l’atmosphère », rapporte le Parisien-Aujourd’hui en France.L’impact sur l’environnement est « colossal » car le méthane « est un gaz à effetde serre 80 fois plus puissant que le CO2 », explique Maryse Arditi, responsabledes risques industriels à France Nature Environnement. Selon l’autorité de laqualité de l’air en Californie, « cette fuite est si massive qu’elle augmente la pro-duction de GES […] pour toute la côte de 25 % » (le Parisien). n

Des économies budgétaires sur le dos de la sûreté nucléaireLe président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), Pierre-Franck Chevet,revient à la charge. Après avoir réclamé en janvier 2016 du personnel supplé-mentaire, le voici « préoccupé ». « Préoccupante », c’est le terme employé à pro-pos de la situation de la sûreté nucléaire comme de la radioprotection.Pour démêler le cœur du problème, l’ASN cherche à souligner que l’austéritéaveugle frappe à toutes les portes. Et voilà bien le vrai danger du nucléaire : nonpas son exploitation en elle-même – aucun événement significatif n’a conduità une dégradation de la sûreté des réacteurs, comme le rappelle le président del’ASN – mais le fait que l’argent alloué à la sécurité diminue.De la mise en œuvre des mesures spéciales après Fukushima à la surveillancedes sources radioactives utilisées dans l’industrie pour vérifier la conformitétechnique des soudures, 30 personnes ont été employées à ces tâches… alorsque l’ASN et l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) en deman-daient 200 !Parallèlement, les industriels s’empêtrent dans leur gestion court-termiste et dansleurs erreurs stratégiques, appuyés par le gouvernement, comme on le constateavec l’état d’Areva ou le chantier de Flamanville, pour ne citer que celui-là. D’autantqu’EDF préfère spéculer sur des aventures hasardeuses dans les Amériques plu-tôt que de réduire son endettement, voire, osons le mot, investir !Sur son excellent blog, Sylvestre Huet souligne ainsi les contradictions aux-quelles doivent faire face les acteurs du secteur : « Le “grand carénage” et lesmesures post-Fukushima que EDF doit réaliser pour que ses centrales voient leurdurée de vie prolongée se comptent en dizaines de milliards – environ 55 pour legrand carénage d’ici 2025. À côté, les 170 postes qui manquent à l’ASN et à l’IRSNconstituent un enjeu financier ridicule. Faut-il prendre le risque de retarder deschantiers qui coûtent des milliards pour économiser des millions ? C’est la ques-tion posée par Chevet. » n

MICROSOFT À LA CONQUÊTE DE L’ÉDUCATION NATIONALE?L’annonce, fin 2015, du partenariat entre Microsoftet l’éducation nationale a soulevé nombre de cri-tiques. L’accord prévoit en effet que Microsoftmette gratuitement à disposition Office 365 etses autres outils auprès des établissements, etpuisse participer à la formation des enseignantsou à l’élaboration de dispositifs éducatifs dans lecadre du plan numérique à l’école. Le boulevardainsi offert à la multinationale états-unienne alogiquement suscité les protestations, notammentdes défenseurs et des concepteurs de logicielslibres. Ces derniers se sont même constitués encollectif pour contester la validité juridique de l’ac-cord. Ils arguent en effet que ce partenariat, quiaurait dû à leurs yeux passer par la forme du mar-ché public, avantage outrageusement Microsoft.On pourrait avancer aussi que la loi sur le numé-rique, actuellement en discussion, encourage aucontraire explicitement, dans un de ses articles,les pouvoirs publics à promouvoir l’usage des logi-ciels libres et des formats ouverts.

ÇA CHAUFFE !Fin 2015, le gouvernement allemand avait lancéle stellarator Wendelstein 7-X. Cette dénomina-tion cache concrètement une machine permettantde chauffer le plasma à la hauteur de 1 million dedegrés Celsius pendant 0,01 s. Ce mois-ci, pourla deuxième phase de l’expérience, c’est la chan-celière allemande en personne qui est venueappuyer sur le bouton déclenchant une injectiond’une impulsion de micro-ondes de 2 MW dans lestellarator rempli d’hydrogène. L’intérieur de cettemachine sera bientôt tapissé de tuiles de carboneet recevra un système similaire à celui d’ITER(International Thermonuclear Experimental Reactor)permettant de chauffer le plasma pendant 10 s.Ces engins expérimentaux servent avant tout àcontrôler la fusion, non à produire de l’énergie.

REDACTEURS : Marc Berland, Alea Bruido, SimonDescargues, Marion Fontaine, Claude Frasson, IvanLavallee, Hugo Pompougnac, Emmanuel Berland(coordinateur).

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« Low cost » : les dentsde la mer

Documentaire (46 min). Réal. : Enrico Porsia.Prod. : Options (UGICT-CGT).Après un premier documentaire sur la com-pagnie aérienne Ryanair, Enrico Porsiarevient sur le low cost en traitant cette foisde la compagnie maritime Corsica Ferries.Crédit d’impôts, exonérations de chargesfiscales, la législation italienne offre auxarmateurs de nombreux avantages qui leurpermettent de faire du dumping social etfiscal au niveau européen. C’est ce qu’adécidé de faire la compagnie battant pavillonitalien en employant du personnel de natio-nalités diverses par le biais de contratsétrangers, privant ainsi les marins de laprotection garantie par le droit du travailfrançais. Une situation aux conséquencesdésastreuses pour la compagnie SNCM etle service public du transport maritime,dénoncée par les salariés, les syndicalistesde la CGT en première ligne… n

La Guerre des brevetsDocumentaire (1 h 20 min). Réal. : HannahLeonie Prinzler et Jens Niehuss. Prod. : Arte.

À quoi sert un brevet ? Sur quoi peut-il por-ter ? Quelle incidence le brevetage a-t-il surnotre quotidien ? Autant de questions quel’on peut se poser quand on voit la placeaccordée aux brevets dans nos sociétés.Présentés comme des instruments servantà protéger les innovations et à développerde nouvelles technologies, les brevets peu-vent avoir un effet véritablement pervers.C’est ce qu’illustre le cas cette mère defamille atteinte d’un cancer du sein maisqui ne peut recevoir le traitement néces-saire du fait d’un brevet sur un gène, ou

encore celui de nombreux porteurs du VIHqui n’ont pu bénéficier de génériques à bascoût que grâce à l’action de leur État.Comment alors concilier les intérêts éco-nomiques des innovateurs et l’intérêt géné-ral, notamment la santé publique ? Peut-on considérer le savoir comme n’importequelle autre marchandise ? n

L’ADN, nos ancêtres et nousDocumentaire (73 min). Réal. : EmmanuelLeconte et Franck Guérin. Prod. : Doc en Stock.

À l’heure où la « crise des migrants » metl’Europe et le monde en émoi, voici undocumentaire que l’on recommanderaitvivement aux défenseurs de l’Europe for-teresse et détracteurs des politiques de soli-darité. L’on y parle de l’ADN, de ses muta-tions au fil des générations, mutations quiont servi et servent encore à retracer l’his-toire de notre espèce, depuis le commen-cement dans le berceau de l’humanitéjusqu’à aujourd’hui. Plusieurs scientifiquesnous expliquent, non sans un certain enthou-siasme, comment le code génétique a per-mis de remonter jusqu’à notre ancêtre com-mun, vieux de près de 4 milliards d’années.On y parle également des innombrablesmigrations qui se sont succédé depuis200 000 ans, lesquelles ont joué sur cesmutations génétiques et sur les caractéris-tiques physiques de chaque groupe humaindu globe. n

Cash Investigation.« Quand les actionnairess’en prennent à nosemplois »

Documentaire (2 h 5 min). Réal. : ÉdouardPerrin. Prod. : Premières Lignes.Jamais les grands actionnaires n’ont étéaussi riches. C’est en enquêtant sur plu-sieurs grands groupes, en France mais éga-lement aux États-Unis, qu’Élise Lucet etson équipe nous montrent ce qui se cachederrière les milliards de dividendes redis-

tribués aux actionnaires chaque année.C’est souvent avec une trésorerie prospèreque nombre d’entreprises, bénéficiant pour-tant des aides publiques de l’État, décidentde mettre en place des plans « sociaux ».Une manière pour les grands patrons defavoriser la part revenant aux actionnairesdans la répartition des bénéfices au détri-ment de l’emploi et du développement.Autant d’argent que l’on enlève ainsi à l’in-vestissement productif et à la recherche,laissant de nombreux salariés sur le car-reau, victimes des combines utilisées parde grosses fortunes pour grossir toujoursplus… n

InterstellarFilm de science-fiction (2 h 49 min). Réal. :Christopher Nolan. Prod. : Christopher Nolan,Lynda Obst et Emma Thomas.

Un groupe d’astronautes est envoyé en mis-sion dans l’espace pour sauver l’humanité.Dans ce voyage interstellaire, les protago-nistes vont devoir trouver une planète capa-ble d’accueillir la population terrestre. Ilsvont alors être confrontés à un phénomènede dilatation du temps dont ils ne ressor-tiront pas sans conséquence. Vanté à justetitre pour le réalisme de ses scènes, Interstellarnous offre une histoire qui sort un peu del’ordinaire des films du même genre : à tra-vers elle est abordée l’étude de théoriesscientifiques telles que la relativité, la gra-vitation, l’existence d’un trou noir par lequelon accède à une autre galaxie, la décou-verte d’une cinquième dimension… Unvoyage à travers le temps et l’espace qui,même s’il demeure impossible pour l’heure,soulève bien des interrogations chez lespectateur. n

VIDÉOS

Tous ces documentaires et films sont disponibles en VOD (payant), en DVD, et pour certainsen libre accès (sous réserve de films libres de droits) par une simple recherche internet.

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Succès ou échec ? La COP21 a-t-elle débouché sur un avis suffisamment contrai-gnant pour lutter efficacement contre le changement climatique ?

PAR SÉBASTIEN BALIBAR*,

est à l’unanimité que,le 12 décembre 2015,la 21e Conférence des

parties (COP21) a adopté l’ac-cord de Paris. Visiblement, l’eu-phorie régnait parmi les 196 dé -légations, et il y avait de quoi :une décision politique mon-diale avait-elle jamais été priseà l’unanimité? Or des commen-taires contradictoires n’ont pastardé à fuser. Pour Laurent Fabius,président de la COP21, il s’agis-sait bien de l’accord « juridi-quement contraignant » tantespéré, alors que d’autres,arguant de l’absence de péna-lités à l’encontre de pays qui nerespecteraient pas l’accord,dénonçaient l’inutilité d’un textede plus. Alors, contraignant oupas ? De toute évidence, c’estun grand pas en avant, maisc’est très loin de suffire.

UNE ÉTAPE NÉCESSAIREC’est l’histoire du verre à moitiévide qui est à moitié plein. Toutd’abord, il faut bien se rappelerque les conférences COP, n’ayantjamais abouti à un accord sur unprocessus plus efficace, ont dûadmettre que les décisions seraientprises à l’unanimité.Dans ces conditions, il n’y avaitque deux solutions. La pre-mière consistait à laisser chaquepays libre de décider lui-mêmede l’ampleur de son actioncontre le changement clima-tique. C’est celle qui a été choi-sie. Plus ambitieux aurait étéde définir un objectif communen revenant aux grands prin-cipes, en admettant enfin que,tous les êtres humains étantégaux en droits, dans aucunpays on n’a davantage de droitsde polluer que dans d’autres.Compte tenu des travaux desmilliers de chercheurs du GIEC,

pour stabiliser le climat avant lafin du siècle il faudrait réduireles émissions de CO2 en dessousde 1,5 t par habitant, et ce dès20501. Ce serait une étape néces-saire pour atteindre vers 2070un équilibre où les océans et lavégétation absorberaient tout leCO2 émis par l’activité humaine,ce qui stabiliserait la composi-tion de l’atmosphère à une valeurrelativement supportable2. Donc,la seconde solution aurait été defixer à 1,5 t de CO2 par habitantet par an l’objectif à atteindredès 2050 dans tous les pays.

En fait, ces deux solutions nesont pas contradictoires.D’adopter la première était uneétape nécessaire ; certes, ellen’est pas encore satisfaisantecar de nombreux pays n’ont affi-ché que les propositions mini-males qui les arrangeaient. Parexemple, les États-Unis ont pro-posé de réduire leurs émissionsde CO2 de 28 % à l’horizon 2025.

Cela pourrait paraître ambi-tieux, mais ces 28 % sont rela-tifs à 2005, et non à 1990, annéede référence du protocole deKyoto pour presque tous lespays. Le Sénat des États-Unisavait refusé à l’unanimité designer le protocole de Kyotoparce que « l’American way oflife n’est pas négociable », commel’avait clamé George Bush en1992, et ils en avaient profitépour augmenter leur pollutionjusqu’en 2005, année record.Par rapport à 1990, les États-Unis ne proposent donc deréduire leurs émissions de CO2

que d’environ 15 %, ce qui estinsuffisant. Dans un genre dif-férent, la Chine ne promet deréduction qu’à partir de 2030,ce qui serait trop tard.Mais on voit bien que pour esti-mer si les propositions d’unpays sont suffisantes ou insuf-fisantes il faut comparer à l’ob-jectif universel de la secondesolution, un objectif qui devrait

d’ailleurs évoluer en fonctionde l’augmentation de la popu-lation. À Marrakech, en novem-bre 2016, la COP22 devrait pas-ser à une estimation critiquedes propositions de chaquepays. La COP21 n’a fait qu’ou-vrir la voie, maintenant il fauts’y engager ! Or elle nous endonne les moyens. Pour cela, ily a plusieurs nouvelles étapesà franchir dès que possible.

LES PROCHAINES ÉTAPES :OÙ EST LA CONTRAINTE?

Bataille politico-culturelle aux États-UnisLa première de ces étapes estcelle de la ratification de l’ac-cord de Paris par au moins 55 %des pays représentant au moins55 % des émissions actuelles,nécessaire pour qu’il soit appli-qué. Cela semblait à portée demain. En effet, le présidentObama pensait pouvoir s’ap-puyer sur une décision de la

Continuons à convaincre !

36 APRÈS LA COP21

Imposant plus de transparence sur les réelles (non-)avancées des États, l’accord conclu lors de la COP21pourrait donner de nouveaux outils aux citoyens.

C’

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

l Suite au Numero n° 9 de Progressistes precedant la COP21, Sébastien Balibar, Jean-Claude Cheinet et Claude Aufortreviennent sur cet evenement international.

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Cour suprême qui avait consi-déré, en 2007, que les problèmesde pollution relevaient del’Agence fédérale de l’environ-nement, ce qui évitait de pas-ser devant le Sénat, où la majo-rité est républicaine.Aux États-Unis, la question duclimat et de la transition éner-gétique a été instrumentaliséepar le Parti républicain en vuedes prochaines élections. Enconséquence, 27 États à majo-rité républicaine ont entaméune procédure en justice pours’opposer au Clean Power Plande l’administration Obama, et

la Cour suprême a suspenduce plan le 9 février 2016. Bienque 18 États à majorité démo-crate soutiennent le planObama, on voit que le dangerd’une répétition de l’échec deKyoto est malheureusementtoujours présent. Depuis, l’undes neuf juges de la Coursuprême est décédé, et sonremplacement demande l’agré-ment du Sénat…On notera au passage que dansle cas important des États-Unis,si des pénalités avaient été pré-vues par l’accord, sa ratifica-tion aurait directement dépendud’un vote au Sénat, et là on allaitdroit à l’échec. C’est pourquoije pense que prendre prétextede l’absence de pénalités dansl’accord de Paris pour le criti-quer, c’est manquer quelquepeu de réalisme. Mais si le Partirépublicain gagne les prochainesélections aux États-Unis, l’ave-nir du climat va s’obscurcir.

Des moyens de pression pour les citoyensOn voit aussi que l’accord deParis contraint chaque pays àdéfinir clairement sa lutte contreun changement climatique dontdivers lobbies climatosceptiquesnient l’existence même. De plus,cet accord pose le problème dela solidarité internationale faceau danger qui nous menace.Mais la véritable contrainte surchaque gouvernement ne peutvenir que de l’intérieur, descitoyens électeurs conscientsdu travail militant à effectuer.Si je reste relativement opti-

miste, c’est que l’accord de Parisdonne aussi à ces citoyens desmoyens pour convaincre.En effet, les États ont désormaispublié des engagements à unedate précise. Certes, d’asseznombreuses promesses parais-sent insuffisantes, mais les chif-fres sont là. Cela permet uneévaluation à l’échelle interna-tionale – dans le cadre de laCOP22 par exemple – et par lesélecteurs de chaque pays, cequi paraît encore plus impor-tant car on ne pourra réussir àlimiter le réchauffement clima-tique que grâce à un travail mili-tant dans chaque pays.De plus, l’accord de Parisdemande à chaque État depublier les chiffres de ses émis-sions de gaz à effet de serre. ÀKyoto, c’était seulement auxpays développés de l’annexe Bque cette publication étaitdemandée ; aujourd’hui, c’est àtous les pays. Il faut dire qu’entre-

temps les émissions de paysémergents comme la Chine,l’Inde ou le Brésil sont deve-nues considérables. Les paysen voie de développement ontprotesté, mais finalement acceptéce principe de transparence,probablement en échange dela création d’un « fonds vert »d’aide au développement pro-pre, sur lequel je reviendrai.Chaque citoyen engagé pourradonc comparer les émissionsréelles aux promesses faites. Età ceux qui m’objecteraient queles pays pourront toujours tri-cher là-dessus je répondrai que,de toutes les façons, ces chiffresvont bientôt être fournis direc-tement par différents satellites.

