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- 1 - Communication présentée au colloque international : « La France et les Français en Russie : De nouvelles sources pour de nouvelles approches (1789-1917) » Colloque organisé les 25-27 janvier 2010 aux Archives nationales (Hôtel Soubise) et à la Maison de le recherche de l’université Paris Sorbonne (Paris IV), en partenariat par les Archives nationales, l’Ecole nationale des Chartes, le Centre Roland Mousnier (UMR 8596 du CNRS), l’école doctorale d’histoire moderne et contemporaine (ED 188) de l’université Paris Sorbonne (Paris IV) et l’université d’Etat des sciences humaines de Russie (RGGU). Actes à paraître à la fin du premier semestre 2011. Paysages et risques industriels en Russie en 1906 L’expertise d’un réassureur Raymond Dartevelle Chercheur à l’IDHE-CNRS (UMR 8533) Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne L’analyse de la question de la réassurance en Russie au début du XXe siècle s’avère un thème de recherche pertinent, en raison de ses nombreuses implications dans un pays où décollage économique, essor industriel et nationalisme sont profondément liés, et dans lequel circulent les capitaux étrangers du fait aussi des interventions économiques, financières et technologiques étrangères nécessaires à son développement 1 . Si le rôle et l’intervention des banques de dépôts (Crédit lyonnais et Société générale) et d’affaires françaises (Paribas et Banque de l’union parisienne) sont maintenant bien connus grâce à l’analyse de leur participation à la création de nouveaux établissements, aux augmentations de capital des sociétés et pour leur soutien au développement des activités industrielles et commerciales ; l’activité en Russie des compagnies d’assurances françaises, durant le dernier tiers du XIXe siècle jusqu’à la Grande Guerre, n’a pas encore donné lieu à des recherches approfondies. Il est vrai que la pénétration des compagnies étrangères en Russie, s’est faite tardivement. La compagnie française d’assurances contre les accidents, l’Urbaine et la Seine (fondée en 1880), n’est autorisée à pratiquer cette combinaison d’assurances qu’en 1898. Moins de dix ans auparavant, en 1889, la compagnie l’Urbaine (fondée en 1838) avait obtenu des autorités, notamment du ministère de l’Intérieur, sa concession pour exploiter des agences en Russie et opérer dans l’assurance sur la vie 2 . Le monopole accordé au développement des compagnies russes d’assurances incendie, n’a pas favorisé la pénétration des compagnies étrangères. 1 Boris V. Anan’ich et V. I. Bovykin, « Foreign Banks and Foreign Investment in Russia », in Rondo Cameron and V. I. Bovykin, (eds.), International Banking. Foreign Investment and Industrial Finance 1870-1914, London and New York : Oxford University Press, 1991, p. 253-290. Sur le rôle des banques françaises dans les investissements et le développement industriel en Russie, Huber Bonin, « The Case of the French Banks », in R. Cameron, op.cit., p. 79-89. 2 A. Press, L’assurance contre les accidents en Russie. Exposition universelle de 1900 à Paris. Economie sociale – Groupe XVI – Classe 109, Paris, 1900. En assurance vie, les autres compagnies étrangères qui opèrent en Russie sont deux sociétés américaines, dont le siège social est à New York, la NewYork Life Insurance Cie, et la compagnie Equitable, autorisée en Russie pour la première en 1885 et pour la seconde en 1889, voir « L’assurance vie en Russie en 1905 », Moniteur des Assurances, n° 460, 15 janvier 1907, p. 105-111.

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Communication présentée au colloque international : « La France et les Français en Russie : De nouvelles sources pour de nouvelles approches (1789-1917) » Colloque organisé les 25-27 janvier 2010 aux Archives nationales (Hôtel Soubise) et à la Maison de le recherche de l’université Paris Sorbonne (Paris IV), en partenariat par les Archives nationales, l’Ecole nationale des Chartes, le Centre Roland Mousnier (UMR 8596 du CNRS), l’école doctorale d’histoire moderne et contemporaine (ED 188) de l’université Paris Sorbonne (Paris IV) et l’université d’Etat des sciences humaines de Russie (RGGU). Actes à paraître à la fin du premier semestre 2011.

Paysages et risques industriels en Russie en 1906 L’expertise d’un réassureur

Raymond Dartevelle

Chercheur à l’IDHE-CNRS (UMR 8533) Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

L’analyse de la question de la réassurance en Russie au début du XXe siècle s’avère un thème de recherche pertinent, en raison de ses nombreuses implications dans un pays où décollage économique, essor industriel et nationalisme sont profondément liés, et dans lequel circulent les capitaux étrangers du fait aussi des interventions économiques, financières et technologiques étrangères nécessaires à son développement1. Si le rôle et l’intervention des banques de dépôts (Crédit lyonnais et Société générale) et d’affaires françaises (Paribas et Banque de l’union parisienne) sont maintenant bien connus grâce à l’analyse de leur participation à la création de nouveaux établissements, aux augmentations de capital des sociétés et pour leur soutien au développement des activités industrielles et commerciales ; l’activité en Russie des compagnies d’assurances françaises, durant le dernier tiers du XIXe siècle jusqu’à la Grande Guerre, n’a pas encore donné lieu à des recherches approfondies. Il est vrai que la pénétration des compagnies étrangères en Russie, s’est faite tardivement. La compagnie française d’assurances contre les accidents, l’Urbaine et la Seine (fondée en 1880), n’est autorisée à pratiquer cette combinaison d’assurances qu’en 1898. Moins de dix ans auparavant, en 1889, la compagnie l’Urbaine (fondée en 1838) avait obtenu des autorités, notamment du ministère de l’Intérieur, sa concession pour exploiter des agences en Russie et opérer dans l’assurance sur la vie2. Le monopole accordé au développement des compagnies russes d’assurances incendie, n’a pas favorisé la pénétration des compagnies étrangères.

1 Boris V. Anan’ich et V. I. Bovykin, « Foreign Banks and Foreign Investment in Russia », in Rondo Cameron and V. I. Bovykin, (eds.), International Banking. Foreign Investment and Industrial Finance 1870-1914, London and New York : Oxford University Press, 1991, p. 253-290. Sur le rôle des banques françaises dans les investissements et le développement industriel en Russie, Huber Bonin, « The Case of the French Banks », in R. Cameron, op.cit., p. 79-89. 2 A. Press, L’assurance contre les accidents en Russie. Exposition universelle de 1900 à Paris. Economie sociale – Groupe XVI – Classe 109, Paris, 1900. En assurance vie, les autres compagnies étrangères qui opèrent en Russie sont deux sociétés américaines, dont le siège social est à New York, la NewYork Life Insurance Cie, et la compagnie Equitable, autorisée en Russie pour la première en 1885 et pour la seconde en 1889, voir « L’assurance vie en Russie en 1905 », Moniteur des Assurances, n° 460, 15 janvier 1907, p. 105-111.