TRANSITIONS ÉNERGÉTIQUES,TAXES CARBONE, FONDS VERTS’engager à réduire ses émis-sions est une chose, y réussiren est une autre. C’est la ques-tion du réalisme des transitionsénergétiques que de nombreuxpays mettent en place. Il n’y apas de solution miracle au pro-blème de la décarbonisation del’énergie. Les solutions vontdépendre de la géographie, duniveau de maîtrise technolo-gique, des conditions écono-miques, culturelles et politiquesde chaque pays.Il faut développer la recherchede ruptures technologiques. Eneffet, il ne suffira pas, par exem-ple, d’installer des quantitésd’éoliennes si l’on ne sait paspallier leur intermittence autre-ment qu’en allumant des cen-trales à charbon, comme le faitl’Allemagne. La Suède a mon-tré l’efficacité de taxes carbonesqui permettraient de financerla production d’une énergie pro-pre, qui coûtera nécessairementplus cher qu’une énergie sale :

capturer puis stocker le CO2 descentrales thermiques coûte pluscher que de le laisser envahirl’atmosphère… Ces taxes pour-raient être associées à un mar-ché de permis d’émissions àcondition que cela se fasse sousle contrôle d’une autorité derégulation qui empêche triche-ries et dérives, comme cellesqu’a connues récemmentl’Europe. Organiser la solida-rité mondiale autour d’une telleautorité supranationale repré-senterait une véritable révolu-tion, mais nous en avons besoin.Quant à l’aide aux pays en déve-loppement, l’accord de Parisprévoit donc de la fournir grâceà un fonds vert de 100 milliardsde dollars par an. La sommepourrait paraître énorme; pour-tant elle représenterait moinsde 0,01€ par litre d’essence. Nepas réussir à financer ce planvert serait honteux. Je n’ose pascroire cela possible. Et pour-tant, là encore, il va falloir s’em-ployer à convaincre.

En somme, devons-nous êtreoptimistes sur l’avenir de la luttecontre le changement clima-tique ? Une chose me paraîtclaire : l’accord de Paris n’estqu’un début, le mettre en œuvrenécessitera un immense travaild’information et d’explication.n

*SÉBASTIEN BALIBAR estphysicien, chercheur à l’Écolenormale supérieure (Paris), membrede l’Académie des sciences.

1. Si l’on compte l’ensemble de tous lesgaz à effet de serre en équivalent CO2,cela ferait environ 2 t par habitant.2. Voir, par exemple, S. Balibar, Climat,y voir clair pour agir, Le Pommier, 2015,ou « Une tonne et demie de CO2 parhabitant et par an », Progressistes, no 9,juillet-août-septembre 2015, p. 14.

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OCTOBRE-NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014 Progressistes

On ne pourra réussir à limiter le réchauffement climatiqueque grâce à un travail militant dans chaque pays.

L’entrée du site de la Conférence pour le climat (Le Bourget, décembre 2015).

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PAR JEAN-CLAUDE CHEINET*,

UN SUCCÈS UNANIMEMENT RECONNULes négociateurs étaient encoresous le choc de l’échec de la COPde Copenhague. Pour des rai-sons de prestige internationalet national, François Hollandeet Laurent Fabius étaientcontraints au succès; ils s’y sontemployés avec énergie durantplusieurs mois. Cette lenteur,malgré l’urgence climatique,témoigne des difficultés de ladiplomatie internationale à faireavancer une négociation. Ladiplomatie francaise a deploye son art du compromis , satisfai-sant à la fois les pays les moinsavancés (PMA)1, qui ont obtenul’objectif des + 1,5 °C, et les États-Unis, qui ne voulaient pas d’ob-jectifs chiffrés et contraignants.Un texte de consensus a été trouvéentre les 195 pays (plus l’Unioneuropéenne) présents.Certes, un processus internatio-nal est mis en place avec laConvention-cadre des Nationsunies sur les changements cli-matiques (CCNUCC), qui seraau centre du suivi des contribu-tions. Les États doivent se revoirpour adapter les mesures prisesaux évolutions du climat. Ils ontreconnu une responsabilité com-mune, mais différenciée en fonc-tion de la responsabilité passéede chacun. Ils contribueront defaçon volontaire à la réductiondes émissions de gaz à effet deserre (GES). Les États semblenten première ligne pour agir.

L’OMBRE D’UN DOUTEMais la réunion de Paris a aussiété accompagnée d’une sériede manifestations révélatrices :celles prévues par les mouve-

ments citoyens ou partis poli-tiques ont été interdites au pré-texte de l’état d’urgence, ou can-tonnées dans des endroits clos,pendant qu’une grande foireaux procédés industriels dedépollution se déroulait en plu-sieurs lieux, au Grand Palais, auBourget.Les firmes, dont certaines pol-luent sans vergogne, sponsori-saient l’événement, proposantdes contrats aux visiteurs. Plusencore, les représentants desfirmes industrielles n’ont cesséd’influencer les négociationsvia leurs contributions d’« ex -perts », ce qui jette le doute surcertaines « avancées ».

« TOUT EST ÉVOQUÉ, MAISTOUT EST À REPRENDRE »Dès le début, la négociation aété bordée, limitée, par des préa-lables contraignants. Ainsi, nil’aviation civile ni la marine mar-chande, dont l’activité repré-sente de 8 à 10 % des émissionsde GES, n’ont été abordées parla conférence. Rien ne devantcontrarier le libre-échange, l’ac-cord obtenu est inférieur à untraité de commerce.Les engagements des États res-tent de pure forme : lescontraintes et objectifs n’étantpas chiffrés, les contributionsdes États à la réduction des émis-sions se font sur la base du volon-tariat. Aucun mécanisme inter-national de vérification ou decontrainte n’est mis en place.Le « fonds vert » destiné à aiderles pays pauvres à s’adapter estcertes confirmé, mais il restefixé à 100 milliards de dollarsquand 150 seraient nécessaires.Rien ne précise vers qui irontces fonds : vers les États ou versles firmes présentes sur place ?

Seront-ils réellement utiliséspour le climat ou dévoyés parla corruption ?Ce n’est qu’en 2023 que les Étatsse retrouveront pour réviser l’ac-cord actuel, ce qui repousseencore la mise en place demesures efficaces.

LE CHAMP LIBRE AUX FIRMESCe vide, derrière la façade del’accord entre États, laisse lechamp libre au lobbying desfirmes, à la vente de procédésde géo-ingénierie (dont chacunsait que ces technologies imma-

tures ne seront pas suffisantes),aux transports polluants deséchanges entre pays-ateliers(Chine…) et pays consomma-teurs. Les subventions des Étatsà l’extraction des énergies fos-siles carbonées, d’un niveau de450 milliards de dollars, peu-vent continuer, alors que cellesaux renouvelables ne sont quede 120 milliards.À noter que, à rebours de la plu-part des pays de la planète etmalgré l’échec patent du «modèleallemand », la France s’apprêteà réduire la part du nucléairedans sa production électrique,fragilisant ainsi son image debon élève de la décarbonisationdes émissions.Dans ce contexte, la forêt bré-silienne ou indonésienne recule,l’Australie développe ses minesau détriment de la GrandeBarrière de corail, l’Allemagnerelance ses mines de lignite etla France compromet la gestion

de ses communs en privatisantbarrages, eau potable et assainis -sement – même des forêts ! – audétriment de l’environnement.

PARTOUT UN PILOTAGEULTRALIBÉRALLes pays pauvres ne peuventpas substituer rapidement uneéconomie à une autre alors queles couches moyennes des paysdéveloppés sont attachées à leurmode de vie : tout pousse à l’im-mobilisme. Des lobbys indus-triels et financiers sont plus puis-sants que bon nombre d’États,

aussi peuvent-ils leur imposerleur vision de l’économie et leurs« solutions ».Or, dans le flou de l’accord dela COP21, aucun outil juridiqueet financier n’a été créé quiredonne l’initiative aux États.En revanche, les mécanismesfinanciers déjà en place sontconsacrés : quotas carbone etmarché du CO2, dérivés clima-tiques et cat-bonds. Nous savonsque ces mécanismes ont deseffets pervers, et que l’effondre-ment du prix de la tonne de CO2

émis encourage plus à racheterdes droits à polluer qu’à inves-tir en de nouveaux procédésmoins polluants. Les cat-bondssont, au mieux, une façon derépartir les risques climatiques,et non de les réduire.

COLLUSION ENTRE ÉTATS ET MULTINATIONALESLe système des « compensationsvertes », pour racheter un excès

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

La finance en maître du jeuLa COP21 a été un sommet de la diplomatie internationale, un événement plané-taire. Mais au-delà de l’effervescence médiatique, qu’en restera-t-il ? Les États ontsigné un document. Que va-t-il en advenir sur le plan des actions concrètes ? Derrièrela façade, les acteurs ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

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La collusion est telle que, lors de négociationsinternationales sur des fuels marine moins polluants,la France a été représentée par un employé de Total.

APRÈS LA COP21

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d’émission, reste en place aussi.De ce fait, la bonne idée de départde l’agro-écologie – préserverdes terres pour replanter desarbres qui captent les GES – estdétournée par l’agrobusinesspour spéculer : achats de terrespour y replanter une forêt donton vendra le bois, monoculturessubventionnées pour ensuiteproduire du méthane et del’énergie carbonée, « bio-banques » récoltant des fondsde compensation pour desactions largement surévaluées.L’influence de cette étroite frangedirigeante (1 % du capital mon-dialisé) est considérable sur lesdécisions des États. Elle va jusqu’àrédiger elle-même des règles aucours des négociations, à orien-ter des crédits de recherche, àappuyer des solutions de géo-ingénierie, à établir des normeset des contrôles. La modifica-tion de la norme de l’UE pourque le logiciel truqueur deVolkswagen soit pénalisé aminima en est un exemple. Lacollusion est telle que, lors denégociations internationales surdes fuels marine moins pol-luants, la France a été représen-tée par un employé de Total.Plus grave, la COP21 a consacréla plate-forme d’action Lima-Paris (LPAA), qui est un plan d’ac-tion reposant sur des acteursnon étatiques (collectivités locales,ONG, secteur privé) où les entre-prises valorisent officiellementleurs fausses solutions.Par ailleurs les firmes pratiquenten grand le greenwashing2 avecl’aide des États. Ainsi, Total réduitconsidérablement l’activité desa raffinerie de La Mède (et l’em-ploi) mais le présente commeune reconversion vers les bio-diesels… à base d’huile depalme (!). De même, l’implan-tation à marche forcée d’éo-

liennes et de panneaux photo-voltaïques est autant un pro-grès vers des énergies renouve-lables qu’une source de profitssur le dos des usagers (par letruchement de la contributionau service public de l’énergie(CSPE).En revanche, la taxe sur les trans-actions financières (TTF) pro-mise en 2010 par les pays euro-péens et destinée à aider les payspauvres à s’adapter au change-ment climatique, examinée dansune autre instance au mêmemoment, n’a pas été adoptée.La COP21 a résolument confortéle capitalisme «vert» et les milieuxfinanciers au détriment du mou-vement citoyen, qui pourtantexiste.

« CHANGER LE SYSTÈME, PAS LE CLIMAT ! »Comment penser enrayer leréchauffement climatique sinonen affrontant d’abord lesimmenses inégalités qui ron-gent notre monde ? La misère,la malnutrition, les guerres empê-chent même de penser au-delàde la survie quotidienne, et doncaux moyens de maîtriser le cli-mat. Cela pour les pays pauvrescomme pour des pans entiersde notre société, confrontés auxcoupures d’eau ou d’électricité.Dans ces conditions, défendreles droits élémentaires aux com-muns est une façon de contri-buer à la prise de conscien cedes questions sur la finalité denos sociétés et le devenir de l’humanité.Le système de production estaussi à remettre sur ses pieds :relocalisation des productions,économie circulaire, fin de l’ob-solescence programmée ne sontpas des lubies dogmatiques maisdes nécessités rationnelles pourréduire les émissions de GES

dans les transports et la produc-tion elle-même. C’est bien unchangement des finalités de lasociété qu’il s’agit d’imposer.Le mouvement citoyen qui s’estmanifesté à l’occasion de laCOP21 a certes posé cette pro-blématique, mais n’a pas réussià la faire triompher. La COP21a-t-elle au moins ouvert unevoie pour avancer ?Parmi les engagements des États,on trouve la publicité des mesuresprises pour réduire leurs émis-sions et la communication deleurs résultats à la CCNUCC. Ily a là une porte entrouverte pourexercer des pressions entre États,et surtout pour une vigilanceaccrue de la part des opinionspubliques.Mais l’essentiel est à chercherhors des résultats de la COP21.La défense des communs (eau,énergie, etc., avec des droits atta-chés à leur accès grâce à des ser-vices publics qui prennent encompte la durabilité de leursusages) est un élément de luttesde portée globale, à travers desobjectifs immédiats et proches.Plus généralement, commentrépercuter les coûts de l’adap-tation au réchauffement clima-tique? Sur les 1 % les plus richesde la planète ou sur les 99 % dela population mondiale ? Par lemarché ou en s’appuyant surdes réglementations ? Le prin-cipe pollueur-payeur n’a-t-il pasdes effets pervers ?Le caractère erratique du prixde la tonne de CO2 émis, l’im-possibilité d’établir un prix mon-dial unique du fait des différentsniveaux de développement, lesaccords entre firmes pour deséchanges de droits à polluer, lesfraudes massives à la TVA sur lemarché carbone, tout cela dis-qualifie le marché quand l’onveut réellement être efficace

dans la maîtrise du climat. Parlà même, l’intervention régula-trice des États et de l’ONU estnécessaire, avec des contrôlesinternationaux. Les peuplesdevront l’imposer.Comment, enfin, ne pas abor-der la question centrale : un sys-tème de production/consom-mation maîtrisé par un capitalprivé consubstantiel de larecherche d’un profit maximal,quelles qu’en soient les condi-tions, ne peut pas prendre encompte la longue durée néces-saire à une gestion durable etrespectueuse des équilibres natu-rels. Le devenir de l’humanitéest donc en grande partie lié àl’adoption d’autres logiques degestion pour la production desbiens nécessaires à sa surviedans des conditions de socia-bilité admissibles.

Hélas, la COP21 ne s’est pas pla-cée dans la perspective d’undépassement de ces contradic-tions. Les négociateurs, sous lasurveillance des firmes et desinstitutions financières, ont euà cœur de sauver plutôt le capi-talisme que le climat. Comments’étonner alors que les décisionsconcrètes de réduction des émis-sions dépendent des décisionsdes actionnaires des firmes pourlesquels le climat est le cadet deleurs soucis ? Sur cet aspect deschoses, les États présents à laCOP, à l’exception de l’Équateur,comme naguère du Venezuelaavec Hugo Chavez, ont capitulédevant la finance, qui se retrouvemaître du jeu.Pour réellement maîtriser le cli-mat, nous avons du pain sur laplanche ! n

*JEAN-CLAUDE CHEINET estresponsable associatif et membre de la commission écologie du PCF.

1. Le terme désigne les pays pauvresdu tiers monde.2. Le greenwashing, littéralement« repeindre en vert », ou« écoblanchiment », en français,désigne la démarche des entreprisesqui se parent de valeurs écologiquesmais qui résument leur politiqueenvironnementale à de lacommunication.

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À Paris, ouverture du Caring for Climate Business Forum par Ban Ki-moon et John Kerry lors de la 21e sessionde la Conférence des parties (COP212) de la convention-cadre de l’ONU sur les changements climatiques.

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PAR CLAUDE AUFORT*,

DANS QUEL MONDE ÉNERGÉTIQUEVIVONS-NOUS?La contrainte climatique inter-vient alors que la demandeénergétique va exploser.L’évolution de la démographiemondiale (+ 3 milliards d’habi-tants vers la fin du siècle) et larésorption des inégalités énergé-tiques exigeront beaucoup

d’éner gie. Cette augmentationde la demande sera encoreaccrue si nous voulons parailleurs que tous les peuplesaient accès à l’eau douce et àInternet, et qu’ils puissent mod-ifier leur mode de productionafin de ne pas aggraver lesdéséquilibres écologiques. Pourrépondre aux besoins des habi-tants de la Terre en 2050, nousdevrons au moins doubler laproduction d’énergie tout en« sortant des énergies fossiles ».

Quelques aspects des réalitésde l’économie libéraleBaisse massive des prix du bruten 2014 et 2015. Les causes peu-vent en être multiples : Uneguerre entre pétrole conven-tionnel et gaz de schiste (Arabiesaoudite versus États-Unis) ?Une conspiration états-unienne- saoudienne pour punir l’Iran,

déprimer l’économie russe etébranler le Venezuela ? UneArabie saoudite affirmant sonpouvoir dans l’OPEP ? Un an depétrole en solde a renvoyé auxcalandres grecques la perspec-tive d’une économie mondialedécarbonée.Les émissions de gaz à effet deserre (GES) ont été des pays ri -ches vers les économies manu -facturières consécutivementaux délocalisations, annihilantles effets des législations envi-ronnementales contraignantesdes pays développés. Ce constatrend caduc un protocole deKyoto qui avait montré dès l’ori -gine ses insuffisances en matièrede régulation par le marché desémissions de GES. Aucun indicesérieux ne permet d’espérerl’ombre d’une solution dansune nouvelle régulation dumarché des GES accepté par lacommunauté inter nationale.Les pays les plus vulnérables,qui paient les effets pervers denotre modèle de croissance,devront être aidés pour s’adapterau réchauffement climatique.En supposant que les engage-ments pris internationalementsoient respectés en vue de lim-iter l’augmentation de la tem-pérature moyenne à + 2 °C pour2050, il faudra, à partir de 2020,mobiliser 100 milliards de dol-lars par an pour ces pays. Lessources financières possiblesde cette aide sont les paradisfiscaux et/ou une taxe sur lestransactions financières, dontles recettes seraient exclusive-ment affectées à l’aide audéveloppement et à l’adapta-tion au changement climatique.Quatre-vingt-dix entreprises,dont les grandes multinationalesde l’énergie, sont à l’origine des

deux tiers des émissions mon-diales de gaz à effet de serre. Devéritables réponses au change-ment climatique nuiraient àleurs intérêts et à leur pouvoir,remettraient en cause l’idéolo-gie du libre-échange et mena -ceraient les structures et les sub-ventions qui les soutiennent.Une partie importante des obsta-cles est liée aux pouvoirs quedétiennent ces très grandesentreprises mondiales. Donc,il faut redonner des pouvoirsaux peuples.