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Toutefois c’est par le biais de la réassurance – opération nécessaire en raison de l’accroissement des risques industriels dû au développement des manufactures et des usines, que les compagnies russes ne peuvent assurer dans leur totalité –, que les compagnies étrangères sont influentes en Russie. La réassurance dans le monde est alors largement dominée jusqu’en 1914 par les compagnies allemandes de réassurance3. Dès lors comment le marché russe est-il accessible à des sociétés françaises d’assurances dites mixtes, c'est-à-dire non spécialisées en réassurance mais capables de pratiquer la réassurance à côté des opérations classiques ? Bien que la France, qui ne compte que quatre compagnies spécialisées en réassurance, ait manqué en matière de développement des assurances « de représentants, de voyageurs et d’informateurs à l’étranger »4, il existe quelques rapports d’inspection, comptes rendus de visite et récits, conservés dans les archives privées de grands groupes d’assurances (Axa et ex AGF/Allianz pour la France)5. Ils illustrent la volonté de certaines sociétés de s’impliquer fortement, par delà les empires coloniaux, dans les opérations internationales dès la seconde moitié du XIXe siècle. Certes, si l’on se rapporte à l’ensemble des encaissements, de grandes compagnies françaises avec à leur tête la compagnie l’Union, qui sont synonymes d’ouverture à l’étranger et de la constitution d’un réseau transnational d’agences et de succursales, d’autres plus modestes comme la Paternelle, font partie des sociétés françaises d’assurances qui ont eu depuis les années 1850 jusque vers 1920-1930, une activité internationale d’envergure, en l’occurrence dans une quinzaine d’Etats européens. Le rapport présenté dans cette contribution a été écrit par un inspecteur de cette compagnie, suite à un voyage effectué en Russie, durant les mois de mai et juin 19066, alors que les journées révolutionnaires de 1905 sont encore dans tous les esprits. Ce document prend place parmi l’impressionnant corpus de sources textuelles, d’archives et d’images qui illustrent la prééminence de « la culture du voyage au XIXe »7 et au XXe siècle. Son exploitation est aussi une pierre à l’édifice de cette réflexion engagée par les historiens de la culture sur la façon dont les pratiques et les représentations du voyage et par conséquent le récit, le témoignage et la mise en scène, grâce au reportage photographique, sont soumis à des codes, notamment techniques et scientifiques, mais aussi à l’imaginaire mémoriel du témoin : autant de prismes qui influent sur notre perception du sens du voyage en cette période fin XIXe/début XXe siècle. Par son ambition de calculer les risques industriels après l’observation d’une dizaine d’usines principalement des manufactures de coton, soieries et 3 Robin Pearson, « The Development of Reinsurance Markets in Europe during the Nineteenth Century », Journal of European Economic History, 24, 1995, p. 557-571. Pour le cas plus précis des rapports entre la Russie et l’Allemagne, voir Wolfgang Sartor, « Trends Toward Integration by Insurance Companies of the Russain Empire in the World Economy Prior to 1914 », dans L’assurance dans les sociétés industrielles : rôle économique, acteurs, marchés du XVIIIe siècle à nos jours, pré-session de Paris, Maison de l’Assurance/FFSA, 30-31 mai 1997, au XIIe congrès international d’histoire économique de Madrid (1998), Paris, 10 p. tapuscrit. On notera que de nombreuses sources d’archives concernant l’activité des sociétés d’assurances en Russie sont conservées dans les Archives historiques d’Etat à Moscou et Saint-Pétersbourg. 4 Sur cette question voir Jean Fourastié, Les assurances du point de vue économique et social, Paris, Payot, 1946, p. 127. 5 Ces groupes conservent dans leurs archives historiques des documents de ce type, à ce jour assez peu exploités pour ce qui concerne la France et son implication internationale : création d’agences, succursales, délégations, de filiales françaises et activités de réassurance à l’étranger. Bien qu’incomplètes, mais pour une première approche très utile, on pourra se reporter aux informations contenues dans le Guide des sources sur l’histoire de l’assurance, Paris, FFSA, 2007. 6 Arch. Hist. Groupe Axa, Fonds La Paternelle, La Paternelle. Risques de la mutuelle russe « Moscou ». Rapport d’inspection, mai-juin 1906, 78 p., Ce document manuscrit comprend également 22 plans principalement en couleur sur papier ou calque, ainsi que 13 photographies d’usines en noir et blanc. 7 Sylvain Venayre, « Pour une histoire culturelle du voyage au XIXe siècle », Société & Représentations, n° 21, « Le siècle du voyage », avril 2006, p. 5-21.

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d’indiennes, situées à Moscou et à Saint-Pétersbourg, l’inspecteur oriente son récit. Grâce à sa façon bien spécifique de voir, ressentir l’industrie russe dans cet espace nouveau : « ses manufactures de proportions colossales frappent l’imagination qui a peine à se représenter de tels établissements » et de rencontrer leurs dirigeants autant français que russes ainsi que les « colonies ouvrières » ; l’inspecteur illustre le fort contraste de ces contrées avec le classique paysage industriel européen. De plus, en nous montrant la mesure des risques de dommages incendie et en évoquant le voyage des français, ingénieurs et manufacturiers, installés à Moscou depuis les premières années du XIXe siècle, ce rapport nous donne aussi à percevoir l’identité d’un réassureur confronté à la modernité, entre une histoire d’entreprise, le devenir de l’assurance transnationale en construction et une archéologie d’un savoir technique industriel qui se projette dans le futur. 1 – Le rapport d’inspection d’un réassureur : une source nouvelle pour une analyse du paysage industriel de la Russie et de ses représentations La compagnie d’assurances à primes fixes, la Paternelle, qui envoie un de ses inspecteurs en Russie, est une société anonyme ancienne créée en 1843 et qui assure contre l’incendie des propriétés mobilières et immobilières que le feu peut détruire ou endommager, contre les dégâts causés par la foudre et par l’explosion du gaz employé à l’éclairage, contre l’explosion des machines à vapeur et contre les dégâts causés par les explosifs8. Située au 8ème rang des compagnies françaises contre l’Incendie, après l’Union, les Assurances générales, le Soleil, le Phénix, l’Urbaine, la Nationale et la France ; la Paternelle, dont le capital est de 6 millions de francs en 1905, encaisse plus de 7,2 millions de primes nettes (contre 18,7 pour l’Union et une moyenne de 11,3 pour les trois sociétés suivantes) pour un montant de sinistres estimé à plus de 2,9 millions de francs, soit 50 % de ses dépenses en référence aux commissions et autres frais généraux9. Quant au montant de la réserve des risques en cours il est estimé à plus de 2,5 millions de francs, ce qui représente 35 % par rapport au chiffre total des primes nettes encaissées. Cette société est réputée pour la rigueur de sa gestion des risques et des sinistres, d’autant qu’elle s’est spécialisée dans les risques essentiellement inflammables. Photo n° 1 : La Paternelle, Affiche de 1907, photographie, Arch. Hist. Groupe Axa Comme beaucoup de sociétés durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la Paternelle a développé aussi son réseau à l’étranger et plus spécifiquement en Europe, grâce à la forme la plus ancienne de l’agence générale. Cette dernière couvre un territoire parfaitement délimité. Suivant le cas, grâce au bénéfice d’une absence de législation ou en se soumettant aux règles juridiques des pays d’accueil, la Paternelle, par l’intermédiaire de sa maison mère, la Caisse

8 Cette compagnie anonyme a été autorisée par décret du 2 octobre 1843. Elle est transformée en société anonyme libre sous le régime de la loi du 27 juillet 1867, pour une durée de cinquante ans à partir du 1er janvier 1891. En 1906, son siège social est situé dans l’hôtel Ménars, 4, rue Ménars à Paris, que les compagnies Paternelle (Vie et Incendie) ont acheté en 1851. Elles y restent jusqu’en 1954. L’hôtel Ménars, situé entre la place de l’Opéra et celle de la Bourse, tout près de la rue du 4 septembre, est donc proche de la banque de dépôt, Le Crédit lyonnais, créée par Henri Germain en 1863, et qui est aussi très actif en Russie, voir « La Paternelle, compagnie d’assurances contre l’incendie », dans E. Lechartier, Les compagnies d’assurances contre l’incendie, tome 1, Paris, 1890, 14 p., et Roger Nougaret, Le Crédit Lyonnais en Russie 1878-1920, Paris, 1992. L’assureur Regniault qui effectue la tournée d’inspection en Russie en 1906, se trouve par la suite responsable de l’agence de Paris de la compagnie la Paternelle incendie, dont Paul André, ancien élève de l’école des Hautes études commerciales, assure la direction générale depuis 1909. 9 « Opérations des compagnies d’assurances contre l’incendie en 1905 », Moniteur des Assurances, n° 455, 15 août 1906, p. 437-448.

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Paternelle, compagnie anonyme d’assurances mutuelles et à primes fixes sur la vie humaine, elle-même fondée en 1837 sous la dénomination « Banque Paternelle », s’est successivement implantée à partir de 1849 dans le grand-duché du Luxembourg10, puis dès avant 1856 ses agents ont prospecté le Piémont (Turin), la Lombardie (Milan), la Vénétie, la Sardaigne en 1858, ainsi que le duché de Parme ou de Modène11. Depuis le début des années 1860, les agents de la Caisse Paternelle développent aussi sur le territoire allemand de nombreuses affaires, sans avoir obtenu pour autant l’aval des autorités politiques des contrées prospectées. En 1877, c’est au tour des Pays-Bas, puisque l’inspecteur de la Caisse Paternelle pour la Belgique est envoyé en Hollande pour installer deux représentants de la compagnie l’un à Amsterdam et le second à Rotterdam. Toutefois, en raison de l’intense concurrence des compagnies étrangères pour effectuer des opérations d’assurances en Autriche, ce n’est qu’en 1880 que la concession demandée par la Paternelle aux autorités de Vienne est effective12. Quant aux pays balkaniques, à la Turquie et à la Russie, ils n’interviennent dans le champ de prospection de la Paternelle que dans la première décennie du XXe siècle. C’est dans un contexte fin de siècle de mondialisation des activités économiques qui va aussi profiter à l’industrie de l’assurance13, avec la progression rapide des investissements de capitaux à l’étranger, l’essor du commerce international, des progrès technologiques, de la révolution des transports et de la transmission rapide des informations, que la Paternelle intervient en Russie en 1906. La compagnie d’assurances incendie n’y a pas officiellement d’agence générale ni de succursale spécifique. Il est vrai que la législation est très contraignante pour l’établissement des compagnies étrangères14. Elle répond cependant à une sollicitation de la « Mutuelle russe de Moscou », dont le président du conseil d’administration J. A. Karzinkine, est un des principaux propriétaires de la Société commerciale et industrielle des grandes manufactures de coton de Jaroslav (gouvernement de Jaroslav), fondée en 1857. La Mutuelle russe de Moscou est crée en 1904 grâce à la volonté de nombreux industriels de la Russie centrale dans le but de contrer les exigences et les tarifs élevés des compagnies d’assurances russes. Il est vrai que dans le dernier quart du XIXe siècle, certaines sociétés russes, décident de concentrer leurs activités d’assurances15. En 1874, la « Première » et la « Deuxième compagnie russe d’assurances incendie », la « Salamandra », la « Moscou » et la « Compagnie de Saint-Pétersbourg », la « Compagnie russe d’incendie », la « Compagnie d’assurances du Nord », la « Compagnie commerciale d’assurance incendie » et la « Warsaw assurance incendie », forment une union tarifaire afin de faire obstacle à la concurrence des sociétés d’assurances mutuelles, locales, régionales, professionnelles (sorte de sociétés de secours mutuels) qui se