Chaque pays doit définir sesvoies énergétiques permettantde répondre à ses besoins touten préservant ses atouts et ens’intégrant dans la démarcheinternationale qui doit préser -ver toutes les organisationshumaines du désastre clima-tique, notamment en répon-dant à la question suivante : Laplanète, avec les seules éner-gies renouvelables (EnR), toute-fois indispensables, peut-elleéviter une pénurie d’énergie quiserait dangereuse pour la paix,ou devons-nous utiliser toutela diversité énergétique, sansaucune exclusive, dans une atti-tude solidaire, coopérative etresponsable à l’échelle inter -nationale ?La réponse n’est pas encoreunanime, mais le passé donnequelques indications. Plusieurspays ayant choisi de sortir dunucléaire y ont finalement renon-cé (la Suède, la Belgique, laSuisse) ; le Japon, malgréFukushima (2011), redémarreses réacteurs. Onze pays dansle monde ont choisi le nucléaire:États-Unis, France, Japon, Russie,Corée du Sud, Inde, Canada,Grande-Bretagne, Ukraine,

Chine, Belgique, soit 47 % de lapopulation mondiale. Un seulpays développé, l’Allemagne,s’est engagé dans la voie exclu-sive des EnR.

UNE EUROPE ÉNERGÉTIQUEFRAGILE ET INCOHÉRENTEL’Europe compte près de 280centrales à charbon en fonc-tionnement (Allemagne 71,Pologne 47, République tchèque45, Grande-Bretagne 11, France4). À contre-courant du mou-vement souhaitable de désin-vestissement des énergies fos-siles, plusieurs pays européensont planifié la construction denouvelles centrales thermiques.La production énergétique del’Union européenne dépenddes choix faits dans chaque paysmembre, entre le nucléaire, leséconomies d’énergie, les éner-gies renouvelables et les impor-tations de gaz et de pétrole. Lespolitiques de « concurrence libreet non faussée » suivies depuisplusieurs décennies ont faitexploser les divergences au lieude renforcer les cohésions quipourraient jeter les bases d’unecommunauté énergétique. Ellesne créent pas les conditionspolitiques d’une stabilité desapprovisionnements provenantde pays n’appartenant pas àl’Union (Russie, Ukraine). Ellesprivatisent progressivement lesservices publics existants quiprotégeaient les intérêts collec-tifs de chaque peuple.

Vers un échec de la transitionénergétique allemandeC’est dans ce contexte qu’enmars 2011, après Fukushima,l’Allemagne a décidé unilatérale-ment l’abandon du nucléaire.L’objectif de produire 60 % de

Climat, énergie… enjeux humains

Pour répondre auxbesoins des habitantsde la Terre en 2050,nous devrons au moinsdoubler la productiond’énergie tout en«sortant des énergiesfossiles».

Les énergies fossiles sont la source des deux tiers des émissions de gaz à effet deserre. Après la COP21, la nécessité de « sortir des énergies fossiles » (charbon, pétroleet gaz) apparaît comme une évidence. Quels sont les obstacles et paralysies auniveau mondial, européen et national ?

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son énergie et 80 % de son élec-tricité grâce aux renouvelablesen 2050 est hasardeux et mon-tre la volonté de ce pays de l’im-poser au reste de l’Union. Desmilliers d’emplois ont été sup-primés ; le coût d’un tel choixest trop lourd pour les ménages:il met en cause la compéti ti vitéde l’économie allemande, ilentraîne un accroissement trèscoûteux et discutable des capa -cités de transport des réseauxélectriques dans toute l’Europeet il ne permettra pas de respecterles engagements allemands deréduction des émissions de GES.L’Allemagne va vers un échecde sa transition énergétique.

L’absence de visionénergétique européenneL’Europe a besoin d’une visionénergétique globale d’avenir.En ce qui concerne la produc-tion d’électricité, elle peut s’ap-puyer sur une complémenta -rité EnR/nucléaire efficace pour« décarboner » l’économie. Unepolitique d’avenir exigerait dedéfinir un seuil de productionélectrique classique suscepti-ble de garantir la sécurité d’ali -mentation du réseau européenet obligerait un pilotage européende la montée en charge des Enr,coordonnée avec la construc-tion d’interconnexions entre lespays afin de réduire les investisse-ments dans des dispositifs destockage. La production car-bonée d’électricité n’inter-viendrait que pour faire faceaux situations de risque de rup-ture du réseau.L’Europe du libre-échange, sesorientations, ses structures s’op-posent à cette perspective. Il

faut redonner des pouvoirs auxpeuples de l’Union. Seul ledéveloppement des servicespublics de l’énergie dans lespays européens est susceptiblede favoriser une convergence,pour l’heure pratiquementimpossible.

La France : quelle cohérenceà long terme? On connaît l’importance dupétro le et du gaz, principale-ment dans les domaines destransports et de l’habitat. L’actiondans ces deux domaines est

essentielle pour respecter notreengagement de diviser par 4 nosémissions de GES à l’horizon2050. Cet objectif doit aussi tenircompte des défis de l’emploi, dudroit à l’énergie pour tous, dudéveloppement industriel, touten nous préservant des yo-yodu marché des énergies fossiles.Ce bilan montre des atoutsincontestables. Alors que chaqueAllemand émet chaque année9,15 t de CO2, chaque Françaisn’en émet que 5,05 grâce prin-cipalement à l’électronucléaire.Notre production d’électricitéest un modèle international desortie des énergies fossiles déjàréalisé. Nos compétences dansce domaine et le bilan de sûretéde plus de trente ans de retour

d’expérience sont reconnusinternationalement. La coopéra-tion internationale dans cedomaine bénéficie aux indus-tries de notre pays ; elle péren-nise dans le monde des normesfrançaises sûres.

Les EnR et le nucléaire peuventêtre complémentaires. Ainsi,les nouveaux emplois des EnRs’ajouteront à ceux du nucléaire.Mais à la loi de transition énergé-tique, qui est anachronique etqui ne contient aucun plan d’ac-tion cohérent dans les trans-

ports et l’habitat, s’ajoutent desdécisions au gré du vent : laréglementation du chauffageau travers de la RT2012 favorisel’usage du gaz ; la dernière loiMacron institue une domina-tion du routier au détriment dufret ferroviaire ; la privatisationdu secteur nucléaire – le bilanactuel d’Areva et son évolutionprévisible en décroissance n’au-gurent rien de positif dans lamesure où ils mettent en causele tissu humain d’ingénieurs etd’opérateurs qui ont fait la réus-site que nous connaissons.Le temps du climat et de l’éner -gie se compte en décennies. Latâche nous est ardue, mais sinous l’intégrons dans une plani -fication écologique conduisant

vers des modes de productionrespectueux des équilibresécologiques, et qu’elle soit ani-mée par un pôle énergétiqueoù tous les acteurs de l’énergieseraient représentés (y comprissalariés et citoyens), nous pour-rions retrouver la confiance desFrançais dans les bienfaits duprogrès scientifique et tech-nique. Cette orientation néces-site trois composantes impor-tantes: une politique industrielleen harmonie avec ce change-ment, conduite par un secteurpublic important rénové et uneffort de recherche sans précé-dent dans tous les domaines.

EN GUISE DE CONCLUSIONLes besoins en énergie des peu-ples, les activités humaines,interagissent avec les grandséquilibres écologiques de laplanète. Pour la première foisdans l’histoire, la nature et lageste des hommes s’inter-pénètrent. Les lois de la naturene sont plus indépendantes denos actions, des logiqueséconomiques que nous utili -sons et des valeurs que les idéolo-gies politiques mettent en œuvre.Le problème qui nous est poséest de prendre en compte cechangement anthropologiqueen inventant de nouveaux rap-ports entre la nature et les activi -tés humaines. La solidarité, lacoopération, la démocratie etle sens des responsabilités sontdes exigences pour chaque indi-vidu, pour chaque peuple.Tous les peuples, collective-ment, doivent inventer l’avenir.n

*CLAUDE AUFORT est ingénieur et ancien administrateur au CEA.

La planète, avec les seules énergies renouvelables(EnR), toutefois indispensables, peut-elle éviter unepénurie d’énergie qui serait dangereuse pour la paix,ou devons-nous utiliser toute la diversité énergétique,sans aucune exclusive, dans une attitude solidaire,coopérative et responsable à l’échelle internationale?

Vue de la Ruhr. En Allemagne, les solutions choisies pour effectuer unetransition écologique semblent vouées à l’échec. En moyenne, 9,15 t de gaz à effet de serre sont produites annuellement par Allemand, contre 5,05 par Français…

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Lorsque l’on se lance dans la vérification d’une information, notre recherche est-elleobjective? Ou l’orientons-nous inconsciemment de manière à obtenir des résultats conformes à nos convictions préalables? Un article à l’encontre des certitudes faciles.

PAR NICOLAS GAUVRIT*,

ans un monde où nouspouvons tous piochersi facilement dans cette

formidable encyclopédie de laconnaissance humaine qu’estInternet, on aurait pu s’atten-dre à une réduction massive des croyances irrationnelles,des mythes et d’une positioncontraire aux acquis scientifiques.Tel n’est pas le cas. Au contraire,il semblerait que les mythes etles croyances, toujours aussinombreux, se répandent désor-mais plus rapidement et plusloin qu’autrefois.Des chercheurs essaient de com-prendre comment l’accès à laconnaissance universelle setraduit par une stagnation, sice n’est par une augmentationdes croyances contraires auxfaits. L’une des pistes est exploréedepuis plus de quarante ans :si l’humain dispose d’une intu-ition généralement efficace, ily a malgré tout des failles dansnotre raisonnement ordinaire.Nous usons bien souvent deraccourcis logiques aventureuxet trahissons involontairementla logique. L’effet de certainesde ces failles est amplifié par lamécanique d’Internet. Paradoxalement, la facilité d’ac-cès à l’information peut ainsise traduire par un accroisse-ment des effets de nos erreursordinaires.

LE TÉLÉPHONE ET LE POP-CORNLes preuves de l’efficacité glo -bale des vaccins abondent.Pourtant, les internautes peu-vent naviguer sur le Web de pageen page pendant des heures etarriver à la conclusion qu’il est

préférable de ne pas vaccinerses enfants. Le consensus scien -tifique concernant l’existencedu réchauffement climatiqueet de son lien avec l’activitéhumaine approche l’unani mité.Pourtant, les internautes peu-vent naviguer sur le Web de pageen page pendant des heures,puis conclure qu’il n’y a aucunréchauffement climatique. Unedes raisons de ce paradoxe apour nom « biais de confirma-

tion ». Il s’agit d’une tendanceuniverselle, mais trompeuse,qui nous conduit à chercher àvalider nos croyances plutôtqu’à les tester. Autrement dit,nous cherchons plutôt à prou-ver que notre croyance initialeest juste plutôt qu’à savoir sielle est exacte.Pour illustrer ce phénomène,remontons dans le temps,quelques années en arrière.Une série de vidéos virales mon-traient une prétendue expéri-ence, dans laquelle on plaçaitdes grains de maïs sur une table,entourés de trois ou quatre télé-

phones portables ; lorsque lestéléphones sonnaient, les grainsde maïs explosaient et semuaient rapidement en un pop-corn tout à fait appétissant. Ilfallait bien sûr en conclure queles ondes émises par les télé-phones étaient extrêmementdangereuses, puisqu’elles dif-fusaient la puissance néces-saire pour cuire du maïs. A priori, le phénomène semblaitpeu crédible. En effet, s’il étaitvraiment possible d’apportersuffisamment de chaleur pourtransformer un grain de maïsen pop-corn avec trois télé-phones, comment expliquerqu’on ne ressente pas unebrûlure aiguë à l’oreille lorsqu’ontéléphone ? Mais les vidéosétaient bien réalisées, on nedécelait aucun trucage.Sa curiosité piquée, un de mesamis fit des recherches en ligneafin de savoir si c’était du lardou du cochon (ou plutôt, du faitdu biais de confirmation, pourconfirmer que c’était bien dulard). Il fut rapidement convain -cu : les vidéos étaient authen-tiques, les téléphones funestes.Il me fit part de sa nouvelle conviction avec les argumentssuivants : « Il existe de très nom-breuses vidéos qui, toutes, mon-trent le même phénomène. Onne distingue aucun trucage man-ifeste en observant ces vidéos,qui viennent des quatre coinsdu monde. Leur réalité est encoreconfirmée par des dizaines desites. » Certes, admettait-il volon-tiers, s’il s’agissait d’un canularfacile à reproduire, il était toutà fait possible que de nom-breuses personnes sur la planèteaient eu l’idée de s’en saisir,pour épater leurs amis par exem-ple. Néanmoins, il n’y croyait

pas, car les dizaines de sites qu’ilavait visités concluaient tousdans le même sens : danger desondes, morbidité du téléphoneportable, nouvelle recette depop-corn.Tout de même, le phénomèneme paraissait étrange. J’allaidonc à mon tour à la pêcheaux informations, et trouvaivite des articles indiquantclairement qu’il s’agissait d’uncanular, ainsi que des expli-cations détaillant par le menula procédure permettant dereproduire le phénomène.Comment se fait-il que deuxpersonnes à la recherche d’informations sur un mêmeévénement arrivent à des conclusions diamétralementop po sées ? C’est un cas tout à fait typique où le biais deconfirmation conduit chacunà confirmer ses croyances. Monami, qui croyait au phénomène,a utilisé des requêtes comme« cell phone pop-corn » (télé-phone portable pop-corn). Demon côté, sceptique sur lephénomène, j’ai cherché aucontraire à réfuter cette affir-mation, en utilisant desrequêtes comme « cell phonepop-corn hoax » (téléphoneportable pop-corn canular)…et je suis, bien sûr, tombé surdes sites tout à fait différents.

Comment avoir moins souvent tort ?Le biais de confirmation

n PSYCHOLOGIE

SCIENCE ET TECHNOLOGIE42

Le « biais deconfirmation » est unetendance universelle,mais trompeuse, quinous conduit àchercher à valider noscroyances plutôt qu’àles tester. Autrementdit, nous cherchonsplutôt à prouver quenotre croyance initialeest juste plutôt qu’àsavoir si elle estexacte.

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Cet exemple illustre bien un deseffets les plus directs du biaisde confirmation. Parce que cha-cun a tendance à chercher uneconfirmation de ses croyances,l’opposant aux plantes géné-tiquement modifiées tomberasur des sites prétendant avoirdes preuves de la toxicité desOGM ; l’opposant aux vaccinstrouvera facilement des dizainesde sites révélant les magouillesréelles et imaginaires de l’in-dustrie pharmaceutique etprésentant des arguments contre la vaccination. L’un etl’autre seront rarement confron-tés aux arguments adverses.

LES SURDOUÉS DE L’ANXIÉTÉLe biais de confirmation, parcequ’il oriente nos recherches,peut conduire à renforcer descroyances fausses. Il a aussi deseffets plus sournois et moinsdirects en jouant sur le « bain »intellectuel dans lequel nousbarbotons. Notre appétit pourles arguments compatibles avecnos croyances préalables nouspousse non seulement à chercherde manière inadéquate, maisaussi à rejoindre des groupesqui partagent nos penchants.Sur les réseaux sociaux, on intè-gre rarement des groupes dedroite quand on est de gauche,ou des groupes rationalistesquand on est créationniste, etce d’abord parce qu’il n’est pasagréable de s’entendre dire sesquatre vérités et ensuite parce

que, si on s’exprime à reboursde l’opinion majoritaire, oncourt le risque d’être évincécomme « troll ».La conséquence de cet instinctgrégaire fondé sur les opinionspréalables est la création dechambres d’écho ; autrement ditde lieux de rencontre où lesmêmes opinions sont inlassa -blement répétées parce qu’ellescorrespondent à une croyanceou à un idéal partagé par legroupe. Un exemple relative-ment neutre est donné parplusieurs groupes traitant deprécocité intellectuelle. Dansces groupes, une grande majoritéest convaincue que l’intelligencesupérieure s’accompagne quasisystématiquement d’anxiété,de stress et souvent de dépres-sion. Des études à grande échelleont été réalisées par les scien-tifiques depuis près de soixanteans, qui concluent presqueinvariablement en sens inverse: les enfants et les adultes à l’in-telligence supérieure ne sontpas en moyenne plus an xieuxque les autres.Que se passe-t-il donc dans cesgroupes pour qu’une telle con-viction, contraire à l’état de lascience, perdure, se développeen sens contraire de toutespreuves tangibles ? D’abord,les membres du groupe quis’expriment à rebours de l’idéeprédominante prennent lerisque d’une mise à l’écart. C’estdonc une position inconfort-

able et on peut imaginer queceux qui doutent du credoauront quelques réticences àl’exprimer en public. Ensuite,il y a ce phénomène d’écho :toute personne identifiablecomme « experte » expri mantl’idée partagée par le groupesera immédiatement ap plau -die, ses publications partagéeset commentées ; celui quiannoncera un résultat contraireaura une résonance moindre.Résultat : les membres sontbaignés dans cette idée, telle-ment répétée qu’elle en devientune évidence, que les expertssont en grande majorité de leurcôté. Au fur et à mesure dutemps, ce contact permanentavec leur croyance la renforce,l’ancre, la mue en certitude.

Dans l’exemple précédent, lacroyance est à la fois crédible etsans conséquence dramatique.Dans d’autres cas, les croyancesqui se développent à l’intérieurdes groupes peuvent paraîtretotalement extravagantes vuesde l’extérieur et s’avérer dan-gereuses pour la société. Lachambre d’écho peut amenerprogressivement des groupes àdes croyances très éloignées dece qui nous semble être le bonsens le plus élémentaire. Onpense bien sûr à la multiplica-tion des théories du complot,comme celles affirmant aprèschaque avalanche qu’elle a étédéclenchée par une bombeisraélienne invisible ! Sur desgroupes opposés à Monsanto,des membres ont partagé enboucle des articles annonçantque le géant de l’industrie ali-mentaire était poursuivi pourcrimes contre l’humanité par leTribunal pénal international.En réalité, un petit groupe demilitants a simplement décidé

de jouer une parodie de procès.Rien de légal, rien d’officiel.Pourtant, parce qu’elle conve-nait bien au groupe, la nouvellea fini par convaincre dans cettecaisse de résonance.

POUR MOURIR MOINS BÊTESi on n’y prend garde, et si l’onsuit notre tendance bienhumaine à confirmer nos croyan -ces plutôt qu’à les tester, on s’ex-pose à mal chercher, à ne pren-dre en compte, notamment surles réseaux sociaux, que l’opin-ion d’individus partageant nosconvictions – quand bien mêmeelles seraient fausses. Les erreursqui en découlent sont souventamusantes et sans conséquence.Mais lorsque c’est l’oppositionà la science qui grandit sur le

terreau de cette faille du raison-nement humain, il y a de quois’inquiéter. Un comportementqui favoriserait la raison con-siste, d’une part, à chercher sys-tématiquement les argumentsde l’adversaire malgré notredéfiance et, d’autre part, à faireun tour du côté des groupes quinous sont opposés, pour jaugersi ce qu’ils avancent est de natureà remettre en cause nos idéespréconçues.

Surtout, tout cela montre quecertains défauts de notre espritnécessitent une prise en compteurgente à l’heure où chacun vachercher l’information nonauprès d’experts, mais dans ceténorme fourre-tout qu’estInternet. Apprendre à cherchern’est ni long ni difficile, maisc’est un projet éducatif urgentet indispensable.

*NICOLAS GAUVRIT, mathématicienet psychologue, est maître de conférences à l’université d’Artois.

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Les membres du groupe qui s’expriment à rebours de l’idée prédominante prennent le risque d’une miseà l’écart. C’est donc une position inconfortable et onpeut imaginer que ceux qui doutent du credo aurontquelques réticences à l’exprimer publiquement.

Si l’humain dispose d’une intuition généralement efficace, il y a malgrétout des failles dans notre raisonnement ordinaire. Nous usons biensouvent de raccourcis logiques aventureux et trahissons involontairementla logique. L’effet de certaines de ces failles est amplifié par lamécanique d’Internet.

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SCIENCE ET TECHNOLOGIE44

n CHIMIE

Avec vingt-trois lauréats du prix Nobel dans son domaine, la cristallographie s’estimposée comme l’un des outils les plus puissants de l’étude de la structure de lamatière. Qu’est-ce qu’un cristal ? Qu’est-ce que la cristallographie ? À quoi sert-elle ?

PAR AURÉLIE,BIANCARELLI-LOPES*,

es cristaux sont partout,dans notre corps ouailleurs dans la nature ;

on les trouve aussi dans les nou-veaux (et les anciens) maté riauxde l’énergie ou dans les médica-ments. Ils sont souvent à l’ori -gine de la couleur, à travers lespigments, Leur étude peut égale-ment nous aider à mieux com-prendre et préserver notre patri -moine culturel.

UNE HISTOIRE DE CRISTAUXLes cristaux sont des arrange-ments réguliers et infinis deleurs constituants (atomes, ionsou molécules). Ainsi la neige,le sel de table quotidien, toutcomme les métaux, sont descristaux au même titre que lespierres précieuses. Les cristauxsont appréciés par les hommesdepuis des millénaires: les Égyp-tiens connaissaient la turquoise,le diamant ou encore le saphir.En 1848, Auguste Bravais pro-pose, dans une étude purementmathématique, une structureréticulaire de l’espace, avec 5

réseaux en deux dimensions et14 en trois dimensions. Il fautattendre le début du XXe sièclepour que les moyens techniquespermettent leurs études expéri-mentales avec, en particulier, la diffraction des rayons X.L’Allemand Max von Laue obtientle prix Nobel de physique en 1914«pour sa découverte de la diffrac-tion des rayons X par les cristaux».C’est pour commémorer le cen-tenaire de cette récompenseque 2014 fut proclamée Annéeinternationale de la cristallo-graphie par les Nations unies.La découverte de von Laue ouvreun nouveau domaine derecherche avec la caractérisa-tion des structures cristallinesde la matière. Désormais, il aété possible d’identifier un grandnombre de structures cristallines:à réseau cubique, cubique facecentrée (cuivre), cubique à basecentrée (fer), hexagonale com-pacte (titane)…Avec le temps, ce sont d’autresstructures cristallines qui devien -nent objets d’étude, comme lesprotéines. Un exemple bienconnu est celui de la décou-verte en 1953 de la structure en

diamant. Le carbone amorphe,qui est parmi les formes les pluscourantes, ne présente pas destructure cristalline particulièreet se trouve principalement sousforme de charbon ou de suie ; àl’opposé, le diamant, connuentre autres pour sa dureté,présente une structure avec desatomes ordonnés dans un réseaucubique.D’autres formes de carbone ontégalement été synthétisées, telsles fullerènes (dont la base est

Découvrir la cristallographie

L

Comprendre la structure et les propriétés du fil de soie produit par l’araignée permettrait peut-être de faire des progrès importants dans de nombreux domaines, de la médecine au bâtiment.

double hélice de l’ADN, parWatson et Crick, grâce à desclichés de diffraction réaliséspar Rosaline Franklin.

L’EXEMPLE DU CARBONELa connaissance du réseaucristallin est aussi importantepour connaître et comprendreles propriétés de la matière.L’exemple du carbone est car-actéristique. Il est connu sousde nombreuses formes cristallinesnaturelles : amorphe, graphite,

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C60, soit 60 atomes de carbonedisposés selon une géométriesphéroïde), le graphène, lesnano tubes de carbone, quiprésentent tous des propriétésparticulières. Les nanotubes decarbone sont de longs tubes degraphène enroulés qui présen-tent de remarquables propriétésmécaniques, en alliant robustesseet légèreté, et électriques, en secomportant comme un semi-conducteur.

L’INTÉRÊT DE LACRISTALLOGRAPHIEAUJOURD’HUILa connaissance de la structurede la matière à l’échelle atomi -que est devenue un enjeu majeur,car elle est aujourd’hui en rela-tion avec de nombreux domainesdes sciences (physique, chimie,pharmaceutique, sciences desmatériaux, métallurgie, sciencesde la vie et de la Terre ou mêmearchéologie).

Soleil à Saclay ou l’ESRF(European Synchrotron Radia -tion Facility, ou Installationeuropéenne de rayonnementsynchrotron) à Grenoble sontdes modèles d’études de lamatière à l’aide du rayonnementsynchrotron. Vingt et un paysparticipent au financement del’ESRF ; cette source de rayons

X est l’une des plus puissantesau monde pour observer etdéchiffrer la matière. Elle ouvredes perspectives passionnantesdans l’exploration de la matièresous de nombreux angles (bio-molécules, nanomatériaux, fos-siles, objets d’art…).Sans chercher à être exhaustif,on peut citer certains travauxmenés :– les recherches sur le ribosome,qui ouvrent des perspectivesimportantes, par exemple pourl’élaboration de nouvellesgénérations d’antibiotiques.Elles ont valu le prix Nobel dechimie en 2009 à ses auteurs,Ada Yonath et Venki Rama -krishnan ;– l’étude de fossiles célèbrescomme Toumaï ou Sediba. Leséquipes de l’ESRF qui ont par-

ticipé ont dévoilé des insectescachés dans de l’ambre opaqueou encore identifié le plus anciensquelette de primate connu ;– l’imagination d’un polymèrequi aurait la résistance d’un fild’acier tout en étant deux foisplus élastique que le Nylon. Cepolymère existe à l’état naturel :c’est le fil de soie produit par

l’araignée. Comprendre com-ment les molécules s’organisentpour donner des propriétésmécaniques aussi extraordi-naires permettra peut-être deproduire des fibres de polymèressynthétiques de qualité équi -valente. Un enjeu pour le secteurde la médecine comme pourcelui du bâtiment,– la mise au service de l’indus-trie, qui rencontre des besoinscroissants en connaissance desmatériaux, de ces grands équi -pements: recherche et dévelop -pement de nouveaux produits,contrôle qualité, étude de vieil-lissement, recyclage ou valori-sation de fin de vie… n

*AURÉLIE BIANCARELLI-LOPESest docteure en science des matériauxet nanosciences.

La connaissance de la structure de la matière à l’échelle atomique est devenue un enjeu majeur,elle est en relation avec de nombreux domaines dessciences (physique, chimie, pharmaceutique, sciencesdes matériaux, métallurgie, les sciences de la vie etde la Terre ou même l’archéologie).

Huit formes du carbone : a) diamant, b) graphite, c) lonsdaléite, d) C60, e) C540, f) C70, g) carbone amorphe, h) nanotube.

Figure de diffraction par Juboroff.

LA DIFRACTION DES RAYONS X :EXEMPLES D’UTILISATIONLes rayons X sont une forme de rayonnement électromagnétique de haute fré-quence, dont la longueur d’onde se situe entre 0,1 et 10 nanomètres. Ils sontprincipalement utilisés pour l’imagerie médicale et dans le domaine de la cris-tallographie. Ce phénomène a été largement étudié par William Henry Bragg etson fils William Lawrence Bragg, qui recevront un prix Nobel commun en 1915.Comme la longueur d’onde des rayons X est du même ordre de grandeur quela distance interatomique, les rayons sont diffractés par le réseau cristallin,les interférences résultantes sont alors constructives ou destructives. La dif-fraction des rayons X est aujourd’hui très utilisée, en particulier en recherche,pour connaître la structure d’une protéine, d’une roche ou d’une nouvelle céra-mique. L’industrie utilise également beaucoup cette méthode dans le cadre ducontrôle qualité. Ces études sont complétées par des études de surface menéesà l’aide de nouveaux microscopes (à effet tunnel, à force atomique…) ouencore de méthodes basées sur la diffraction des électrons, par exemple.

LE RÉSEAU RÉCIPROQUEQuand on envoie des rayons X sur une rangée d’atomes, ils sont diffractéscomme la lumière. La figure de diffraction est alors un réseau de lignes pério-diques. Dans un cristal, les atomes forment un réseau régulier, la figure dediffraction associée est alors un réseau de taches régulières. C’est le réseauréciproque. Plus les atomes sont écartés, plus le réseau réciproque est res-serré, et inversement. Si l’on ajoute des atomes sans modifier la périodicitédu cristal, c’est l’intensité des taches qui varie.L’étude du réseau réciproque par les techniques de cristallographie permetdonc de déterminer l’organisation des atomes dans le cristal. Même lorsquela matière n’est pas organisée périodiquement (comme dans un liquide), lafigure de diffraction permet encore d’obtenir des informations importantes,comme la distance entre les atomes ou les molécules.

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Le temps de travail est un élément central de la lutte des classes. Après de durs com-bats, les travailleurs ont réussi à arracher au patronat une baisse du temps de travail…

PAR MIGUEL VIEGAS*,

PRÉAMBULE« La journée de travail n’est pasune grandeur constante, maisune grandeur variable. Une deses parties est bien déterminéepar le temps de travail qu’exigela reproduction continue de l’ou-vrier lui-même, mais sa grandeurvarie suivant la longueur ou ladurée de surtravail. Le capita -liste soutient son droit commeacheteur quand il cherche à pro-longer cette journée aussilongtemps que possible […],d’autre part, le travailleur sou-tient son droit comme vendeurquand il veut restreindre la journéede travail […] il y a donc ici uneantinomie, droit contre droit […],entre deux droits égaux qui décide?La force. Voilà pourquoi la régle-mentation de la journée de tra-vail se présente dans l’histoirede la production comme unelutte séculaire pour les limitesde la journée de travail. »Karl Marx, le Capital, livre I,vol. I.

Aujourd’hui, la Troïka (Com -mission européenne, Banquecentrale européenne et Fondsmonétaire international) et lesprincipaux partis politiques despays membres de l’UE tententrevenir sur ces acquis. Et si lacrise économique leur a donnédes moyens supplémentairespour parvenir à leur fin, la batailleengagée est loin d’être perduepour les travailleurs, comme lemontre la mobilisation du peu-ple portugais.

UN COMBAT CENTRAL DEPUISL’AVÈNEMENT DU CAPITALISMEDepuis la révolution industrielle,la durée de la journée de travailest au cœur de la lutte des clas -ses. Avec des avancées et desreculs en raison des rapports

des forces existant, elle a étél’objet de la lutte organisée destravailleurs tout au long du XIXe

et du XXe siècle. Cette lutte a per-mis la réduction de la journéede travail sans perte de salaire.Les années 1980 et 1990 ontmarqué un point culminant decelle-ci avec la fixation dans denombreux pays et de nombreuxsecteurs de la semaine de35 heures. En France la réduc-tion à 35 heures par semaine,entamée en 1982 et finalisée en1997, a conduit à la créationd’environ 350 000 emplois1.Le grand capital, comme onpouvait s’y attendre, ne s’estjamais résigné à cette défaite etn’a pas tardé à utiliser tous lesoutils à sa disposition pourrevenir à la journée de travail àd’une durée plus avantageusepour lui. Pour y parvenir, lesgrandes organisations patronaleseuropéennes, à travers leursramifications nationales, sontà l’œuvre depuis des dizainesd’années sur plusieurs fronts. Premièrement, il s’agit d’ac-croître la durée de la journéenormale de travail, comme c’estle cas de façon exponentielleen Allemagne (où, si la semainede 40 heures est censée être lanorme, elle peut aller jusqu’à60 heures du fait de la multipli-cation des dérogations), avecle soutien habituel des socio-démocrates.Deuxièmement, le patronatcherche à élargir et à appro-fondir les mécanismes de flexi -bilité des horaires de travail (tra-vail de nuit, travail posté…). Troisièmement, tout est fait pourmettre à l’écart les syndicats dela gestion du temps de travail,en déplaçant des centres dedécisions et de négociations àl’intérieur des entreprises, demanière que le travaillleur indi-viduel se trouve face au patron.

Dans le cadre d’une concur-rence internationale accrue etféroce, la pression sur la journéede travail augmente énormé-ment, car cet « effort » est présen-té comme la seule façon depréserver l’emploi et la com-pétitivité des entreprises. Lacréation d’une énorme arméede réserve et la menace du chô-mage renforcent les argumentspatronaux, contribuant ainsi àaccélérer la phase de régressionsociale dans laquelle nous noustrouvons tous.Les travailleurs portugais et leursorganisations représentativesont toujours eu la réduction dutemps de travail comme référen-tiel prioritaire au niveau de leurintervention sociale: une réduc-tion du temps de travail pro-gressive, sans réduction de salaireni perte d’autres droits gagnés,établie par la loi ou par la négo-ciation collective.

UN « PACTE D’AGRESSION »ENTRE LA TROÏKA ET LES PRINCIPAUX PARTISPOLITIQUES PORTUGAISIl est évident que les gouverne-ments au pouvoir au Portugalau cours de ces dernières décen-nies ont promu la déréglemen-tation de l’organisation du tempsde travail, en essayant d’impo -ser l’augmentation du tempsde travail pour un salaire plusbas. Et cette évidence ne peutêtre ignorée ni cachée par lechantage politique habituel, surla base d’arguments fallacieux

portant sur le niveau de com-pétitivité de l’économie et desgains de productivité. La poli-tique menée par les gouverne-ments successifs a toujours étéau service d’une exploitationplus poussée des travailleurs etde l’accumulation des profits.Cela s’est traduit par l’augmen-tation de la durée hebdomadairedu travail, le vol des salaires et des pensions, les attaquescontre les droits des travailleurset leurs organisations syndi-cales de classe. Toutes cesattaques sont réunies sous l’égidedu programme d’assistancefinancière de la Troïka, signépar les principaux partis poli-tiques du système (Parti social-iste [PS], Parti social-démoc-

rate [PSD] et Centre démocratesocial [CDS]). Ce que le PCPdésigne comme « pacte d’agres-sion » s’est traduit par une régres-sion sociale massive et sansprécédent. C’est dans ce cadreque le gouvernement précé-dent, PSD-CDS, a imposé l’aug-mentation du temps de travailà 40 heures pour les salariés del’administration publique.Cette augmentation du tempsde travail, qui à elle seule est denature à dérégler la vie person-nelle et familiale des travailleurs,s’accompagne d’une énormedévaluation des salaires, d’une

La reconquête des 35 heures

TRAVAIL ENTREPRISE & INDUSTRIE46

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

Les progrès techniqueset scientifiques ne sontpas une conquête ducapital. Bien aucontraire, ce sont lestravailleurs – etl’humanité dans sonensemble – lesvéritables artisans duprogrès scientifique.

Manifestation du 1er Mai 2015 àLisbonne.

n DROIT DU TRAVAIL

PORTUGAL

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réduction directe de la rémunéra-tion horaire payée aux travailleursde l’administration publique :au final, le gouvernement a réduitde 28,4 % le salaire moyen réeldes fonctionnaires (en augmen-tant la durée de travail de20 heures non rémunérées parmois). Il s’agit là d’une violationdu droit de concilier vie famil-iale et vie professionnelle, dudroit à un travail rémunéré etaussi à la négociation collective.Les progrès dans les domainestechniques et scientifiques per-mettent aujourd’hui de pro-duire plus et de meilleure qua -lité, de façon plus efficace et enmoins de temps. Ils doivent êtremis au service des travailleurset de l’amélioration de leursconditions de vie. Mais au lieud’étendre les 35 heures à tousles travailleurs, le gouverne-ment PSD-CDS a choisi d’aug-menter les horaires de travail.Ainsi, tout le progrès scientifiqueest mis au service de l’aggrava-tion de l’exploitation des tra-vailleurs et de l’accumulationdes profits des grandes entre-prises. Il est bon de rappelerque les progrès techniques etscientifiques ne sont pas uneconquête du capital. Bien aucontraire, ce sont les travailleurs– et l’humanité dans son ensem-ble – les véritables artisans duprogrès scientifique. Il est doncnormal et juste que les avan-tages que ces progrès appor-tent à la société reviennent auxtravailleurs et ne se retournentpas contre leur propre intérêt.

l’administration locale, dontl’autonomie a été violée par legouvernement central, l’arrêtdu Tribunal constitutionnelreprésente une énorme victoirede la lutte des travailleurs, deleurs syndicats et des élus locaux.