10 Un siècle d’assurances françaises au Grand Duché du Luxembourg (1853-1953). Compagnie d’assurances « La Paternelle », Paris, 1953. 11 Arch. Hist. Groupe Axa, Fonds La Paternelle, PV de CA, Caisse Paternelle, vol. 3, 27 mars 1858-27 décembre 1862. 12 Ibidem, vol. 6, 7août 1875-26 mai 1882, séance du 26 septembre 1880. 13 On se reportera notamment à Mira Wilkins, « Multinational Enterprise in Insurance : An Historical Overview », dans Peter Borscheid, and Robin Pearson (eds), Internationalization and Globalization of The Insurance Industry in the 19 th and 20 th Centuries, Marburg, Philipps-University & Swiss Re Corporate History, 2007, p. 4-26 et à Robin Pearson, Mikael Lönnborg, « Regulatory Regimes and Multinational Insurers Before 1914 », Business History Review, vol. 82, n° 1, 2008, p. 59-86. 14 Le fonctionnement des sociétés d’assurances en Russie était soumis à une autorisation préalable de l’Empereur, sur arrêté du conseil des ministres. Un avis du conseil d’Empire du 6 juin 1894 établit le contrôle des sociétés d’assurances par le ministre de l’Intérieur, Annales de législation étrangère, 1894, p. 802. 15 Ce type de concentration, voire de « régulation » des assurances incendie existe alors dans d’autres pays. A titre d’exemple, se référer à Dalit Baranoff, « A Policy of Cooperation : the cartelisation of American Fire Insurance, 1873-1905 », Financial History Review, vol. 10, n° 2, oct. 2003, p. 119-136.

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développent beaucoup, avec pas moins de 86 créations entre 1880 et 1909, et les conseils généraux16. On rappellera que jusqu’au milieu du XIXe siècle, les compagnies privées d’assurance contre l’incendie et contre les dommages causés par les éléments naturels, ont un monopole accordé par le gouvernement pour une durée variable selon les cas : vingt ans pour la Première compagnie Russe, créée en 1827, qui se développe dans les districts de Saint-Pétersbourg, Moscou, Odessa ; douze ans pour la Deuxième compagnie Russe (1835) qui évolue quant à elle dans quarante autres districts de la Grande Russie. Pour ce qui concerne la compagnie la Salamandre, fondée en 1846, elle a le monopole pour la Transcaucasie, le bassin du Don, la Sibérie notamment. Dès les années 1858-1861, de nouvelles compagnies sans monopole régional apparaissent ainsi que des associations mutuelles, qui n’assurent que des risques simples. Ces dernières sont créées à l’initiative de propriétaires d’immeubles à Saint-Pétersbourg et à Moscou. En 1867, dans les différents gouvernements de Russie, l’assurance mutuelle est obligatoire pour les constructions des paysans dans les villages appartenant à l’Etat. Les sociétés mutuelles utilisent pour leurs opérations d’assurances et l’élaboration de leurs tarifs, les statistiques établies par les sociétés par actions, afin de mieux concurrencer les autres sociétés et compagnies rivales. Il est vrai que la qualité des matériaux statistiques rassemblés et les études réalisées par les sociétés par actions, rendant possible l’établissement des tarifs, renforcent ainsi leur supériorité sur toutes les autres formes juridiques d’assurances en Russie. De fait, les sociétés par actions ont non seulement initié mais aussi permis la diffusion en Russie d’une véritable culture du risque et plus largement l’idée d’assurance. On notera que si les sociétés privées et les associations mutuelles se développent principalement dans les villes industrielles, il existe une troisième forme d’assurance en Russie. Présents en 1905 dans 34 gouvernements, les conseils généraux ont hérité de l’administration locale, un système d’assurances obligatoires qui ne couvraient pas les dommages d’incendie des biens mobiliers ou produits de culture des paysans. Toutefois les conseils ont constitué une vaste entreprise d’intérêt général, capable grâce à l’assurance des constructions, de satisfaire une grande partie de la population rurale. De plus, en se fondant sur leurs propres enquêtes et matériaux statistiques, les conseils généraux ont établi un tarif très détaillé des risques ruraux pour ce type d’assurance. Dans ce cas précis, la proportion des assurances incendie pour les constructions rurales, proposées par les sociétés privées, est négligeable. Les conseils généraux, pour leur part, assurent un total de risques estimé à 1,5 milliard de roubles (soit 10,7 % de l’ensemble des acteurs de l’assurance en Russie) et touchent un peu plus de 18 milliards de primes (18,4 % de l’ensemble des primes). Toutefois en termes de résultats financiers, le bilan des sociétés par actions dans toute la Russie est nettement supérieur à celui des autres formes d’assurances (principalement les sociétés 16 D’autres compagnies pratiquent l’assurance incendie, telles que la « Volga », la « Iakor », et la « Rossija ». On notera à cet égard qu’en 1881, la SAO Rossija fonde et développe la très importante Compagnie « Russie » qui joue un rôle majeur dans l’industrie de l’assurance autant dans les branches incendie, accidents, transports que dans la branche vie : soit au total 13 sociétés d’assurances russes contre l’Incendie, voir aussi P.J. Best, « Insurance in Imperial Russia », Journal of European Economic History, vol. 18, 1989, n° 1, p. 139-169. On notera qu’en 1874, le Congrès des représentants des principales sociétés d’assurances contre l’incendie qui se tient à Saint-Pétersbourg a permis la préparation : 1/ d’une statistique générale des incendies ; 2/ un tarif des primes, obligatoires pour toutes, ce qui a facilité une unification du marché dès 1875. La statistique n’est rendue véritablement opérationnelle qu’en 1884. Les biens sont divisés en quatre catégories parmi lesquels les fabriques réparties en 25 groupes (chacun d’entre eux étant subdivisé en immeubles, objets mobiliers et marchandises), les biens qui en dépendent et les bien agricoles. Des tableaux annuels puis des fiches incendie très détaillés, permirent encore d’améliorer le système en 1905, pour un bilan complet voir, Assurance contre l’incendie par les sociétés par actions en Russie (1827-1910), Bureau des Congrès des représentants des sociétés, Saint-Pétersbourg, mai 1912, p. 6 et suiv., p. 68-84 (les ouvrages russes sont cités dans leur traduction française).

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d’assurance mutuelles et conseils généraux). Pour ce qui concerne l’assurance contre l’incendie, le total des risques assurés en 1905 par les sociétés par actions (immeubles surtout dans les villes, beaucoup de mobiliers, les fabriques, manufactures et marchandises), représentent 9,5 milliards de roubles (soit près de 65,9 % de l’ensemble des acteurs de l’assurance incendie en Russie, pour 61 millions de primes (62,8 % de l’ensemble des primes)17. La toute nouvelle Union Mutuelle Russe (UMR) s’intéresse à la presque totalité des établissements industriels de ses 140 fondateurs. Cette société, dont la première assemblée s’est tenue le 1er juin 1906, a été constituée au capital social temporaire de 1 million de roubles (2,7 millions de francs), soit à la hauteur d’autres sociétés incendie évoquées précédemment. Elle assure dans toute l’étendue du territoire russe les biens mobiliers et immobiliers à hauteur de 1/5ème de leur valeur. Au regard des risques industriels, l’UMR intervient donc avec prudence, notamment pour ce qui concerne les industries textiles, connues des assureurs pour la fréquence et la gravité de leurs sinistres. On remarque que les principaux associés et clients sont les plus gros manufacturiers de la région de Moscou. Pour ne rappeler que le cas spécifique des filatures de coton, au nombre de 124 en 1911-191318 (parmi celles qui font travailler plus de 8 000 ouvriers, outre Jaroslav (Karzinkin) citons aussi G. et A. Gorbunov frères près de Kovrov (gouvernement de Vladimir) à Sereda et Kiselovo (gouvernement de Kostroma) ; N. N. Konsin, à Serpuhov (gouvernement de Moscou) ; A. Krasilscikova et fils à Rodniki (gouvernement de Kostroma) ; S. Morozov fils et Cie, à Nikolskoe (gouvernement de Moscou) et à Savino, près de Bogorovsk, notamment), les industriels tendent de plus en plus à réunir dans leur établissement l’ensemble des opérations que doit subir la matière première pour la transformer en un produit manufacturé. De fait il n’existe pas de grandes filatures sans salles de préparations. Ces dernières, salles des mélanges, et surtout salles de battage mécanisées, présentent les plus grands dangers en terme d’incendie19. La potentialité des sinistres liés à l’activité manufacturière, contraignent les sociétés d’assurance à se réassurer, ne serait-ce que pour fractionner les risques en les répartissant sur un plus grand nombre de garants, notamment des compagnies étrangères et afin de garantir la solvabilité de l’assureur et l’indemnisation en cas de sinistres graves du type explosions et/ou incendies. D’où la nécessité d’une politique de réassurance et l’implication d’un réassureur français de la société la Paternelle, dans la volonté du conseil