LE RÔLE DU PCPPour honorer son engagementenvers les fonctionnaires, etégalement pour répondre à leursjustes revendications pendantplus de deux ans de lutte pourla reconquête des 35 heures, lePCP a récemment présenté auParlement un projet de loi pourpermettre la remise en placedes 35 heures dans l’adminis-tration publique, et ce avec effetimmédiat. Avec la présentationde ce projet de loi du PCP quiprévoit l’application des 35heuresde travail pour tous les travailleursde l’administration publique(quelle que soit la nature de leurstatut ou contrat de travail), lavoie est désormais ouverte pourla reconquête d’un droit gagnépar la lutte des travailleurs : ledroit à un horaire de travail décent

sans réduction du niveau derémunération ni modificationdes conditions de travail, et com-patible avec le niveau tech-nologique actuel, qui doit êtremis au service des travailleurset du peuple, et non pas de l’exploitation.Ferme dans sa conviction querien ne justifie le maintien dela spoliation que subissent lestravailleurs, le PCP estime qu’ily a une seule façon de rétablirle droit et la justice sociale :rétablir les 35 heures. Les négo-ciations sont en cours avec legouvernement PS, et il est pos-sible que les 35 heures soientmises en œuvre à partir de l’été2016. Parallèlement, le PCP

présentera très bientôt une ini-tiative visant à réduire progres-sivement la durée du temps detravail dans le secteur privé : les35 heures sans perte de salaireni d’autres droits, en accordavec les engagements contenusdans son programme électoral.Il n’y a pas de véritable démo -cratie sans le respect des droitsdes travailleurs et sans justicesociale. Une démocratie réelleva de pair avec une administra-tion publique au service du peu-ple et du pays, bénéficiant desressources nécessaires pourassumer correc te ment lesresponsabilités sociales qui luisont confiées par la Constitutionau niveau de l’éducation, lasanté, la protection sociale, lajustice, la sécurité et la défense.Dans une époque où la poli-tique de droite mène un véri-table règlement de comptesavec les réalisations sociales etéconomiques de la révolutiondu 25 avril, rabaisse et attaqueles droits et les intérêts des tra-vailleurs, impose la dégradationdes droits sociaux, économiques

et culturels conquis par la luttede générations de travailleurs,la valorisation du travail et destravailleurs représente un axeessentiel du programme poli-tique alternatif patriotique degauche que le PCP défend etpropose aux travailleurs, au peu-ple et au pays. n

*MIGUEL VIEGAS est député européen du Parti communiste portugais (PCP), membre du groupeGauche unitaire européenne-Gaucheverte nordique (GUE-NGL).

1. Source : DARES.

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Tout est fait pour mettre à l’écart les syndicats de lagestion du temps de travail, en déplaçant des centresde décisions et de négociations à l’intérieur desentreprises, de manière que le travaillleur individuelse trouve face au patron.

Discussion aux portes d’une entreprise de sidérurgie lors de la campagnedes élections législatives de 2015.

POUR LA RECONQUÊTE DES 35 HEURESLa reconquête des 35 heures detravail dans l’administrationpublique a constitué immédia -tement un gigantesque élémentde mobilisation et de lutte : desmilliers de travailleurs sontdescendus dans la rue et ontfait des grèves à travers tout lepays, dont la dernière date du28 janvier 2016, c’est-à-direaprès la formation du nouveaugouvernement socialiste. Cesluttes ont conduit à la mise enplace de dizaines de conven-tions collectives signées parplusieurs municipalités, notam-ment celles dirigées par le PCP.Ces conventions collectives –connues sous le sigle ACEEP(accord collectif d’entitéemployeur public) –, négociéesentre les autorités municipaleset les syndicats, prévoient laréduction à 35 heures de la duréehebdomadaires du travail pourles salariés de ces municipa -lités. Cependant, et de manièreillégitime, le gouvernement atenté de bloquer ces conven-tions en freinant leur publica-tion au Journal officiel. Bien quele Tribunal constitutionnel aitjugé légale la possibilité de met-tre en œuvre les 35 heures, aumoyen d’instruments de régu-lation collective, le gouverne-ment précédent a continuéd’empêcher la publication deces conventions.Il faut souligner que, dans lecontexte du processus de négo-ciation des ACEEP au niveau de

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PAR MARION FONTAINE*,

n regard rapide et unpeu figé sur le présentpourrait laisser penser

que la gauche de notre tempsest la première à aborder cesquestionnements, avec cetteforce et cette gravité. Ce seraitoublier qu’ils sont présentsdepuis les prémices de l’indus-trialisation, c’est-à-dire depuisla fin du XVIIIe siècle. En effet, àpartir de cette période, la méca-nisation du travail, permised’abord par la diffusion de lamachine à vapeur, entraîne uneaugmentation et un boulever-sement des forces productivesqui est sans précédent depuisl’invention de l’agriculture.L’importance de ce boulever-sement est pressentie par leshommes du XIXe siècle et faitnaître chez eux des interroga-tions qui ne sont pas si diffé-rentes des nôtres. On s’attar-dera ici sur la manière dont s’ensaisit alors le mouvement ouvrieret socialiste1, à commencer parJean Jaurès.

UN SIÈCLE SCIENTISTE ET PROGRESSISTELes acteurs du XIXe siècle nour-rissent, pour la plupart d’entreeux, une fascination pour lascience et le progrès technique.Les romans de Jules Verne, etdans un autre genre ceux d’ÉmileZola, écrivain convaincu que laméthode scientifique et la moder-nité industrielle doivent pleine-ment faire partie de la matièrelittéraire, en témoignent. Si cesacteurs croient au progrès, c’estd’abord parce qu’il permet d’aug-

menter la production, et par voiede conséquence le bien-être.C’est aussi, de manière plus phi-losophique, parce qu’ils pensentque le progrès scientifique ettechnique permettra de faireadvenir une société meilleure.Cette prédilection pour le pro-grès n’est pas seulement visiblechez les théoriciens, les artistesou les politiques. Elle parcourtl’opinion publique et expliquele succès massif des grandesexpositions universelles (en 1867,1878, 1889 et 1900), ces foires oùsont présentées les dernièresinnovations scientifiques et indus-

trielles, dont le symbole est, en1889, la fameuse tour de GustaveEiffel.Cela n’empêche pas de perce-voir les inconvénients des pro-grès techniques, notammentpar le monde social qui naît peuà peu de l’industrialisation : lemonde ouvrier. L’une des formesles plus spectaculaires que prendcette perception est, dans lapremière moitié du XIXe siècle,le bris de machines par desouvriers en colère. Ces protes-tations contre la mécanisationpeuvent parfois prendre la formede véritables mouvementssociaux, les premiers du genre :c’est le cas, par exemple, du lud-

disme en Angleterre dans lesannées 18102. Des historiensont démontré récemment ques’en prendre aux machines n’étaitpas fondamentalement dû àune peur de la technologie ouà une violence irrationnelle,mais que c’était une forme ultimede défense face à des méthodesde travail qui non seulementsont génératrices de chômage,mais qui entraînent aussi dés-tructuration la des équilibres etde l’organisation interne descommunautés concernées. Loinde l’image de la foule de bar-bares effrayée par la civilisa-tion, les émeutiers s’avèrent enréalité très intégrés, et soucieuxde défendre ce qu’ils considè-rent comme leur « bon droit ».D’autres chercheurs ont prouvéque la préoccupation écolo-gique était également présentedès cette période. Si les habi-tants des premières villes indus-trielles n’utilisent évidemmentpas ce terme, ils se mobilisentet se préoccupent de ce qu’ilsqualifient alors de « nuisances »ou d’« incommodités »3 : pol-lution des eaux qui gêne les acti-vités ménagères ou agricoles,fumées, odeurs…Si la croyance dans le progrèset la technique dominent, leXIXe siècle est également conscientde l’émergence de nouvellesproblématiques.

JAURÈS, LE SOCIALISME, LA PRODUCTION ET LE PROGRÈS TECHNIQUEAutant les positions de Jaurèsont pu être discutées et débat-tues sur bien des thèmes, autantcelles qu’il adopte dans ce

domaine, il les partage avec laquasi-totalité du mouvementsocialiste français et européen,Marx compris. Si les socialistescontestent le mode de gestioncapitaliste de l’industrialisa-tion, ils sont pour la croissancede la production industrielle,pour la sortie du monde ruraltraditionnel, pour le progrèsscientifique et technique, enpensant que les solutions qu’ilsproposent permettront de gérerces dynamiques plus justement,mais aussi plus efficacementque ne le fait le capitalisme. Àl’inverse des clivages qui se révè-lent aujourd’hui à gauche surces questions (croissance/décroissance, par exemple),cette position est adoptée demanière quasi unanime par lessocialistes.Jaurès est parfaitement repré-sentatif à la fois de son tempset des attentes du mouvementsocialiste. Il célèbre à plusieursreprises dans les colonnes del’Humanité les progrès pour lacivilisation humaine que consti-tuent l’aviation, l’accélérationde la navigation transatlan-tique ou encore les expéditionspolaires4. Plus largement, ilvoit dans le socialisme non unobstacle à la croissance et àl’industrialisation mais un pro-jet politique qui aidera à fairemieux avancer le processus deproduction et de modernisa-tion des sociétés. C’est ainsiqu’il présente le socialisme àBuenos Aires, en 1911, dans saconférence « Civilisation etsocialisme ».Citons-le : « Il ne peut y avoirde grande civilisation sans

n HISTOIRE

Jaurès, les machines et le progrès technique

Les acteurs du XIXe siècle nourrissent,pour la plupart d’entreeux, une fascinationpour la science et le progrès technique.

Les controverses autour du progrès technique sont aujourd’hui trèsvives : comment équilibrer les avantages et dangers dont il peut êtreporteur ? Comment gérer les destructions d’emplois qu’il génère, dansl’industrie et les services, avec la robotisation et la numérisation ?Jaurès par Nadar (1904).

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richesse, sans accroissement deproduction. Et je le répète et conti-nuerai de le répéter […] plus quetout autre doctrine, plus que toutautre force humaine, le socia-lisme a intérêt au développe-ment de la puissance de produc-tion. […]. L’esprit de progrès

social s’annihile dans les peu-ples dont la force de productionlanguit. Dans une société para-lysée, l’idéal social serait commeune fleur empoisonnée et sté-rile. […]. Le socialisme est doncfavorable à tout développementde la production; et, par les butsqu’il poursuit et par son essence,il travaille et travaillera en faveurde son accroissement. »5. PourJaurès, le socialisme est lié àl’industrialisation, au dévelop-pement des sciences et des tech-niques.

QUELLE APPROPRIATIONOUVRIÈRE DE LA TECHNIQUEET DU PROGRÈS?Jaurès est conscient de la diffi-culté que les hommes éprou-vent parfois à maîtriser leurspropres créations, des risquesqui pourraient apparaître. Il l’ex-plique en évoquant les acci-dents mortels qui accompa-gnent les premiers pas del’aviation. « Dans tous les élé-ments où l’homme déploie sonaction, sur tous les cheminsd’aventure et d’audace que songénie s’est frayés, il se heurte àde subites et formidables épreuves.[…] Par la science, il dépasse la

nature ; mais il est dépassé lui-même par ses propres inven-tions… Elles exigent de lui, pourle maniement des mécanismescompliqués, des vitesses accrues,des équilibres incertains, unesûreté impeccable de main et depensée, une présence d’esprit

continue, une infaillibilité detoute minute, où la race humainesi sublime à la fois et si faible nepeut atteindre. »6. Ici, c’est enphilosophe que réfléchit Jaurès,constatant que le progrès scien-tifique et les nouvelles possibi-lités qu’il offre aux hommescréent aussi de nouvelles formesd’imprévisibilité.Jaurès est aussi penseur et acteurpolitique. Il cherche les voiespar lesquelles la technique puisseêtre non un instrument de domi-nation et d’aliénation desouvriers mais l’un des vecteursde leur émancipation. Ilcondamne les bris de machines,qui lui semblent, comme à peuprès à tous les socialistes de sontemps, une attitude archaïqueet incompatible avec le socia-lisme scientifique. Il plaide biendavantage pour une réappro-priation des sciences et des tech-niques par les ouvriers eux-mêmes.Dans « Civilisation et socia-lisme », il s’attache par exem-ple à démontrer que la tech-nique n’est pas seulement le faitdes théoriciens et des ingénieurs,mais qu’elle relève aussi de lacapacité d’invention des tra-

vailleurs : « C’est la masse obs-cure des prolétaires qui a créé etpréparé, dans l’anonymat de sontravail quotidien, la plus grandepartie des inventions qui sontappliquées actuellement. Ce sontles combinaisons nées dans lestêtes ouvrières des tisserands quiont suggéré l’idée des premiersmétiers mécaniques. Monge, legrand géomètre français, décla-rait et reconnaissait que, dansles figures et les dispositions despierres, pratiquées spontané-ment par les maçons, il avaitrencontré les éléments d’une géo-métrie appliquée. Toutes lesinventions ont leur part dans le travail, dans l’expérience dutravail. Et c’est de cette œuvrequotidienne d’applications et d’expériences, que surgissentles nouvelles idées de progrèstechnique. »Dans d’autres discours mili-tants qu’il prononce devant lesouvriers du textile, victimes dela crise et de la baisse des salaires,il développe une autre piste. Leproblème, dit-il en substance,n’est pas les machines, mais laconcurrence déréglée à laquellese livre le patronat qui, au lieude miser sur une innovation desprocédés, entraînant l’augmen-tation des compétences desouvriers, n’use de la machineque pour faire baisser les salaires.Ce n’est pas la machine qui estmauvaise, mais le capitalisme.« Il faut, dit-il, qu’elle libère lesbras, il ne faut pas qu’elle lesbrise. »7.

Et cette libération n’est possi-ble, à ses yeux, que si les ouvrierss’organisent collectivement pourmaîtriser et les innovationsscientifiques et techniques, etla production en général.

Sans doute Jaurès pense-t-il enhomme du XIXe siècle, et noscontemporains du XXIe siècleont-ils un rapport moins sim-ple et moins évident au progrèsindustriel et à la science. On nepeut pourtant s’empêcher deremarquer que tout, dans sondiscours, n’a guère perdu de sonactualité, à commencer par lanécessité d’une compréhen-sion et d’une maîtrise collec-tive du progrès scientifique (dif-fusion du savoir, organisationéconomique et sociale de la production). n

*MARION FONTAINE est maître deconférences en histoire contemporaineà l’université d’Avignon.

1. Avant 1914, le terme « mouvementsocialiste », désigne l’ensemble desforces intellectuelles, politiques,syndicales qui critiquent à la foisl’injustice et l’inefficacité du systèmecapitaliste, et entendent le modifier,que ce soit de façon progressive oupar la révolution.2. Edward P. Thompson, la Formationde la classe ouvrière anglaise, Seuil,coll. « Points », Paris, 2012 (1963pour l’édition originale en anglais).3. Geneviève Massard-Guilbaud,Histoire de la pollution industrielle.France 1789-1914, Éditions del’EHESS, Paris, 2010.4. À propos de l’aviation, « Victoirehumaine », l’Humanité, 18 septembre1910. L’ensemble des numéros del’Humanité jusqu’en 1939 estdésormais librement accessible sur lesite gallica.fr. 5. « Civilisation et socialisme »,conférence donnée à Buenos Aires le5 octobre 1911, reprise dans JeanJaurès. Œuvres. Tome 17. lePluralisme culturel (édition établie parJean-Numa Ducange et MarionFontaine), Fayard, Paris, 2014, p.576-577.6. « Débordés », l’Humanité, 18septembre 1910.7. « Discours de Jaurès àHouplines », la Petite République,22 octobre 1903.

Jaurès est aussi penseur et acteur politique. Il chercheles voies par lesquelles la technique puisse être nonun instrument de domination et d’aliénation desouvriers mais l’un des vecteurs de leur émancipation.

Dans des romans contemporainsde Jaurès, Jules Verne fait rêverle monde avec ses histoiresd’anticipation fondées sur lesprogrès techniques. (Illustrationsde Bayard et Neuville, G. Roux et L. Benett.)

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Les chantiers de Saint-Nazaire, fleuron industriel pris dans la tourmente de la finance,sont au cœur d’un secteur stratégique qui mériterait un véritable contrôle public.

PAR AYMERIC SEASSAU*,

ans quelques semaines,les bassins du chantierSTX de Saint-Nazaire

délivreront l’Harmony of theSeas, le plus grand paquebot dumonde. Un « exemple pourl’ensemble de l’économiefrançaise » qu’est venu saluerle 1er février 2016 le ministre del’économie Emmanuel Macron,accueilli fraîchement parplusieurs centaines de salariésde la navale et des militants syn-dicaux et politiques du bassind’emploi.En réalité, si le carnet de com-mandes est bien rempli jusqu’en2020, personne n’a oublié lesbassins vides de 2010, les sup-pressions d’emplois, la regret-table affaire du paquebot libyenpuis celle des bâtiments de pro-jection et de commandement(BPC) « russes », et surtout l’an-goisse d’une nouvelle opéra-tion capitalistique pour unchantier mis en vente par l’ac-tionnaire majoritaire coréen.

Une situation singulière quisymbolise grandeurs et déca-dences de l’industrie française.

LE PIÈGE DE LAMONOPRODUCTIONLa concentration de l’activitésur le marché du paquebot àhaute valeur ajoutée conduitinvariablement le chantier decrise en crise. Dans les mains degrandes familles capitalistes (lesPritzker, une des plus richesdes États-Unis, pour RCLL oula famille Aponte pour l’italo-suisse MSC, pour ne citer queles deux principaux comman-ditaires actuels), le marché dela croisière est assez fermé, trèscompétitif et lié naturellementaux tendances de l’industrie dutourisme et des loisirs. Riend’éton nant donc à ce que lescommandes se retrouventgelées en 2009-2010, en pleinecrise mondiale. Plus encore,avec la défaillance du systèmebancaire, les industriels, desarmateurs aux sous-traitants,ont peiné à trouver auprès desbanques les financementsnécessaires.

Si la capacité de production asubi un nouveau coup dur avecla suppression de plusieurs cen-taines de postes en 2010, le retourde l’État dans le capital – il détientdésormais une minorité deblocage de 33 % – et de nou-veaux investissements ont puéviter l’irréparable.

UN FLEURON PRIS DANS LA TOURMENTEDIPLOMATIQUE…Après être revenu au capital viale Fonds stratégique d’investisse-ment (FSI), le gouvernementFillon-Sarkozy avait obtenuplusieurs commandes symbo -liques, parmi lesquelles unpaquebot pour General NationalMaritime Transport (NMTC) –une compagnie d’État libyennedirigée par un fils du colonelKhadafi – et trois navires mili-taires BPC de classe Mistral encoopération avec DCNS, l’unpour la France, les deux autrespour la Russie.La suite est connue : tapis debombes après le tapis rouge

pour Khadafi, et un paquebotrevendu au rabais à MSCCroisières. Quant aux BPC « rus -ses », ils ont nourri un bras defer avec Vladimir Poutine, dufait de la position française surle conflit en Ukraine, et flottenttoujours tristement à Saint-Nazaire bien que revendus àl’Égypte… après avoir étééquipés pour le grand froid etsignalisés en cyrillique. À cejour, avec l’opacité de la rup-ture de contrat avec la Russieet les changements effectués,personne n’est en capacitéd’indiquer le surcoût quereprésentera pour l’État françaiscette gabegie diplomatique et industrielle.

… ET CAPITALISTIQUELorsqu’en 2006 le norvégienAker Yards fait main basse surle chantier de Saint-Nazaire, ils’est trouvé quelques commen-tateurs politiques pour se sa -tisfaire de la nouvelle sur lethème « l’Europe industriellese construit. Nous avons évité

La navale française entre deux eaux

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la Corée ». Las, à peine deux ansaprès, le coréen STX rachèteAker Yards et ses sites européens.Une dizaine d’années et quelquescentaines de suppressions depostes plus tard, le chantier està nouveau mis en vente. En effet,l’actionnaire coréen sous tutellede son créancier, la banquepublique coréenne KDB, a misen vente ses actifs européensdepuis 2013. Or, si le chantierfinlandais de Turku a été cédérapidement en 2014 à l’alle-mand Meyer Werft, le sitenazairien est toujours dans l’ex-pectative. Et l’État actionnairea, semble-t-il, choisi l’inaction,répondant inlassablement auxnombreuses interpellationsd’élus locaux qu’il faut atten-dre que les Coréens précisentleurs intentions.

LA NAVALE ET SAINT-NAZAIRE,SYMBOLES D’UNE POLITIQUEINDUSTRIELLE INEPTEAu-delà du bassin d’emploinazairien, la question qui estposée est celle d’une politiqueindustrielle nationale à l’heureoù la France pointe aux derniersrangs de l’Europe en part indus-trielle dans la valeur ajoutée,derrière la Grèce, devançantseulement deux pays : leLuxembourg et Chypre.Otage de la diplomatie ou de lafinance, le chantier nazairienrévèle, par son martyre, les erre-

ments d’un pays qui ne fait plusle choix de l’industrie.« Il n’y a pas d’économie fortesans industrie forte », pouvait-on lire dans la lettre de missionsdu rapport Gallois prétendantà un nouvel « élan industriel ».Ce rapport a en fait scellé l’orien -tation libérale du quinquennat,le pacte de compétitivité et leCICE, dont les dégâts se fontsentir dans tout le pays et quia conduit à des scandales comme

celui de la SEITA : un chèquede prés de 2 millions d’eurossur trois ans a été octroyé àImperial Tobacco pour sup-primer 327 emplois à Nantes,sur un site rentable, menaçantde disparition définitive la fi -lière tabac française.À Saint-Nazaire, l’accord decompétitivité signé en 2014 parla CFDT avait été combattu parla CGT comme par FO, bien quecette dernière organisation syn-dicale ait refusé de le dénon-cer. La direction avait alors misdans la balance quatre com-mandes de paquebots possi-bles pour 32 millions d’heuresde travail. Mais la politique deréduction des coûts à outranceconduite par STX, couplée à larécente crise, a déjà laissé surle carreau plusieurs sous-trai-tants, parmi lesquels desagenceurs historiques commeles chantiers Baudet.Et si la force du site nazairienrésidait ailleurs? Dans son outilde production moderne, maisaussi et surtout dans le savoir-faire de ses ouvriers, de sesingénieurs, de ses sous-traitantsaujourd’hui mis en concurrenceavec des entreprises étrangèreset des travailleurs détachés.

UN CHANTIER POUR QUOI FAIRE?Le chantier de Saint-Nazaire etavec lui – parce qu’il est le sitele plus important – toute la fil-

ière navale se trouvent aujour-d’hui à la croisée des chemins.D’une part, il est en vente, ettoutes les hypothèses de rachatsont ouvertes en l’absence d’unestratégie nationale: d’un concur -rent coréen de STX, commeDaewoo, au rachat par le groupeitalien nationalisé Fincantieri.D’autre part, c’est la capitalisa-tion qui détermine à elle seulele projet industriel.Le chantier de Saint-Nazaire

revêt un caractère stratégiqueà deux titres au moins : pour lafilière industrielle navale d’unepart, et par sa taille d’autre part– c’est le seul qui a la capacitéde construire de grands bâti-ments pouvant relever de ladéfense nationale.Or la monoproduction de pa -quebots condamne la navalefrançaise à de nouvelles crisessur un marché de niche tenduet extrêmement concurrentiel.Il est inconcevable de laisser unfleuron industriel stratégiquedans les eaux troubles de lafinance internationale, alorsque des besoins nouveaux sefont jour, plutôt que de remplir

in extremis le carnet de com-mandes avec des commandesmilitaires quand les paquebotsviennent à manquer. Ni la guerreni la finance en somme mais la réponse aux besoins dudéveloppement humain.Sans le scandaleux gâchis de laSNCM, l’entreprise devait com-mander des car-ferries, GDF abesoin de gaziers, FranceTelecom de câbliers, et unequinzaine de bateaux detourisme, affrétés pour beau-coup par des collectivités locales,ont plus de trente ans… Lesbesoins sont là, ils peuventdéterminer un tour de table fin-ancier pour porter un projetindustriel nouveau, fondé surla diversification.

UNE SOLUTION POUR LA NAVALE,UNE POLITIQUE INDUSTRIELLEPOUR LA FRANCELe décret Montebourg (no 2014-479) a actualisé la liste dessecteurs stratégiques soumis àautorisation préalable pour lesinvestissements étrangers enélargissant le secteur de ladéfense à d’autres, comme lestransports, les communications

ou la santé publique. Pourtant,sans définition de filièresstratégiques nationales – parmilesquelles la navale – et la miseen œuvre de dispositifs de sou-tien et d’intervention publique,l’objectif de relance industriellereste un vain mot.Pour la navale comme pour lafilière chaude de la sidérurgie,ce dont le pays a besoin c’estd’un tour de table industrielnational, rassemblant toutes lesentreprises dont les besoins sefont jour dans ce domaine etgaranti par une participationfinancière publique et un con-trôle exercé par les pouvoirspublics, les élus locaux, les salariés.

Aujourd’hui, appuyé sur un car-net de commandes à court terme,l’avenir du chantier naval deSaint-Nazaire peut être remisen cause du jour au lendemainpar une acquisition contraire àson intérêt industriel commepar de nouveaux problèmes surles marchés financiers.Les salariés du bassin d’emploide Saint-Nazaire, avec des éluslocaux engagés, parmi lesquelsles élus communistes, ont réus-si à imposer le retour de l’Étatdans le capital des chantiers etdes investissements importants,comme celui du portique per-mettant de lever les plus grosblocs d’Europe. Il est aujour-d’hui possible de mettre lechantier sous contrôle public,de garantir les coopérationsindustrielles nationales néces-saires et le retour aux embau -ches. Cette question, aujour-d’hui posée pour la, interrogel’avenir industriel du pays dansson ensemble. n

*AYMERIC SEASSAU est secrétaire départemental du PCF en Loire-Atlantique et adjoint au mairede Nantes.

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Otage de la diplomatie ou de la finance, le chantiernazairien révèle, par son martyre, les errements d’un pays qui ne fait plus le choix de l’industrie.

Les salariés du bassin d’emploi de Saint-Nazaire, avec des élus locaux engagés, parmi lesquels les éluscommunistes, ont réussi à imposer le retour de l’Étatdans le capital des chantiers.

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52 ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉn TERRITOIRES

PAR BERNARD PICON*,

vec l’émergence de laquestion environ-nementale, les rapports

que les sociétés entretiennentavec la nature ont acquis lestatut de question philoso -phique et sociale quasi uni-verselle. La « modernité », enséparant l’homme et ses œuvresde la nature, avait contribuéaux découpages disciplinaireset scientifiques sur lesquelssont encore fondés l’enseigne-ment et la recherche : scien cesde l’homme et de la sociétéd’une part, sciences naturellesd’autre part.Dans ce contexte, la nature pou-vait être définie comme ce quiéchappe à la volonté de l’homme.Ainsi, les écologues ont long -temps analysé les interactionsentre les êtres vivants et leursmilieux indépendamment desactions humaines. De leur côté,les chercheurs en scienceshumaines ont défendu l’idéede l’autonomie du social. Mais,dès lors que l’on aborde desobjets de recherche environ-nementaux, c’est-à-dire résul-tant de processus sociaux etnaturels entremêlés, ces cloi-sonnements laissent de plus enplus de place aux approchesscientifiques interdisciplinairesen termes de systèmes socio -naturels complexes alors que,parallèlement, de nombreuxsystèmes modifiés sont sociale-ment définis comme « naturels ».Ainsi, la Camargue, poldérisée,endiguée, drainée, irriguée, apeu à peu été requalifiée comme« espace naturel ». Il convientalors, pour le sociologue, de s’in-

téresser au naturel comme rel-evant d’une demande sociale,d’un imaginaire, d’un universsymbolique complexe et his-toriquement daté. L’exemplecamarguais, en illustrant lesprocessus sociaux de construc-tion mentale d’un « territoirenaturel » sur la base d’interven-tions productivistes, permetd’engager une critique ré flexivesur ce qualificatif.

LA CONSTRUCTION D’UN ESPACE PRODUCTIFAu fur et à mesure de la mise enplace géologique du delta,l’homme fut tenté d’en exploiterles ressources naturelles. Toutd’abord, dans le cadre d’uneéconomie adaptative, il prélèveles ressources du milieu sans enmodifier le fonctionnement: ilrécolte le sel, il pêche, il chasse,il cueille, mais ne peut habiter cemilieu, régulièrement envahi parles inondations et sujet aux diva-gations du fleuve et de la mer.Dans un deuxième temps, à par-tir du Moyen Âge, il transformeprogressivement le delta pourse protéger des inondations(1121 : début de l’endiguement;1859 : achèvement de la digueà la mer; 1869 : achèvement desdigues du Rhône). Il chercheaussi, dans une perspective agri-cole, à drainer les lagunes : lapremière association de drainageapparaît en 1543 (Corrège etCamargue Major). L’eau est éva -cuée par gravitation vers l’étangde Vaccarès et les étangsinférieurs situés au centre et ausud du delta. La présence denappes salées contenues dansle sous-sol de la Camargue, asso-ciées au déficit hydrique du cli-

mat méditerranéen (1 200 mmd’évaporation, 500 mm de pluie),provoque la stérilisation d’unebonne part des terres soumi sesaux remontées de sel. L’agriculture se cantonne alorssur les bourrelets alluviaux dufleuve et en Camargue fluvio-lacustre.Pour conquérir des terres nou-velles, les agriculteurs mettentprogressivement en place unréseau d’irrigation pour dessalerles terres. Ce système devienttrès performant à partir de 1860grâce à l’utilisation de pompesà vapeur. Actuellement 200 sta-tions de pompages électriquesintroduisent 400 millions de

mètres cubes d’eau douce paran dans le delta. Le riz, quipousse les pieds dans l’eau etla tête au soleil, est l’armeabsolue contre le sel. La faibleproductivité du sol et les fraisconsidérables que nécessite lamise en valeur agricole de laCamargue ont engendré lagrande propriété et une agri-culture de type industriel.

UNE ZONE NATURELLE FRUIT D’UN CONFLIT ENTRESALINIERS ET AGRICULTEURSDans un troisième temps, avecla révolution industrielle, au sud

du delta la Camargue laguno-marine est entièrement vouéeà la production industrielle desel de mer. La Compagnie deproduits chimiques d’Alais etde la Camargue (devenueCompagnie Alais, Froges etCamargue) met en place, à par-tir de 1850, un vaste marais salantsur 30000ha de Basse-Camargue:l’eau de mer est introduite dansles étangs aménagés de la Basse-Camargue où la puissance éva-poratoire du climat permet derécolter de 900 000 à 1 millionde tonnes de sel par an. La zonecentrale de l’étang de Vaccarèset des étangs centraux, récep-tacle des eaux douces de l’agri-

culture, est propriété des Salinsdu Midi, qui l’utilisent commesurface de concentration en sel.Elle devient un lieu d’affronte-ment entre les agriculteurs etles saliniers.Après un procès en 1906, quin’aura rien réglé, agriculteurs etsaliniers se mettent d’accord pourconfier, en 1927, cette pommede discorde devenue saumâtreà la Société nationale d’accli-matation de France pour en faireune réserve naturelle. Le mélangedes eaux douces et des eaux saléesy est en effet d’une haute pro-ductivité biologique.

La Camargue que nous connaissons a été en quelque sorte construite par l’homme.Elle, qui nous interroge sur les frontières entre espaces « naturels » et « aménagés »,pourrait être menacée par un dénigrement de l’apport humain.

Histoire de la construction sociale et symbolique d’un espace « naturel »

En Camargue, des rétroactions nature-sociétéévolutives dans le temps ont contribué à façonner nonpas des milieux naturels mais des milieux que lasociété désigne comme «naturels». Pour une gestionrationnelle de ce territoire, il est bon de renoncer aux frontières entre le naturel et l’aménagé et de s’intéresser aux processus socio-naturels.

LA CAMARGUE

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Ainsi, dans un quatrième temps,au début du XXe siècle se met enplace en Camargue une réserveintégrale de nature, résultantde la gestion hydraulique con-flictuelle des agriculteurs et dessaliniers. La diversité des milieuxs’est ici construite sur la based’une artificialisation du terri-toire par l’homme. Les milieuxdoux de la Camargue liés à l’ac-tivité agricole, les milieux salésde la Basse-Camargue liés à l’ac-tivité salinière et les milieuxsaumâtres de la réserve nationalecontribuent tous à la diversitébiologique du delta.

L’INVENTION D’UN PARADIS NATUREL…Sur un plan plus symbolique,pour résister à ces opérationsde « colonisation » agricole,industrielle et étatique du delta,les félibres1 du début du XXe siè-cle l’ont célébré comme terrevierge, terre de liberté et enmême temps martyre du pro-grès venu du Nord : « Nousvoulons que les Saintes-Maries-de-la-Mer demeurent encerclées

d’une ceinture à jamais invio-lable de mirage et d’étenduevierge où à jamais s’élèveronttaureaux et chevaux de notreantique race, où les flamantsferont leurs nids, où les cabanesde roseaux avec leur croix con-tinueront à nous défendre con-tre les invasions qui nous vien-nent du Nord » (Baroncelli-Javon,1922). La lecture des romans dudébut du XXe siècle, périodecharnière dans la constructiondu mythe camarguais, offre uneremarquable image de la fasci-nation exercée par ces zoneslacustres.Loin de chercher à domestiquerla nature, le civilisé n’a pourseule obsession que de se faireensauvager par elle. Sous des

formes aseptisées, ce mythefondateur est toujours actif.

… MENANT À L’OUBLI DU RISQUEEn matière de politiquespubliques, l’aménagement duterritoire des années 1960, peudégagé de ces mythes, a alorscontribué à désigner la Camarguecomme coupure verte entre lesaménagements touristiques duLanguedoc-Roussillon et la zoneindustrialo-portuaire de Fos-sur-Mer et l’a institutionnaliséecomme parc naturel régionalen 1973. Certains naturalistesl’ont à leur tour désignée dansles années 1980 comme « dernierespace naturel intact de la côteméditerranéenne française », ou comme « relique de natureme nacée ».

Il est vrai que les immensesapports d’eau agricole et sali -nière et leur avifaune associéecomme les activités taurines etéquestres valorisées par les féli-bres comme ferments de l’iden-tité locale ont forgé l’image d’unezone humide naturelle d’im-portance internationale etcomme terre de traditions et deliberté.Et paradoxalement cet ensem-ble de représentations sociales,en tenant lieu de vérité, a étéun facteur important d’aggra-vation du risque inondation lorsdes crues de 1993, 1994 et 2003.L’idéologie dominante nourriede l’idée que la Camargue estnaturelle et que la nature estforcément bonne et belle avait

aussi contribué à l’« oubli » des digues du Rhône, donc àleur non-entretien, et a donc constitué aussi un facteur aggra-vant du risque inondation.

UN CHANGEMENT RADICALDE PERCEPTIONSur le plan symbolique, l’île deCamargue, qui avait été pro-gressivement désignée commeun espace sauvage menacé d’ungrand nombre d’agressionshumaines, apparut soudain,dans les médias, comme unmilieu humain menacé de cata -strophes naturelles. Alors quel’on se protégeait d’incursionsindustrielles, résidentielles outouristiques présentées commecatastrophiques, c’est un objetnaturel, l’eau du Rhône, qui adéstabilisé le delta. De milieunaturel menacé de risqueshumains, le delta a basculé dansla représentation d’un milieuhumain menacé de risquesnaturels.La production symbolique d’unespace naturel avait gommé laréalité d’un polder agricole etsalinier à risques. Il ne faut pasoublier que le centre du deltaest à 1,50m en dessous du niveaude la mer et que les bourreletsalluviaux placent le Rhône au-dessus de la plaine.