17 Ces chiffres se fondent sur une étude faite par la Section des tarifs des sociétés d’assurances par actions contre l’incendie, voir Assurance contre l’incendie, op.cit. p. 107. 18 « La plupart des sociétés d’industries textiles, y compris les manufactures d’articles de coton, vers 1910 sont des sociétés en commandites par actions. Elles gardent ainsi par la désignation minimale de leurs commanditaires, un caractère familial ». Si l’on considère les sociétés au capital de plus de 1 million de roubles, on en dénombre par spécialisation 101 pour le coton, 32 pour la laine, 18 pour le lin et chanvre, 5 pour la soie et 44 pour les textiles mêlés, voir R. Portal, « Industriels moscovites : le secteur cotonnier (1861-1914) », Cahiers du monde russe et soviétique, 1963, vol. 4, n° 1, p. 40-46. La liste non exhaustive utilisée par l’auteur pour présenter l’histoire abrégée des 43 plus importantes sociétés d’industrie textile de coton existant en 1914 et appartenant à une trentaine de familles, est extraite de S. M. Eskimovic, Manufactures d’autrefois et d’aujourd’hui, Moscou, 1915 (les ouvrages russes sont cités dans leur traduction française). 19 Sur les dangers d’incendie et les causes des sinistres ainsi que les précautions spéciales pour chaque genre d’industrie : filatures de coton, laine, lin, chanvre, jute, soie, etc., voir E.-Maxime Meunier, Traité des causes des incendies. Guide pratique pour l’emploi des moyens préservatifs contre l’incendie, Lille, 1881, p. 371-427. L’auteur de cet ouvrage est un ancien inspecteur d’assurances et membre de la Société industrielle du Nord. La tradition de cette région française et la concentration d’usines et de manufactures textiles qui la caractérisent, ont incité les assureurs à travailler en priorité sur les risques industriels d’incendie à l’attention des municipalités, des propriétaires et directeurs d’usines et d’entrepôts. Sur l’évolution de la mécanisation de l’activité cotonnière : filature, tissage, impression, teinture et séchage, voir Serge Chassagne, Le coton et ses patrons. France, 1760-1840, Paris, Ed. de l’EHESS, 1991.

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d’administration de l’UMR de se prémunir et garantir les risques liés directement à l’activité manufacturière. La réassurance et le développement économique vont de pair20. La Russie ne manque pas d’être à cet égard un cas pratique d’un réel intérêt, en raison de sa forte croissance industrielle et des investissements étrangers en capitaux. Cette conjoncture favorable se traduit concrètement durant les années 1890-1900 par une grande activité des entreprises cotonnières puisque la production de filés de coton progresse de près de 100 % et celle des tissés de 75 % durant la même période. Les broches, quant à elles sont multipliées par deux pour atteindre 6,6 millions d’unités21. Toutefois, lorsque l’inspecteur de la compagnie la Paternelle arrive à Moscou en mai 1906, le contexte s’est dégradé du fait d’une vulnérabilité liée à la dépendance financière de l’économie russe vis-à-vis de l’étranger, du resserrement du crédit intervenu à la fin de 1899 sur les principales places financières, de l’instabilité d’une partie des capitaux étrangers, du poids du financement bancaire dans le développement de l’industrie. De plus les sociétés qui travaillent le coton, la soie et le lin, ont été durement secouées par les grèves et les mouvements révolutionnaires de 1905-190722 qui ont profondément bouleversé le pays. Les grèves de janvier des 12 000 ouvriers de l’usine Poutilov, la grève générale d’octobre partie des travailleurs du chemin de fer de Saint-Pétersbourg, enfin l’insurrection armée de décembre à Moscou sont encore dans tous les esprits. C’est donc au regard de ce lourd contexte social, que l’inspecteur de la Paternelle va commencer son travail d’observation et d’analyse de l’espace de l’usine et du risque industriel. Ces écrits s’en ressentent très clairement, puisqu’en conclusion de son rapport terminé le 1er juin 1906, sur la société de la manufacture d’Indiennes Emile Zundel à Moscou, il ne manque pas de constater : « Si maintenant sollicité par les circonstances actuelles notre attention se tourne vers le personnel, nous constatons qu’ici l’esprit des ouvriers laisse à désirer. Malgré les sacrifices que l’administration s’impose : une participation dans les bénéfices à tout ouvrier âgé de 25 ans et occupé à la fabrique depuis trois ans au moins, la moitié de cette participation lui étant versée à la fin de chaque année, l’autre étant placée à 6°/°° pour constituer un capital pouvant être touché par l’intéressé au bout de 15 ans, les derniers événements ont eu une répercussion fâcheuse sur la mentalité du personnel et la société s’est vue dans la nécessité d’en renvoyer une certaine partie, plus de 300. Depuis, plusieurs d’entre eux viennent manifester devant l’usine et faire des menaces contre le directeur. Mais à notre point de vue, celui de l’assurance, il y a ceci de particulier, que dans tous ces mouvements, les travailleurs russes s’adressent beaucoup plus aux personnes et à quelques services accessoires ou dépendances, économats, débits de boissons, qu’à l’œuvre principale, la manufacture, qu’ils respectent, leur conviction étant qu’un jour, celle-ci sera leur propriété collective »23. 20 Sur la réassurance, voir Robin Pearson, « The Development of Reinsurance Markets in Europe during the Nineteenth Century », op. cit., et le rappel historique dans K. Gerathwohl, Reinsurance : Principles and Practice, Karlsruhe, 1982, vol. 2, ch. 24. 21 Sur la situation des industries textiles en Russie, replacées dans le contexte des investissements français, voir René Girault, Emprunts russes et investissements français en Russie 1887-1914, Paris, 1973, p. 521-527. 22 L. Haimson, R. Petruska, « Two Strike Waves in Imperial Russia 1905-1907 ; 1912-1914 », in L. Haimson and C. Tilly, Strikes, Wars and Revolutions in an International Perspective. Strike Waves in the Late Nineteeth and Early Twentieth Centuries, Cambridge-Paris, Cambridge University Press-Maison des Sciences de l’Homme, 1989, p. 101-166, sur les rapports entre les nouvelles lois sur le travail, les propriétaires des manufactures et les ouvriers, voir Timur J. Valetov, « La question du travail et le bilan de l’année 1905 », Cahiers du monde russe, vol. 48, 2007, n°2-3, « Les résonances de 1905 », W. Berelowitch (dir.), p. 259-274. 23 Arch. hist. Groupe Axa, Fonds La Paternelle, La Paternelle. Risques de la Mutuelle Russe de Moscou. Rapports d’inspection, mai- juin 1906, voir Rapport n° 5, « La société de la manufacture d’Indiennes « Emile Zundel » à Moscou. Indiennerie ou impression sur tissus de coton avec ateliers de teinturerie, de gravures et logements des ouvriers », 1er juin 1906, 6 p., 6 photos noir et blanc et 1 grand plan en couleur. A la mort d’Emile Zundel, le 17 janvier 1874 à Mulhouse en Alsace, ses héritiers fondent en collaboration avec des associés russes et la participation de quelques unes des premières maisons de commerce à Moscou : Knoop, Zenker & Cie, P.

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Dans son rapport introductif daté du 2 juin 1906, l’inspecteur ne peut pas réfréner ses impressions à la vue du gigantisme et de la puissance des usines qu’il découvre. A propos de la manufacture de filature et de tissage de coton de Jaroslav située sur la rive de la Kotorosi dans le haut bassin de la Volga, il note : « Quand le voyageur débarque à la gare de Jaroslav, après avoir parcouru plusieurs routes en voiture, se trouve subitement à un tournant de la mauvaise route qu’il a suivie, en cela semblable à toutes celles de Russie, en présence d’immenses bâtiments d’usine au dessus et à côté desquels se dressent nombre de cheminées, de coupoles et d’aiguilles de clochers, le tout composant la grande manufacture de Jaroslav, il a l’impression qu’il va pénétrer dans une cité industrielle colossale comme il n’en existe pas dans nos régions occidentales »24. Photo n° 2 : La grande manufacture de Jaroslav : ancienne fabrique du 18e siècle et nouvelle usine en 1906, planche et photographie, Arch. Hist. Groupe Axa Cette manufacture, une des plus anciennes de Russie, dite « Grande manufacture de Jaroslav », puisqu’elle remonte à 1722, année de la fondation par le marchand Ivan Zatrapeznov, associé à un marchand émigré des Pays-Bas, d’une fabrique de toile de 100 métiers, a donné, avec quelques autres manufactures de Moscou, la première impulsion au développement de l’industrie textile en Russie25. Victime d’un très violent incendie en 1845, les quelques constructions qui existaient encore ont été rasées et c’est grâce à la Société commerciale et industrielle créée en 1857 et dont il a été fait mention, qu’a été construite sur leur emplacement une filature de coton de 40 000 broches, avec tissage, en remplacement de la fabrique. De 1878 à 1882, des agrandissements ont lieu afin de construire des ailes qui permettent de porter le matériel à 167 000 broches. Enfin à partir de 1890 un nouvel agrandissement de la manufacture a lieu grâce à la construction de plusieurs autres bâtiments, élevés de six étages, afin de recevoir des ateliers de tissage et de filature. Cette nouvelle installation n’est terminée qu’à la fin du XIXe siècle. De fait, lors de la visite de l’inspecteur, la manufacture qui s’étend sur 74 hectares, concentre un matériel de production constitué de 280 000 broches et 1 900 métiers, capable d’atteindre une production annuelle de 13 millions de kilos par an26. Le gigantisme qui impressionne tant l’inspecteur de la Paternelle, est encore

Malioutin Fils, une société par action au capital de 1,5 million de roubles. En 1904, le capital de la société est porté à 6 millions de roubles, voir Arch. hist. Crédit Lyonnais, DEEF 49852, dossier Emile Zundel & Cie, note du 22 août 1922 et études financières/ affaires industrielles, note du 4 juillet 1927. Sur la perception de la révolution de 1905 que pouvait en avoir l’inspecteur de la Paternelle, voir Anne-Marie Bouchard, Alexis Desgagnès, « La révolution russe dans la presse illustrée européenne », Cahiers du monde russe, op. cit., p. 477-484. 24 Ibidem, Rapport n° 7. La grande manufacture de Jaroslav. MM. Karzimkine, propriétaires. Filature et tissage de coton avec dépendances comprenant ateliers de réparations, magasins et colonies ouvrières, 10 p. manuscrites, 2 plans, 2 planches et 5 photographies des établissements en noir et blanc, 12 p. 25 En 1725, on dénombre en Russie 39 manufactures textiles (toiles, draps, soieries). On y trouve, parmi le personnel technique des manufactures de toile, de draps fins et de toiles fines, des spécialistes étrangers. Leur venue, leur travail dans les manufactures d’Etat, leur expérience de spécialistes, leur expertise dirions-nous aujourd’hui, ainsi qu’une politique de transfert de technologie sont alors encouragés par Pierre Ier afin d’ « élever le niveau de développement de la Russie et le libérer de la dépendance économique du marché occidental », voir E. I. Zoazerskaja, « Le salariat dans les manufactures textiles russes au XVIIIe siècle », Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 6, n° 2, avril-juin 1965, p. 189-197. Sur le transfert des connaissances, Irina Gouzévitch, Le transfert du savoir technique et scientifique et la construction de l’Etat russe, fin XVe-début XIXe siècle, thèse de doctorat en histoire des techniques (André Guillerme, dir.), université de Paris 8, 2001, multigr. 26 On peut considérer le caractère monumental et exceptionnel de cette usine par comparaison avec une des plus grandes manufactures françaises de coton, « La Foudre », construite en 1845 au Petit Quevilly, dans la périphérie

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accentué par la perception de l’organisation sociale de cette véritable ville industrielle, puisqu’elle compte dans ses différentes fabriques, pas de moins de 10 000 ouvriers des deux sexes en proportion à peu près égale27. Afin de rendre son rapport aussi précis que possible, l’inspecteur y intègre des photographies de la grande manufacture. Ces documents, qui sont des images construites (angle de vue, cadrage, profondeur de champ), ont pour objectif de montrer le gigantisme des installations et la ville industrielle avec ses alignements choisis, l’aspect monumental, fermé, voire carcéral des bâtiments. Leur netteté et leur austérité viennent à l’appui du dossier écrit par l’inspecteur qui a le souci de montrer la puissance du réel. Ces photographies extérieures ont le grand avantage de montrer le site, de situer la manufacture dans son environnement. Grâce à ces documents, l’inspecteur veut aussi attirer l’attention sur la parfaite organisation de l’espace et sur la rationalisation de l’espace productif. Ces images suggèrent la cité comme unité de production industrielle autour de laquelle s’organise l’entité sociale formée par les logements de la colonie ouvrière. De plus, les quelques ouvriers montrés sur ces photographies, rapetissés en quelque sorte par l’angle de prise de vue, semblent assujettis à la puissance architecturale de ces ateliers/usines. L’auteur et le commanditaire de ces photographies ont voulu montrer, à n’en pas douter, dans la tradition des expositions universelles de la fin du XIXe siècle et début du XXe siècles, évoquant par exemple les grandes usines américaines de Philadelphie, de Chicago ou de Pittsburgh, ou bien dans la grande tradition des monographies des « Grandes Usines », décrites par Julien Turgan entre 1860 et 189528, la dimension spatiale de ces « cathédrales industrielles ». A la vue de ces documents on pourrait songer à une approche en terme d’architecture industrielle, tant il est vrai que l’archéologie industrielle commence avec l’archéologie du paysage industriel lui-même et celle du site29. De fait le constat de l’inspecteur relatif à la manufacture de Jaroslav, s’applique à ces nouvelles manufactures de coton géantes établies à l’extrémité de bifurcations de chemin de fer dans la campagne de la province de Moscou, voire aux manufactures de soie qui doivent être proche d’une alimentation en eau, comme la célèbre usine Giraud & fils, dont une importante station de pompes se trouve sur les bords de la Moskova.

de Rouen. Au tome 3 de la série « Les grandes usines (1870), Turgan, la qualifie de « monument essentiellement européen représentatif de la deuxième moitié du XIXe siècle... ». Préalablement filature de lin, reconvertie en filature de coton en 1859, elle s’agrandit considérablement au cours des années 1880 en raison de ses équipements en ateliers de tissage. Son « mode constructif à l’épreuve du feu ou fire–proof », venue de l’Angleterre, fait de ce bâtiment, « l’un des plus sûrs et probablement l’un des plus parfaits de son espèce », E. Le Roy, J.-F. Belhoste, « La filature de coton « La Foudre », Le Petit Quevilly – Seine Maritime », dans Jean-François Belhoste et Paul Smith (dir.), Patrimoine industriel, Paris, éditions du Patrimoine, 1997, p. 56-57. 27 En 1914, la population ouvrière est estimée à 11 300 ouvriers. Seules trois autres manufactures la dépassent en nombre d’ouvriers, la Société des manufactures N. N. Konsin avec 14 000 ouvriers, les sociétés des manufactures S. Morozov fils et Cie avec 18 000 ouvriers, ainsi que la Société des manufactures de Tver avec 14 000 ouvriers. A titre de comparaison, à Saint-Pétersbourg, l’entreprise Poutilov, fondée en 1863 et qui se trouve au cœur de l’activité métallurgique et sidérurgique avec 2 500 ouvriers en 1870, véritable fleuron de la capitale industrielle, compte 14 000 ouvriers à la veille de 1914. Elle est considérée comme la plus grande de l’Empire, voir Jonathan A. Grant, Big Business in Russia : The Putilov Company in the Late Imperial Russia, 1868-1917, University of Pittsburgh Press, 1999. 28 On pourra se référer aux stimulantes évocations faites par Didier Aubert, « Panorama photographique de Pittsburgh (1900-1910) » et Ivan Grassias, « Les grandes Usines de Turgan. Un auteur, un corpus, des images », dans Denis Woronoff (dir.), Les images de l’industrie de 1850 à nos jours, actes du colloque international de Bercy, 28-29 juin 1901, Paris, CHEFF, 2002, pp. 148-157 ; 32-41. 29 Voir Louis Bergeron, « L’âge industriel », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, tome III, Les France, 3, De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992. L’auteur ne manque pas de souligner combien « la mémoire de l’industrie est accrochée à ces généalogies d’édifices dont il importe de reconstituer, ne serait-ce qu’à partir de bribes sur le terrain et d’archives iconographiques anciennes, toutes les générations », p. 142-151.