EN CONCLUSIONCette parabole camarguaise apour résultat, important etfécond pour l’avenir, de nousmener à considérer que les acti -vités économiques de mise en valeur peuvent, comme l’his-toire récente le démontre (ou si l’on s’en donne la peine),contribuer à modeler des milieuxd’une richesse biologique tellequ’ils vont jusqu’à être quali-fiés de « patrimoine naturel ».L’exemplarité de ce cas permetd’envisager avec beaucoup plus

d’objectivité le rapport homme/nature, et de l’extraire de sagangue normative:en Camargue,des rétroactions nature-sociétéévolutives dans le temps ontcontribué à façonner non pasdes milieux naturels, mais desmilieux que la société désignecomme « naturels ». Pour unegestion rationnelle de ce terri-toire, il est bon de renoncer auxfrontières entre le naturel etl’aménagé et de s’intéresser auxprocessus socionaturels.Mais le chemin sera long : depuis2012, à la suite de la vente parla Compagnie des salins du Midiau conservatoire du littoral deprès de 10 000 ha jouxtant laréserve nationale, c’est la quasi-intégralité de la Basse-Camarguequi fait l’objet d’une protectionintégrale, alors qu’au nord etsur les bourrelets alluviaux duRhône, malgré de timides essaisde riz biologique, s’étend uneagriculture industrielle qui posede réels problèmes de pollutiondes eaux et des sols. Une telledichotomie territoriale, distin-guant espace protégé et espaceproductif, est le contraire mêmede l’idée de gestion intégrée desressources naturelles, qui estpourtant dans la vocation d’unparc naturel régional confron-té, de surcroît, à une autreépineuse question transversale,celle des conséquences duchangement climatique dans undelta dont le centre se trouve endessous du niveau marin. Pourgérer au mieux les adaptationsnécessaires, il faudra gommerbien des frontières mentales etgéographiques encore tropomniprésentes. n

* BERNARD PICON est sociologue,directeur de recherche émérite au CNRS.

1. Les félibres sont des poètesprovençaux qui, au tournant du XIXe

et du XXe siècle, se sont donné pourmission de défendre la langue et la culture provençales. Ils ont érigé la Camargue en symbole territorial de résistance à l’extérieur.Pour en savoir plus : Bernard Picon,l’Espace et le temps en Camargue,Actes-Sud, 2008, 301 p.

Une telle dichotomie territoriale, distinguant espaceprotégé et espace productif, est le contraire même del’idée de gestion intégrée des ressources naturelles, quiest pourtant dans la vocation d’un parc naturel régional.

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ENTRETIEN AVEC,BENJAMIN CORIAT*,

Progressistes : Les « communs » sontsouvent abordés à travers une sériede cas particuliers ou à travers leurhistoire. Y a-t-il un cadre généralpour les définir ?On peut distinguer deux grandstypes de communs. Les com-muns tangibles (ou matériels)et les communs intangibles (ouimmatériels)Les premiers sont en général lesplus anciens. Il s’agit de coursd’eau dont l’accès est partagépar plusieurs communautés, depâturages ouverts à différentstroupeaux et bergers qui y ontaccès à tour de rôle, de nappesphréatiques ou de systèmes d’ir-rigation, partagés par plusieurscommunautés. Aujourd’hui, ces

communs matériels sont sou-vent des communs urbains.Jardins partagés, friches indus-trielles cédées à des commu-nautés d’usagers qui en font desplates-formes de services : crè -ches, salles de concerts, sallesd’alphabétisation pour lesmigrants…La seconde grande catégorie decommuns, les immatériels, ontconnu un essor formidable avecInternet, le plus emblématiqueétant l’encyclopédie ouverte etpartagée Wikipedia. Mais il existedésormais des milliers de com-muns sur Internet : plates-formespour journaux en ligne à accèsouvert et gratuit, journaux scien -

tifiques, bases de données detoutes sortes : musique, photo -graphie, etc. Pour ne rien diredes communautés en ligneattachées à concevoir et à dif-fuser des logiciels libres, et au-delà, aujourd’hui, à travers lesfab-labs, toutes sortes d’objetsmis à disposition de tous.À partir de là, on peut définirrigoureusement les communs.Il y faut trois éléments :– une ressource (matérielle ouimmatérielle, qui doit être enaccès « ouvert » et partagé ;– des individus ou des commu-nautés avec des droits d’accèset d’utilisation de cette ressource,sur qui pèsent des obligationsde façon à protéger et garantirl’intégrité de la ressource et sareproduction à long terme ;– une gouvernance regroupant

les ayants droit, en charge d’ar-bitrer les conflits éventuels, etle cas échéant de modifier lesrègles d’accès et de partage, defaçon à préserver l’intégrité dela communauté des usagers etayants droit.Ce qui est essentiel dans le com-mun, c’est le fait que, pour unensemble de ressources don-nées, il n’y a plus de droits depropriété privés et exclusifs,mais un ensemble de droitspartagés entre personnes et com-munautés pour une ou desressources dont l’accès est ouvert.Les biens communs sont desressources (océans, air, atmo-sphère, climat…) qui, comme

les communs, sont d’un accèsouvert, mais qui s’en distinguentpar le fait qu’il n’y a pas de gou-vernance capable de garantirque les droits d’accès et d’usagesont respectés. Ainsi, il est inter-dit de dégazer en mer et desouiller les océans, mais il n’y aaucune gouvernance capabled’empêcher cela.La COP21, par exemple, avaitpour but d’établir des règles concernant le climat, pour nepas dépasser à terme les 2 °Cd’élévation de la température,valeur qui signifie l’entrée dansdes catastrophes aux effetsimprévisibles. Or la COP21 n’apas réussi à faire adopter desrègles contraignantes, et il n’y adonc toujours pas de gouver-nance efficace pour le climat.C’est pourquoi le climat est unbien commun (une ressourceen accès partagé), et non pas uncommun (personne pour l’heuren’est capable de le gouverner).

Progressistes :Le « marché », c’est-à-dire les bourgeoisies, cherche às’approprier les communs. Y a-t-ilun aspect fondamental dans l’antagonisme entre le marché/le capi talisme et les communs?

Oui. Depuis la nuit des temps,les puissants cherchent à dé -trui re les communs, à briser ladimension d’accès partagé etouvert des ressources, là où elleexiste, pour installer de la pro-priété privée et exclusive.Ce fut le cas des enclosures auXVIIIe et au début du XIXe siècleen Angleterre : les terres et pâturesen communs – qui étaient à cetteépoque très nombreuses – ontété encloses par des clôturesphysiques et privatisées. Celase poursuit aujourd’hui dans ledomaine immatériel. Ainsi, les

nouvelles dispositions en matièrede propriété intellectuelle per-mettent de déposer des brevets,et donc de privatiser des infor-mations scientifiques, sur lesgènes humains (ou des plantesmédicinales qui traditionnel -lement faisaient partie desmédecines populaires) commesur les algorithmes qui serventde base aux logiciels.Heureusement des commu-nautés multiples (de scientifiques,d’usagers, de résidents, des asso-ciations à base professionnelle…)se sont dressées contre cela etont travaillé à reconstituer ducommun où à le protéger. Descommunautés à l’origine dulogiciel libre ont été pionnièresdans ces luttes ; elles ont mêmeinventé, ce qui est remarquable,un type de licence (la licenceGPL-GNU) qui garantit juridique-ment le caractère ouvert, parta -geable et modifiable du codesource. Dans cette foulée, dif-férents types de licence ont étécréés, donnant naissance à unnouveau domaine public protégé.Il y a, en général, une lutte etune tension entre les common-ers 1 et les tenants de la propriétéprivée.Mais le commun ne signifie pasnécessairement gratuité et refusde toute transaction marchande.Les pêcheurs regroupés autourd’une ressource commune (unlac, le bord de mer…) constituentsouvent des communs. Pourtant,ils vivent du poisson qu’ilspêchent en le vendant sur lemarché ; de même, le sel deGuérande est produit à partird’une communauté qui fait vivreun commun (la principaleressource partagée est ici lemarais salant), et ce sel est vendusur le marché.

n BIENS COMMUNS

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On parle de « communs » ou de « biens communs » pour des choses très disparates.Que sont-ils vraiment? À quoi sont-ils confrontés? Quelles perspectives permettent-ils ?

Dans le commun, il n’y a plus de droits de propriétéprivés et exclusifs, mais un ensemble de droitspartagés entre personnes et communautés pour uneou des ressources dont l’accès est ouvert.

Avec les communs, nous sommes entrésdans une nouvelle longue marche

ENVIRONNEMENT & SOCIÉTÉ

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Progressistes : Quelle place peuventprendre les communs et leurdéveloppement dans la lutte menée contre l’ultralibéralisme?La lutte pour préserver et éten-dre les communs, la défense desbiens communs (l’eau, l’atmo-sphère, le climat…) sont en effetun pivot de la lutte contre lenéolibéralisme. Le cœur du

néolibéralisme, c’est de soutenirl’idée que seuls les marchés sontefficients, qu’il faut donc intro-duire du marché, y compris unmarché des droits à polluer. Orpour que les marchés fonction-nent, ajoutent les néolibéraux,il faut que le monde soitrigoureusement et partout basésur des droits de propriété privéspleins et exclusifs. Sans cela, les transactions ne peuvent avoirlieu en toute sécurité, et lesmarchés cessent d’être efficients.Cette vision du monde a conduit à des catastrophes mul-tiples. La dernière en date est lacrise de 2007-2008 – dans laquel -le nous sommes toujours –, crisequi s’explique avant tout par lefait qu’on a complètementdérégulé les marchés financierspour les mettre en accord avecl’idée que seuls les marchés sontefficients.À la base des communs, il y a aucontraire l’idée que, dans nom-bre de cas, seule la propriétépartagée des biens entre les dif-férentes communautés qui enont l’usage et le bénéfice est le moyen à la fois d’assurer la bonne reproduction de laressource, de la gérer démocra-tiquement et de résoudre les

contradictions.Il en est ainsi d’un cours d’eauqui irrigue des champs multi-ples : seule la concertation etl’échange permettent de préser -ver l’intérêt des différentes com-munautés qui en vivent. Dansd’autres cas, les communsimpliquent l’accès ouvert et uni-versel, comme pour les médica-ments : si les brevets sur lesmédicaments ne donnaientdroits qu’à des royaltiesraisonnables (3 à 4 % du coûtde production) et que lesmolécules puissent être partagées

et reproduites sans la restric-tion des brevets, des centainesde millions de malades actuelle-ment sans traitement dans lemonde en bénéficieraient.Les communs, dans nombre decas, sont la solution que nousespérons à nos problèmes. Ilssont au moins une partie impor-tante des solutions que nousrecherchons.

Progressistes : En quoi les communsse rapprochent-ils de l’économiesociale et solidaire (ESS)?Ils s’en rapprochent en ce quel’ESS, comme les communs,fonctionne à travers des struc-tures juridiques (des formessociétaires : mutuelle, Scop…)qui marginalisent les détenteursdu capital et ne lui associent pasle pouvoir de diriger ou celui des’approprier la valeur créée. Dansla Scop, le principe est 1 homme= 1 voix (et non 1 action = 1 voix).De même, les structures de déci-sion sont délibératives, nonsoumises à la seule autorité duchef. Les communs et l’ESS parta-gent ces caractéristiques. La dif-férence essentielle est que l’ESSrepose sur du salariat, alors queles communs sont le plus sou-vent des associations de per-

sonnes et de travailleurs« indépendants », non salariés.C’est d’ailleurs un des problè -mes à résoudre pour la promo-tion et l’avenir des communs.Comment assurer que la valeurcréée par les commoners leurrevienne et leur permette de sereproduire ? Comment faire ensorte que les créateurs d’un logi-ciel libre puissent disposer dedroits sociaux (chômage, sécu-rité sociale, retraite…) en récom-pense de leur contribution à lasociété ? Des changementsjuridiques sont nécessaires. Ilfaut aller vers des droits« rechargeables » d’une activitéà l’autre, s’inspirer du statut desintermittents du spectacle,réfléchir à ce que pourrait êtreun personnel d’activité adaptéaux commoners…Plus généralement, je pense queles grandes institutions de l’ESS(mutuelles, banques, grandesScop…) ont une responsabilitévis-à-vis des communs. Ellesdoivent jouer le rôle de « cou-veuses » pour favoriser leur essor.

Progressistes : Quel est le rôle descommuns dans la construction d’unetransition écologique?Les communs ont un rôle essen-tiel à jouer. Ils sont un outil priv-ilégié pour cela. En effet, l’in-térêt même des commoners estde préserver la ressource dontils vivent, car sinon la commu-nauté même des commonersdisparaît avec elle. Plus les

ressources seront gérées « encommuns », plus et mieux ellesseront protégées.Dans certains cas, pour les com-muns globaux (océan, climat…),cette gestion en commun estdélicate à réaliser. Il faut addi-tionner des règles, des traitésinternationaux, des agenceslocales ou régionales, etc., maisle rôle des communautés localesde commoners restera décisif.Imagine-t-on de lutter pour leclimat sans des commoners qui,dans les villes, veillent à la luttecontre la pollution industrielle,sans des commoners à la cam-pagne défendant pied à piedl’agri culture biologique et la luttecontre les pesticides, sans descommoners luttant contre lesdégazages sauvages en mer ?Les communs et les common-ers sont une forme de revitali-sation de l’action publique. Parleur expression décentralisée,des communautés prennent encharge le bien commun. Unerévolution prend son essor, quiimpacte et imprégnera toujoursdavantage nos modes de pen-sée et notre manière d’envi sagerla transformation du monde.Nous sommes entrés dans unenouvelle longe marche ! n

*BENJAMIN CORIAT est professeurd’économie à l’université Paris-XIII,membre du comité d’animation desÉconomistes atterrés, auteur de leRetour des communs. La crise del’idéologie propriétaire, éd. Les liensqui libèrent, 2015.Propos recueillis par J.-Cl. Cheinetfévrier 2016.

1. Terme anglais pour désigner lesparticipants à un commun.

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Une révolution prend son essor, qui impacte etimprègnera toujours davantage nos modes de pensée etnotre manière d’envisager la transformation du monde.

L’eau, l’air, les paysages: autantde communs de l’humanité quecertains cherchent à privatiser. Le brevetage du vivant n’en estqu’un aspect.

Le statut et la reconnaissance du travail de ceux qui créent descommuns pose question. Commentfaire en sorte que les créateurs d’un logiciel libre puissent disposerde droits sociaux (chômage, sécuritésociale, retraite…)?

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LIVRES

Celle qui plante des arbresWANGARI MAATHAI Éditions Héloïse d’Ormesson,2007, 380 p.Ce livre n’est pas tout nouveau et il n’apas fait l’objet d’une grande publicité.Mais quand je l’ai lu, je n’ai pas pum’en détacher.C’est une sorte d’autobiographie quirévèle à la fois une femme exception-nelle, son pays, le Kenya, ses épreuves

et ses actions. Elle est née en 1940 dans une famille du peuplekikuyu, elle a été nourrie des traditions de son peuple quand leKenya était sous domination britannique, elle a connu la révoltedes Mau-Mau, l’accès à l’indépendance, les tares et la corruptiondes dirigeants, la persécution et la prison, elle a mené des batailles,créé la « ceinture verte » en s’appuyant sur les femmes pour l’en-tretien des arbres, pour finalement se retrouver prix Nobel de lapaix en 2004, et mourir célèbre en 2011. Et ce fut en même tempsune femme instruite, parcourant le monde, formée comme bio-logiste aux États-Unis puis en Allemagne, titulaire d’un doctorat(Ph.D) en médecine vétérinaire.Sa vie est un roman. Elle a été amoureuse de la nature, des arbres,de l’arbre fétiche qu’est le figuier dans les pays arides, dès sonenfance. Elle a été soumise à des traditions rétrogrades. Sa famillel’a aidée à s’en libérer, en l’envoyant comme élève dans une écoletenue par des missionnaires catholiques italiennes qui lui ontappris l’anglais et le catéchisme. Elle est devenue catholique inté-griste. Puis elle a obtenu une bourse pour étudier aux États-Unis,et elle a connu des catholiques américaines, si différents de sesmaîtresses italiennes que son catholicisme s’est effrité avant dedisparaître. Je passe sur une série d’épisodes savoureux, pourarriver à ses succès universitaires, à l’instauration d’un Kenyaindépendant et au chapitre intitulé « Une femme indépendantedans un Kenya indépendant ».C’est là que vraiment les épreuves commencent. Elle est rentréedes États-Unis avec un engagement dans un laboratoire universi-taire kényan. Arrivée sur place, elle apprend que son chef a engagéquelqu’un d’autre : première expérience de l’arbitraire et mêmede la corruption. Elle n’aura jamais de poste universitaire, ni demoyen d’existence stable. Mais c’est une battante, une militante,elle gagne sa vie. Elle épouse d’amour un homme brillant qui viseune carrière politique, elle l’aide, trop, il ne la supporte plus, ilintente un procès de divorce qu’il gagne, parce que la femme doitobéissance à son mari.Elle s’est fait connaître sous le nom de son mari, Mathai, qu’ellen’a plus le droit de porter. Réaction de battante : elle va s’appe-ler Maathai. Elle se bat contre la destruction de parcs et de forêtset se fait connaître largement. Mais cela n’est pas suffisant commeaction : il faut créer. Localement d’abord, et le mouvement s’étend,des femmes se chargent des plantations et de leur entretien ; elleest féministe en mobilisant les femmes. C’est la formule de la« ceinture verte », qui commence à être connue et appréciée dansle monde entier. Du coup, elle envisage elle aussi, c’est en 1997,de se présenter aux élections : échec administratif et prison.Les arrestations, persécutions, passages en prison se multiplientjusqu’à la période finale, la fin de la dictature, la reconnaissancede son action au Kenya même, et le prix Nobel de la paix quimarque la fin du livre.C’est donc un livre tonique et instructif, un témoignage sur l’ac-tualité en Afrique par un acteur du mouvement, et la révélationd’une personnalité hors du commun, d’une femme exceptionnelle.

JEAN-PIERRE KAHANE

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Palmyre,l’irremplaçable trésorPAUL VEYNE Albin Michel, 2015, 141 p.