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Mais il fait aussi écho à l’enquête de l’inspection des fabriques situées dans la province de Saint-Pétersbourg, qui recense en janvier 1914 près de 90 entreprises textiles, manufactures et ateliers, dont une quarantaine relevant du traitement du coton, de la laine et de la soie, employant au total plus de 44 000 ouvriers, soit un peu moins du cinquième de la population ouvrière30. Nous savons qu’en l’absence de réglementation de zonage et en raison d’une forte croissance industrielle, cette ville subit au début du XXe siècle, un « processus de formation de la ceinture industrielle et d’urbanisation des faubourgs ». De telle sorte que l’architecture industrielle est désormais considérée comme une « composante originale du paysage urbain » auquel sont associées « l’ampleur des dimensions », la « simplicité des volumes « l’enchevêtrement des lignes horizontales et verticales », le « chromatisme des revêtements en brique ». L’exemple de la manufacture Stiglitz, située non loin de la cathédrale Smolny de Saint-Pétersbourg, un peu en amont sur la Neva (…) avec ses bâtiments en brique rouge, qui s’étirent en longueur et les hautes cheminées qui s’élancent vers le ciel… », en est la parfaite illustration. Plus en amont encore, d’autres filatures de coton, Spasski et Petroski, apparaissent avec leur enfilade de bâtiments et « les hautes cheminées semblables à de gigantesques colonnes »31. 2. L’enquête technique du réassureur : histoire et mesure du risque industriel Représentant direct de la compagnie d’assurances la Paternelle et mandaté par elle, l’inspecteur est en réalité l’homme de confiance de la direction, son envoyé spécial et son expert. Si l’on connaît habituellement le rôle de l’inspecteur dans l’installation des succursales et des agences générales à l’étranger (organisation, instructions, surveillance et contrôle des opérations), il n’en va pas de même pour ce qui concerne l’estimation des risques industriels dans la perspective d’une réassurance. Ce travail nécessite de très sérieuses connaissances techniques (types et résistance des matériaux, diversité de l’outillage en machines, innovations, typologie des produits fabriqués), et scientifiques en physique et en chimie industrielle, que les formations d’ingénieurs sont capables d’apporter. Les cours sur les risques incendie dispensés à l’Association philotechnique dès 1894 à Paris par Albert Candiari32, directeur adjoint de la Compagnie la Métropole Incendie (fondée en 1878), ont été précédés en 1887 par ceux de Paul Gauvin33, alors qu’il était inspecteur à la compagnie l’Urbaine Incendie. Cet enseignement a pour objectif de former les cadres des compagnies 30 Il est recensé 45 entreprises (manufactures et ateliers) travaillant le lin, le chanvre et le jute ainsi que les entreprises de textiles mixtes. Pour les aspects sociaux et démographiques, voir L. Haimson, E. Brian, « Changements démographiques et grèves ouvrières à Saint-Pétersbourg, 1905-1914, Annales E.S.C., juillet-août 1985, p. 781-803. 31 Margarita Stiglitz, « L’architecture industrielle dans le paysage urbain », dans Ewa Bérard (dir.), Saint-Pétersbourg, une fenêtre sur la Russie : ville, modernisation, modernité 1900-1935, actes du colloque international, 6-7 mars 1997, Fondation Singer Polignac, Paris, Editions de la MSH, 2000, p. 119-123., et M. Stiglitz, Boris Kirikov, « L’architecture industrielle de Pétersbourg », Patrimoine de l’Industrie/Industrial Patrimony, revue de The International Committee for the Conservation of the Industrial Heritage (TICCIH), n° 16, VIII, 2006, 2ème partie. 32 C’est à la suite de la publication de son ouvrage sur L’assurance des industries chimiques, Paris, 1894, que A. Candiani est appelé à faire un enseignement sur « les fabriques et usines envisagées au point de vue de l’assurance incendie ». En complément de cet ouvrage il publia L’assurance des industries mécaniques. Monographies industrielles sur les moteurs modernes, les filatures, les tissages…, Paris, 1897-1900. 33 Paul Gauvin (1846-1912), quant à lui, est entré à la compagnie l’Urbaine Incendie comme inspecteur en juin 1875, il devient en août 1892, directeur de l’Aigle Incendie, fondée en 1843, puis directeur général de la compagnie Soleil Incendie (fondée en 1829), en août 1899. Il assure aussi la présidence du Syndicat général des compagnies d’assurances à primes fixes contre l’incendie en 1901-1902 puis en 1910. Ce syndicat a été créé le 22 janvier 1882 par le comte de Rancy, alors directeur général du Soleil Incendie, et auquel adhèrent seize des principales compagnies Incendie, voir AN, dossier LH 1099/59 et P.-J. Richard, Assemblée plénière des sociétés d’assurances contre l’incendie 1906-1956, Paris, p. 9-16.

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d’assurance. Les leçons, très suivies de A. Candiani portaient sur « la classification de la matière assurable et la formation des primes ». Enumérant les différents éléments qui concourrent à l’établissement des tarifs, il démontre que « en matière de risques industriels l’étude statistique des sinistres n’est efficace que si elle est étayée sur des connaissances approfondies des procédés de fabrication »34. A cet égard, on soulignera qu’au tournant du siècle la question de l’enseignement de l’assurance, encore peu développé, dans les universités françaises et étrangères, et plus précisément celle de l’instruction actuarielle, est à l’ordre du jour du congrès international des actuaires de New York de 1903 puis de celui de Berlin de 190635. De plus la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle voient se développer – sur fond de débats entre Emile Cheysson, membre agrégé et cofondateur de l’Institut des actuaires français – IAF (créée en 1890), également membre actif de la Société statistique de Paris (créée en 1860), partisan de « l’appropriation du savoir actuariel par les mutuelles » et Paul Guieysse, président de l’IAF jusqu’en 1914, ancien actuaire de l’Union, membre du comité central de la Ligue nationale de la prévoyance et de la mutualité, très dubitatif quant à lui, sur les dérives commerciales « des pratiques assurantielles des compagnies privées »36 –, une réflexion approfondie sur la branche incendie des compagnies, la mesure de l’échelle des primes afin de trouver une tarification rationnelle, au même titre que la technique actuarielle est utilisée pour l’assurance vie, grâce aux tables de mortalité. Ces questions revêtent une importance capitale dans les activités industrielles et la prévoyance humaine. Il est donc question d’envisager une « réfection complète du tarif des fabriques et usines, basée pour chaque industrie sur la différence des procédés opératoires, sur la nature des constructions, sur l’importance et l’agglomération du risque et sur la présence des moyens de secours ». Mais surtout la « subordination de l’acceptation de tout établissement industriel important à la vérification minutieuse d’un inspecteur technique37 ». Ce dernier devant par la suite visiter annuellement les usines les plus exposées. Cette affirmation du rôle de l’inspecteur technique, illustre combien sa fonction est centrale dans l’appréciation des risques38. Lorsque l’inspecteur de la Paternelle visite les différentes usines textiles qui présentent des spécificités relatives au risque incendie, il doit veiller ainsi au respect d’un cahier des charges propre à son métier. En arrivant il prend d’ores et déjà connaissance de l’apparence de la manufacture, de l’organisation des espaces de dégagement et de circulation et ainsi que de son

34 Voir à cet égard le compte rendu des cours de A. Candiani qu’en fait Georges Hamon, professeur à l’Institut commercial de Paris et à l’Association philotechnique dans son ouvrage, Histoire générale de l’assurance en France et à l’étranger, Paris, 1897, p. 206-210. 35 Proceedings of the Fourth International Congress of Actuaries, New York, 31 août-septembre 1903, t. 1, Papers, t. 2, Organisation of the Congress and Discussion, New York, 1904, pp. 720-786 et 198-209. Au cinquième congrès international des actuaires de Berlin en 1906, la question de l’actuariat et de son enseignement tant en Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne qu’aux Etats-Unis, forme à nouveau la matière de nombreux rapports, Berichte, Denkschriften und Verhandlungen Internationaler Kongress für Versicherungswissenschaft, Berlin, 1906, t. II, p. 351-438. 36 Bernard Gibaud, « Les réseaux de la prévoyance sociale : assureurs et mutualistes, interférences et différenciation », dans Christian Topalov (dir.), Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France 1880-1914, Paris, EHESS, 1999, p. 301-316. 37 A. Candiani, « L’évolution de l’assurance contre l’incendie », Revue internationale des assurances, (dir. E. Baumgartner), tome 2, Paris, 1898, p. 94-104. La prime variant suivant le mode de construction et de couverture des bâtiments, des tarifs ont été établis pour la France par les syndicats d’assureurs d’après les risques existants pour chaque département, voir Le Chartier et Dardonville, Dictionnaire complet des tarifs incendie, Paris, 1900. 38 Depuis la fin du XIXe siècle, les compagnies d’assurances ont abondamment utilisé les ouvrages de Paul Gauvin, Assurances contre l’incendie. Manuel de l’Inspecteur, tomes 1 et 2, Paris, 1909 (3ème édition). Ce manuel sera réédité six fois jusqu’en 1934 en collaboration avec Antoine Roux.

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entretien d’ensemble. Sa mission consiste ensuite à s’informer, grâce à l’observation in situ, puis à apprécier les risques, les dangers à chaque étape de la chaîne de fabrication d’un produit, en fonction d’une échelle correspondant à une classification de 1 à 3 des types de risques et des moyens de lutte contre l’incendie existant dans l’usine. Ces risques sont différents suivant que l’on examine les ateliers (préparation, fabrication, tissage, réparation) les magasins (réserve de matériel, de marchandises et matières premières combustibles), les logements des ouvriers (dortoirs), les réfectoires, les matériaux utilisés pour la construction, le caractère vétuste ou moderne des machines et de l’outillage, enfin des forces motrices utilisées (générateurs, machines à vapeur et dynamos pour l’éclairage électrique avec les lampes à incandescence). Fort de ces observations, l’inspecteur construit son rapport en se fondant sur un certain nombre de supports lui facilitant l’analyse des risques. Tout d’abord, l’étude des plans réalisés en couleur et à l’échelle de l’usine et des principaux ateliers observés. Ils viennent compléter l’analyse des matériaux de construction utilisés : murs extérieurs et de refends en briques épaisses, en pierre, charpente de bois, madriers couverts de tôles peintes, parfois revêtus de plâtre, planchers en fer et béton, couvertures des bâtiments (tuile, ardoise, asphalte, bitume, bois, etc.) ; puis des séries de photographies de machines et d’ateliers ; enfin des études chiffrées sur le nombre de machines, types de produits fabriqués, marchandises vendues, valeur de la manufacture observée, ses résultats et bénéfices. A cet égard, on ne peut qu’être frappé par le parallèle existant avec les travaux réalisés par l’équipe des ingénieurs et financiers du service des études financières (SEF) du Crédit lyonnais durant la période 1871-190539. Par delà ses études spécifiquement financières en raison des activités internationales qui font de la banque « l’un des principaux piliers de l’exportation du capital français dans les années 1890-1900 », les études industrielles réalisées en leur temps par les ingénieurs travaillant dans ce service, et qui concernent un large éventail de secteurs d’activité : textile, sidérurgie, métallurgie, chimie, mines, chemin de fer, etc., se révèlent être d’un grand intérêt en raison des informations techniques et financières qu’elles renferment. Il est vrai que la banque qui commande ces études a besoin d’une solide expertise, replacée dans l’analyse de la conjoncture politique, économique et financière autant nationale qu’internationale, sous la forme d’une analyse détaillée et critique de comptes d’exploitation, de bilans, de rapports fouillés sur les produits, les procédés de fabrication, les marchés (débouchés et concurrence) et les projets industriels de l’entreprise40. Afin de montrer les machines utilisées dans la chaîne de fabrication des produits, l’inspecteur de la Paternelle a encore recours à la photographie. Parmi les cas étudiés, nous avons fait le choix de la manufacture exemplaire sur le plan technique ou spécifique au regard des produits fabriqués (soie et coton) et dirigé par un Français et sa colonie de dirigeants, installés à Moscou. C’est le cas de l’usine de tissage de soie M.M. Giraud & Cie, située au Sud-Ouest de Moscou, dans le quartier des tisserands. Cette manufacture fondée par Claude Giraud en 1875 fonctionne à ses débuts avec 250 métiers à bras. Elle connaît une progression rapide de la mécanisation puisqu’en 1883, la manufacture est équipée de 50 métiers à tisser mécaniques. 39 Marc Flandreau, « Le service des Etudes financières sous Henri Germain (1871-1905) : une macro-économie d’acteurs », dans Bernard Desjardins, Michel Lescure, Roger Nougaret, Alain Plessis, André Straus (dir.), Le Crédit lyonnais 1863-1986, Paris, Droz, 2003, p. 271-301. 40 Le SEF du Crédit lyonnais comporte cinq sections de recherche : celle des mines et de l’industrie, celle des transports (chemin de fer et navigation), celle des banques, celle des fonds d’Etat et enfin celle de statistique. Deux sections techniques complètent le dispositif : la section des cotes (prix de actions et cours des changes) et la section des calculs financiers (calcul actuariel). On notera aussi que le SEF a ouvert des bureaux dans des succursales étrangères et notamment en Russie, à Saint-Pétersbourg, ville dans laquelle « le SEF dispose d’une implantation – le bureau de l’ingénieur chargé des études financières et industrielles ».

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En 1886, c’est au tour de l’électricité d’y être installée. La première usine est complétée grâce à la construction de deux nouveaux bâtiments. En 1890, alors que 400 métiers à tisser mécaniques travaillent à la production, un atelier à tisser est créé. Deux ans plus tard, l’usine qui occupe une superficie de 24 700 m² s’agrandit encore de 16 000 m²41. En y ajoutant les dépendances, l’ensemble couvre une superficie de l’ordre de 60 700 m². De fait après les agrandissements successifs et sa modernisation, la manufacture emploie en 1902, soit quatre ans avant la venue de l’inspecteur de la Paternelle, 4 150 ouvriers et ouvrières, et 2 100 métiers à tisser et 12 000 broches de moulins. L’originalité de cette grande usine – outre celle d’être la première à Moscou à avoir fait une application générale de l’électricité –, provient du « groupement de toutes les branches de fabrication qui se rapportent à la soie ». Elle réunit ainsi « une installation complète de dévidage, moulinage, d’ourdissage, de teinture en pièce et en flottes ainsi que les apprêts et enfin le tissage »42. L’ensemble de ces opérations qui se font mécaniquement par des machines qui emploient peu de force et subissent peu de frottements, ne sont pas vraiment sources d’accidents, d’autant que les moyens de lutte interne contre l’incendie (extincteurs, canalisation rayonnant sur toute la surface de l’usine qui alimente de multiples postes d’incendie, avec dévidoirs, lances, pompes à vapeur fournies par les générateurs) sont omniprésents dans l’enceinte de l’usine. De plus, le chauffage par la vapeur, conseillé pour le tissage mécanique et l’éclairage par l’électricité, recommandé par les assureurs, écartent les dangers classiques d’explosion et d’incendie inhérents à l’emploi du gaz. L’inspecteur est de ce fait très impressionné par ce qu’il nomme « de véritables modèles de construction », tant sur le plan de la solidité que de celui de l’aménagement. Il repère cependant le risque industriel dans le fait que l’usine produit des « articles bon marché » où le coton - dont le travail est toujours plus dangereux que la soie, matière en elle-même peu combustible -, figure dans des proportions variant de 15 à 30 %. Dès lors les étages servant de coconnières, de séchoir d’échantillons, ou de logements aux ouvriers semblent bien représenter le seul vrai danger, alors même que les générateurs, situés dans des bâtiments adjacents, en dehors de la filature et les machines à vapeur qui utilisent des résidus de naphte sont considérés comme de « véritables forteresses ». L’inspecteur considère en conclusion que « le tissage de M. M. Giraud & Cie est de premier ordre et qu’il constitue un très bon risque ». Il relève par ailleurs que cette manufacture, d’une valeur supérieure à 7 millions et assurée seulement pour 5 millions, n’a pas connu de sinistre grave depuis sa création en 1875. Photo n° 3 : Ateliers des apprêts et logements d’employés : Manufacture d’indiennes « Emile Zundel », Moscou 1906, photographies, Arch. Hist. Groupe Axa 41 Afin de prévoir le développement futur de la consommation, Claude Giraud fait l’achat d’un « terrain placé dans d’excellentes conditions de situation et de superficie permettant l’installation des agrandissements prévus de l’usine primitive ». C’est sur ces terrains que sont élevés les longs corps de bâtiments, avec leurs annexes, de 60 à 90 mètres de long avec plusieurs ailes, hauts de quatre à six étages, et dans lesquels sont installés les métiers à tisser et les dortoirs des ouvriers, voir Arch. hist. de la Société Générale, fonds de la BUP, boîte 375, Usine Giraud. Moscou soieries (1909-1911), plaquette de présentation des Usines C. Giraud à Moscou 1875-1900, Industrie de la soie en Russie, 1900, p. 6, 8-9. 42 1/ « Le moulinage », 2ème stade de la préparation du fil de soie, consiste à transformer la soie grège en soie ouvrée par passage sur des moulins à organsiner ; 2/ « l’ouvraison » met en œuvre la soie grège (premier état de la préparation de la soie après le tirage, qui est l’opération de dévidage des cocons pour la préparation de la soie grège) sur les métiers à organsiner ; « L’organsin » est le fil de soie obtenu par « l’organsinage » ; « le dévidage » et renvidage en réunissant et tordant ensemble plusieurs fils de soie grège. Sur l’ensemble de ces opérations : matériel et procédés de filature, de fabrication des tissus, matériel et procédés de blanchiment, de la teinture, de l’impression et de l’apprêt des matières textiles, on se reportera au volume du groupe XIII – Fils, tissus, vêtements. 1ère partie. Classes 76 à 78. Exposition universelle internationale de 1900 à Paris. Rapport du jury international, Paris, 1902, p. 1-238.