En pages intérieures, des photos de chosesqui n’existent plus : le temple de Baalshamin,détruit par l’État islamique le 23 août 2015 ;le temple de Bél, détruit par l’État islamiquele 30 août 2015 ; les tours funéraires détruites

début septembre 2015. Mais aussi le site du théâtre de Palmyre,que Daesh a utilisé le 4 juillet 2015 pour une mise en scène atroce :vingt-cinq soldats syriens agenouillés devant la colonnade dufond, et derrière chacun d’eux un bourreau, qui l’égorgera.Paul Veyne a quatre-vingt-cinq ans. Il a été professeur d’histoireromaine au Collège de France, et présente ainsi son livre : « Ayanteu pour métier l’étude de l’Antiquité gréco-romaine, je n’ai cesséde rencontrer Palmyre sur mon chemin professionnel. Avec la des-truction de Palmyre par l’organisation terroriste Daesh, tout unpan de notre culture et mon sujet d’étude viennent brutalementde voler en éclats. Malgré mon âge avancé, c’était mon devoir d’an-cien professeur et d’être humain de dire ma stupéfaction devantce saccage incompréhensible et d’esquisser un portrait de ce quefut la splendeur de Palmyre qu’on ne peut plus désormais connaî-tre qu’à travers les livres. »Il n’a fallu que quelques semaines à Paul Veyne pour écrire cespages, en novembre 2015 ; le déclencheur fut la découverte du sortfait à ce joyau de civilisations mêlées que fut Palmyre au IIIe siècleaprès J.-C., mêlée aux questions d’histoire et aux motivations deDaesh. Paul Veyne a écrit des ouvrages savants. Ici, c’est l’ouvraged’un savant pour nous, les profanes. Et c’est la preuve que l’« âgeavancé » n’est aucunement l’âge du renoncement devant les désas-tres du monde.

J-.P.K.

Libérer le sport. 20 débats essentielsNICOLAS BONNET-OULADJ, ADRIEN PÉCOUTÉditions de l’Atelier, 2015, 155 p.Dans le contexte d’une année 2016qui s’annonce très sportive (avec l’Eurode football en France, puis les Jeuxolympiques de Rio), ce petit ouvragefait le point sur les problèmes querencontre aujourd’hui le sport à l’échelle

nationale et mondiale : le règne de l’argent et de la commercia-lisation à outrance bien sûr, mais aussi les inégalités persistancesdans l’accès au sport, les dysfonctionnements des institutionssportives ou encore les questions que posent la technicisationet la médicalisation croissantes du sport (le dopage n’en consti-tuant qu’un aspect). Il propose aussi des solutions pour résoudre ces problèmes etfaire en sorte que le sport, tant amateur que professionnel, retrouveun véritable pouvoir d’émancipation. L’ensemble des chapitres interroge sur la définition et sur la placesociale du sport aujourd’hui et demain, sur les moyens de par-venir à une véritable démocratisation de la pratique et du sys-tème sportifs, sur la lutte enfin contre les dérives du sport. Lesdébats évoqués sont nombreux : de la candidature de Paris auxJO de 2024 aux salaires des sportifs, des inégalités socioprofes-sionnelles et de genre aux relations entre art et sport.

Progressistes JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016

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Ce livre dégage une conception progressiste du sport, qui prendacte du rôle de la performance, de la recherche de l’améliorationdu geste et du spectacle, autant d’éléments de définition de la pra-tique moderne. Il démontre en même temps que tous ces élémentspeuvent trouver ou retrouver une valeur positive, collective, édu-cative et devenir, si on les oriente bien, un facteur de libération.

MARION FONTAINE

Une nihilisteSOPHIE KOVALESKAÏAPhébus, 2004, 147 p.

Les mathématiciens connaissent, de nomau moins, Sophie Kovalevski (1850-1891),le théorème de Cauchy-Kovalevski et lathéorie de la toupie qui lui valut un grandprix de l’Académie des sciences de Paris.C’est pour eux l’un des modèles les plusétonnants et respectés : une femme quis’est imposée comme mathématicienne

en franchissant tous les obstacles, sociaux et scientifiques.Sonia Kovaleskaïa, alias Sofia, alias Sophie Kovalevski, est née dansl’aristocratie russe – elle tient son nom d’un mariage blanc, pourelle le seul moyen de partir faire des études en Allemagne – et s’estliée à un courant de révolutionnaires russes, qu’on appelait lesnihilistes parce qu’ils contestaient l’ordre établi. Elle a voyagé, tra-vaillé, et s’est fait reconnaître en mathématiques tout en écrivantdes textes littéraires et en prenant part à tout ce qui se passait d’im-portant en Europe, par exemple, aux côtés de sa sœur Anna, à laCommune de Paris. Elle-même est un vrai personnage de roman.Le sien met en scène, comme l’écrit Michel Niqueux, le lent éveild’un esprit et d’un cœur à l’amour humain et à l’amour du pro-chain, dans l’arrière-plan social et politique des années 1860-1870 en Russie, mais aussi la révolte des nobles dépossédés deleurs serfs et bientôt de leurs terres par le « manifeste d’émanci-pation » de 1861, un épisode que nous connaissons mal en France.Le roman avait été écrit en russe, avec des passages en suédoiset en français, et il n’est paru qu’après la mort de l’auteur.

J.-P.K.

Souvenirs sur SofiaKovalevskaïaMICHÈLE AUDIN Calvage et Mounet, 2008,286 p.Michèle Audin a une grandeparenté scientifique et humaineavec l’objet de ses souvenirs, SofiaKovalevskaïa. Elle est mathéma-ticienne, écrivain, et ses domainesd’intérêt, tant mathématiquesque sociaux et politiques, sonttrès proches de ceux de Sofia. Le

titre dit bien ce que n’est pas l’ouvrage : l’explication de l’œuvremathématique de Sophie Kovalevski. Michèle Audin s’en estacquittée par ailleurs de façon remarquable. Ce livre est l’expres-sion de la rencontre de deux femmes à plus de cent ans de dis-tance, avec leurs vies, leurs intérêts, leurs vues sur la société etsur l’humanité, et bien sûr les mathématiques y ont leur place,mais accessibles et pas prépondérantes.

J-.P.K.

Kovalevskaïa,l’aventure d’unemathématicienneJACQUELINE DÉTRAZ Belin 1993, 360 p.

Le livre de Jacqueline Détraz est consacré àSophie mathématicienne, et il reproduit lesSouvenirs d’enfance écrits par Sophie en sué-

dois puis en russe et publiés juste avant sa mort, en 1889. Quoiqueancien maintenant, ce livre est une référence obligée à qui veuts’initier à l’œuvre de Sophie Kovalevski (graphie de son nom dansles articles écrits en allemand ou en français). Il existe mainte-nant une abondante littérature étrangère sur ce sujet, et l’ouvragede Jacqueline Détraz n’en prend que plus de relief et de valeur.

J.-P.K.

Émancipation etpensée du complexeJANINE GUESPIN-MICHELÉditions du Croquant, 2015, 120 p.

L’auteure, biologiste, professeure éméritedes universités, présente dans ce petit volumetrès accessible des éléments des sciences ducomplexe en les insérant dans un contextesociopolitique.Face à une pensée unique aveuglante dans

les médias et dominante dans la vie politique, la pensée éman-cipatrice est plus nécessaire que jamais. Elle est certainementplus complexe, plus subtile et plus exigeante que les formulestoutes faites que le capitalisme hégémonique génère pour s’au-tojustifier en gommant ses échecs, pourtant criants, ainsi toutevelléité de recherche alternative. Et si la pensée dialectique, bril-lamment mise en œuvre par les classiques du socialisme, s’estessoufflée pendant le dernier tiers du XXe siècle, voici que les avan-cées des sciences de la nature offrent une possibilité de fertiliserun renouveau des dialectiques dans tous les domaines, y com-pris politique. Il s’agit de penser la société, le monde en termesde transformations, de rapports, de contradictions, grâce à unedémarche elle-même dynamique, adaptative. Les éléments les plus ardus font l’objet d’encadrés regroupés àla fin, ce qui permet de ne pas briser le cours d’une expositionfluide et agréable qui relie une thématique des sciences dites« dures » avec des indications sur la pratique politique ou sociale.Le lecteur peut ainsi accéder à une connaissance précise et fidèlede sujets alléchants mais réputés ardus, tels que le chaos déter-ministe, les boucles de rétroaction ou l’auto-organisation.

EVARISTE SANCHEZ PALENCIA

JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 Progressistes

Revue du projet N o 55 - mars 2015

La France en communhttp://www.pcf.fr/node/7135

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POLITIQUE58

Carnets Rouges«Tous capables!Mais de quoi ? »

Capables… mais de quoi ? C’est à cetteinterrogation que tente de répondre ledernier numéro de Carnets rouges, larevue du Parti communiste consacrée

à l’éducation. Tout au long du numéro, il s’agit d’affirmer quetous les enfants sont capables de réussir, pour peu qu’on oseenfin remettre radicalement en cause le rôle de sélection quejoue l’école aujourd’hui, et de lui en donner les moyens. Plusieursauteurs interrogent les fondements politiques et scientifiquesainsi que les enjeux du « tous capables ». Une réflexion à lalumière des théories en sciences de l’éducation mais aussi autravers d’exemples concrets. n

Du côté du PCF et des progressistes...Un numéro spécialsur l’écoleLa Revue du projet no 53

Les réformes de l’école se suivent etse superposent les unes après lesautres. Difficile pour les profanes d’yvoir encore clair. Le dossier « Éduca-tion, état d’urgence » passe au criblela libéralisation de l’école. Notamment

l’externalisation de l’apprentissage, dont la responsabilité revientaux parents parfois démunis, et aussi la concurrence entre lesélèves, la sélection, l’individualisation et la fragmentation des savoirs. Ce dossier est une marche solide pour amorcer la ré -flexion des communistes dans la construction d’une école quidonne les moyens à tous les citoyens pour maîtriser leur condi-tion d’existence. Une école de l’égalité et de l’émancipation. n

La revue est revenue en décembresur les événements marquants de lafin 2015 : attentats, état d’urgence,COP21 et régionales. Commentcitoyens, organisations syndicales etassociations peuvent-ils poursuivreleurs efforts de mobilisations démo -

cratiques et leur mise en convergence ? Ce numéro met aussi enlumière l’AP-HP « au miroir des attentats ». En effet, le travail deshôpitaux de Paris, soumis à une rude épreuve cette nuit drama-tique du 13 novembre, nous a rappelé l’importance d’être dotéd’un service public efficace. n

UGICT-CGT : la revue OptionsDécembre 2015 no 612

L’Unionrationaliste

Une association qui gagneraità être connue, et d’utilitépublique. En effet, l’Unionrationaliste s’est donné pourbut de promouvoir le rôle dela raison dans le débat intel-lectuel comme dans le débatpublic : face à toutes les dérivesirrationnelles, elle se veutouverte à tous les espritsindépendants qui ne se satis -

font pas des idées toutes faites.« Elle lutte pour que l’État demeure laïque, assume sa fonctionde protection des jeunes contre toute forme d’endoctrinement,et garantisse à l’école publique son prestige et son entière indépen-dance à l’égard des idéologies. Elle lutte pour la liberté d’être etde penser dans l’esprit des valeurs fondatrices de la République.Elle inscrit ses réflexions et son action dans la lutte communede tous les Hommes épris de progrès et de justice contre l’igno-rance et pour la liberté, pour un mode de développement quivise à faire reculer la pauvreté de trop d’êtres humains dans le monde ainsi qu’à faire cesser le gaspillage des ressources de la planète », est-il précisé dans sa profession de foi.Elle organise ainsi des colloques, participe activement à desémissions diffusées sur France Culture et sur Radio Libertaire ;à noter aussi les articles publiés dans les Cahiers rationalisteset Raison présente. n

Fondation Gabriel Péri Le site de la Fondation Gabriel Péri donne accès à des cen-taines de vidéos et comptes rendus des colloques, rencontreset conférences organisés par cette institution. Une opportu-nité de s’autoformer, d’approfondir, de découvrir mais ausside partager une réflexion avec les amis, collègues, proches oucamarades. n

Tous les nos sont téléchargeables sur Le blog ! revue-progressistes.org et sur revueprogressistes

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L e 12 février, devant une sallepleine à craquer, Pierre

Laurent secrétaire national du PCF et Bernard Stiegler,philosophe, membre sortant duConseil national du numérique,ont pris part à un débat passion-nant sur la révolution numérique.Pour Bernard Stiegler, cette étapebouleverse toutes les activitéshumaines et s’inscrit dans cetterévolution anthropologique quiparticipe de l’anthropocène.Comment l’humanité peut-ellecombattre la marche vers le chaosqu’engendre l’évolution de l’en-

H ugo Sarrade était étudianten master informatique à

la faculté des sciences deMontpellier et se destinait à fairede la recherche dans le domainede l’intelligence artificielle. Ilaffectionnait tout particulière-ment le Japon, pays qu’il connais -sait bien et dans lequel il ambi-tionnait de réali ser sa thèse.L’étudiant était fasciné par cepays qui favorise la coexistencenaturelle des sphères tech-nologique et cultu relle, dans lerespect des autres et de la col-lectivité. Hugo Sarrade consi -dérait que l’innovation naît de

la confrontation à d’autres savoirset à des approches techno logiquesdifférentes.

La fondation ParisTech a pourmission d’encourager les jeunestalents scientifiques à penserhors du cadre et à inventer denouvelles façons de concevoirles produits et services dedemain. Elle rejoint en cela l’es -prit d’ouverture et de libertédéfendu par Hugo Sarrade.Stéphane Sarrade, le père d’Hugo,ancien élève de Polytech Mont -pellier et de la faculté des scien -ces, chef de département au

Commissariat à l’énergie ato -mique et aux énergies alterna-tives, est le porteur de la chaireingénierie nucléaire de la fon-dation ParisTech. C’est donc tout naturellementque la fondation a acceptéd’abriter la bourse Jiyuu-Hugo

Sarrade, lorsque StéphaneSarrade est venu la solliciter.D’un montant de 5000 €, cettebourse vient en aide à un(e) étu-diant(e) désireux(se) d’effectuerun stage au Japon afin d’enrichirsa formation scientifique. Poursa première édition, elle s’adresseà un(e) étudiant(e) de la facultédes sciences de Montpellierinscrit, soit en master scientifique(quel que soit le domaine), soità l’école d’ingénieurs Polytech.n

Plus d’infos et inscription : http://www.fon-dationparistech.org/remercier/succes/meil-leurs-talents/bourse-jiyuu-hugo-sarrade/

tropie et faire éclore une vérita-ble néguentropie développanttoutes les formes du savoir :savoir-faire, savoir abstrait, savoirvivre, qui regroupent les multi-ples capacités humaines.Pierre Laurent a souligné quePCF entendait, en prenant lamesure des bouleversementsanthropologiques provoquéspar la révolution numérique,travailler avec ceux qui sont lesacteurs de cette révolution et sefocaliser sur ce qui fait la raisond’être de la politique : la capa -cité de la cité à se mettre en mou-vement pour résoudre collec-tivement selon l’intérêt généralles problèmes qui lui sont posés.Bernard Stiegler parle de ladestruction de l’emploi salariépris en tenaille entre l’automa-tisation et l’« ubérisation ». Il yoppose l’épanouissement poten-tiel d’un travail émancipé et per-mettant à l’humanité de dévelop-

per pleinement ses capacitéscréatrices. À cette fin, il proposepour tous un statut de contribu-teur, rémunéré suivant le modèle des intermittents du spec-tacle, ce qui est en cours d’ex-périmentation, dans le cadred’une coopération avec l’Orga -nisation mondiale du travail, surle territoire de Plaine-Commune. Pierre Laurent a souligné que,pour sa part, le PCF s’appuienécessairement sur un systèmede «sécurité-emploi-formation»,

qui est à préserver au milieu denombreuses évolutions.Il a indiqué son accord avecBernard Stiegler sur la nécessitéd’une pensée critique et poli-tique de la Révolution numérique.Il n’y a aucune fatalité à ce quela révolution numérique nouscondamne à une société où nousne serions que de solitaires«entrepreneurs de soi-même». n

YANN LE POLLOTEC, commission Révolution numérique du PCF.

Échanges : Bernard Stiegler et Pierre Laurent

Bourse Jiyuu-Hugo Sarrade « Jiyuu » signifie « liberté » en japonais.

n « A FAIRE CONNAITRE AUTOUR DE VOUS »

n RÉVOLUTION NUMÉRIQUE

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JANVIER-FÉVRIER-MARS 2016 Progressistes

ACTUALITÉS

À NE PAS MANQUER : 1re édition des états généraux de la révolution numérique organisés par le PCF, les 18 et 19 mars, à l’espace Oscar-Niemeyer.

Cette bourse a été créée en janvier 2016 à l’initiative de Stéphane Sarrade en mémoire de son fils Hugo,jeune homme de vingt-trois ans victime des attentats qui ont frappé la France le 13 novembre 2015.

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PROCHAIN DOSSIER : LE TRAVAIL À L’HEURE DU NUMÉRIQUE

Esther Lederberg

(DÉCEMBRE 1922-NOVEMBRE 2006) Esther Lederberg est une microbiologiste états-unienne, souvent citée comme nobélisable. Ses travaux ont contribué à la compréhension des phé-nomènes d’hérédité génétique chez les bactéries et les virus complexes. Avec son premier mari, Joshua Lederberg, elle travaille sur la reproductiondes bactéries. Le couple est également connu pour avoir développé la réplique sur plaques (encore utilisé aujourd’hui) qui leur a permis de montrerle caractère spontané des mutations bactériennes. En 1958, Joshua Lederberg reçoit le prix Nobel de médecine – avec Edward Tatum et GeorgeWells – pour leurs travaux sur la reproduction d’Escherichia coli, mais aucune mention n’est faite de son épouse malgré son rôle important dansl’aboutissement de leurs recherches.

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Hommage à ces femmes scientifiques privées de prix Nobel

Esther Lederberg

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