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L’inspecteur arrive à la même conclusion pour ce qui concerne une manufacture d’indiennes, l’établissement « Emile Zundel », fondé en 1825, usine d’impression sur tissus de coton avec ateliers de teinture, gravure, rouleaux à imprimer, dont la direction est aussi assurée par des Français. Cette manufacture « d’une importance colossale…véritable cité », qui s’étend sur une superficie de 22 ha et emploie 3 000 ouvriers ainsi qu’une population logée d’environ 4 000 personnes, est présentée par l’inspecteur de la Paternelle comme n’ayant subi « aucun sinistre assez important pour être mentionné » et digne des plus grands éloges pour la sécurité incendie qui la caractérise : « …rien ne laisse à désirer, aucune objection ne saurait être formulée ». Il est vrai que dans le cas présent, l’analyse du risque industriel, se fonde davantage sur les opérations de teintures et d’impression. Les séchoirs des indienneries, ainsi que le « grillage des tissus », constituent le danger de propagation d’incendie le plus caractérisé de cette industrie et particulièrement la « course de rouleaux » où les toiles, sortant de la salle d’impression, sont séchées avant d’entrer dans la chambre d’oxydation43. La description qu’en fait l’inspecteur est illustrée de photographies d’ateliers dans lesquels sont disposés les machines dont on aperçoit très nettement les engrenages, roues, courroies et câbles, toujours sources d’inquiétudes pour l’inspecteur au regard de leur alimentation en énergie. Toutefois, après son expertise, l’inspecteur considère que « sous le rapport de la construction, des dégagements, de l’installation, de la bonne tenue de la surveillance des secours contre l’incendie réellement efficaces, de la solidité de l’affaire ainsi que de la prospérité, il est réellement impossible de faire mieux. »44. S’appuyant sur les statistiques dressées par l’établissement à l’occasion de l’exposition universelle de 190045, l’inspecteur constate que la valeur totale de la manufacture, marchandises non comprises, dépasse 18 millions de francs, pour des affaires chiffrées à 32 millions de francs par an. Dès lors en termes de sources, la photographie du risque industriel n’est-elle pour l’assureur qu’une simple représentation des usines et des machines ou bien va-t-elle plus loin dans l’observation des processus sociaux propres aux organisations industrielles, qu’ils relèvent des conditions de travail, de l’organisation des ateliers, et d’une approche culturelle des mentalités qui régissent ces groupes d’ouvriers et d’ouvrières ? Il est vrai que dans leurs modes d’utilisation historique, les photographies industrielles – fréquemment œuvres de commande d’un service photographique interne, comme pour les usines Krupp à Essen en Allemagne, pionnières dans cette démarche dès 1861, avec une perspective de valorisation publicitaire, et ceci bien avant les grandes firmes aux Etats-Unis, qui entreprennent ce type de projet vers la fin des années 1880, pour former une « corporate identity » chez le personnel –, ne montrent qu’assez rarement des « hommes au travail », encore moins l’activité spontanée dans les ateliers. La vie est en quelque sorte expulsée des ateliers46. Dans le cas présent des manufactures russes expertisées par l’inspecteur de la Paternelle, les photographies

43 Paul Gauvin, Manuel de l’inspecteur…, p. 53. 44 Arch. hist. Groupe Axa, Fonds La Paternelle, La Paternelle. Risques de la Mutuelle Russe de Moscou. Rapports d’inspection, mai- juin 1906, voir Rapport n° 5, « La société de la manufacture d’Indiennes « Emile Zundel » à Moscou., op. cit. 45 A cette occasion la Société de la manufacture Emile Zundel ainsi que celle d’Albert Hubner ont obtenu chacune un Grand prix pour la « remarquable exposition de velours de coton imprimés et autres tissus de coton, dessin très artistiques, coloration admirable » pour la première, voir Exposition universelle internationale de 1900, op. cit., p. 374. Outre ses nombreuses récompenses aux expositions de Saint-Pétersbourg (1861), Amsterdam (1883), Anvers (1885), la Société E. Zundel avait obtenu la médaille d’or à l’Exposition universelle de 1878. 46 Klaus Tenfelde, Bilder von Krupp. Fotografie und Geschichte im Industriezeitalter, Munich, 1994, résumé dans l’article de l’auteur, « Les modes d’utilisation historiques de la photographie dans les grandes entreprises industrielles : la firme Krupp à Essen 1861-1914, Entreprises et Histoire, 1996, n° 11, p. 77-94.

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industrielles présentent plusieurs significations : « l’image de l’usine modèle »47, mais aussi « l’image comme principe de légitimation » et enfin comme « autocélébration et théâtre de la puissance »48. Le réalisme du médium photographique nous éloigne de ces représentations classiques, voire romantiques des manufactures du Haut-Rhin et de la région de Mulhouse, telles que Jean Mieg et Rudolf Huber ont pu les célébrer dans les lithographies imprimées par G. Engelmann49, même si certaines de ces usines, comme Dollfus-Mieg & Cie (Mulhouse), par exemple, présentent de façon incontestable une très grande dimension, qui les place, tout comme d’autres manufactures du Nord de la France, telle que La Motte Bossut (Roubaix)50, parmi les grandes usines textiles en Europe. 3 – De la mission d’expertise d’un réassureur aux voyages d’études des ingénieurs et manufacturiers français en Russie : confrontation des regards Dans le courant de ses observations, l’inspecteur ne manque pas de rappeler le rôle des Français dans la création des manufactures les plus anciennes et la place souvent centrale qu’ils occupent encore à leur direction au début du XXe siècle. Ce recours à l’histoire représente pour le chercheur un apport essentiel afin de mieux comprendre d’une part le rôle du voyage dans la construction d’un système technique performant et innovant ; d’autre part le maintien des liens fondamentaux de sociabilité familiale, voire d’endogamie, avec les familles entrepreneuriales des régions textiles de Suisse et d’Alsace51 voire du Lyonnais ; enfin la construction des réseaux nationaux et transnationaux autant scientifiques que techniques. Dès lors quels sont les types et critères du voyage ? On examinera tout d’abord les voyages de formation et d’étude. Nous connaissons assez bien aujourd’hui les voyages qu’ont entrepris à l’étranger par exemple, les élèves-ingénieurs de l’Ecole des mines. Ils répondaient depuis 1849 à la volonté du conseil de l’Ecole de faire effectuer aux élèves un voyage de trois mois en suivant « les grands itinéraires miniers et métallurgiques » à travers les pays d’Europe : France, Belgique, Prusse rhénane, l’Allemagne du Sud, la Styrie, la Carinthie, l’Angleterre, puis après 1860, la Silésie et la Bohême, les Etats-Unis, puis la Russie52. Les journaux de voyage qui en résultent – véritable

47 Jean-Claude Daumas, « La photographie de l’usine-modèle : Blin et Blin, Elbeuf, en 1888 », dans Noëlle Gérome (dir.), Archives sensibles. Images et objets du monde industriel et ouvrier, Paris, Ed. de l’ENS-Cachan, 1995, p. 21-37 et J.-C. Daumas, « L’entreprise comme foyer de production et de légitimité. De l’usine-modèle à l’industriel philanthrope. Les établissements Blin et Blin d’Elbeuf, 1872-1914 », La gazette des archives, n° 168, « Archives municipales et patrimoine industriel », 1er trimestre 1995, p. 130-148. 48 Alain Dewerpe, « Miroirs d’usines : photographies industrielles et organisation du travail à l’Ansaldo (1900-1920) », Annales. E.S.C., 1987, vol. 42, n° 5, p. 1079-1114. 49 Nicolas Pierrot, « Mulhouse, berceau de l’imagerie industrielle. Origines, transmission et fonctions des Manufactures du Haut-Rhin », Hypothèses, publications de la Sorbonne, 2001/1, p. 103-114, voir aussi du même auteur, « Le paysage industriel dans la lithographie romantique », dans R. Belot, M. Cotte et P. Lamard (dir.), La technologie au risque de l’histoire, UTBM, Paris, Berg International, 2000, p. 121-128. 50 Sur les grandes usines textiles, voir Maurice Daumas, L’archéologie industrielle en France, Paris, Laffont, 1980, p. 276-297, Roubaix-Tourcoing et les villes lainières d’Europe – Découverte d’un patrimoine industriel, Villeneuve d’Ascq, PU du Septentrion, 2005 et Pierre Fluck, « Le site DMC à Mulhouse : entre archéologie et patrimoine », dans Jean-Claude Daumas (dir.), La mémoire de l’industrie. De l’usine au patrimoine, Besançon, PUFC, 2006, p. 364-374. 51 Sur le cas spécifique de l’Alsace, on se référera à Michel Hau et Nicolas Stoskopf, Les dynasties alsaciennes du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Perrin, 2005, et à N. Stoskopf, « Quitter l’Alsace pour faire fortune. Le cas des entrepreneurs du XIXe siècle », Diasporas. Histoire et Sociétés, 2006, n° 9, « Chercher fortune », p. 43-55. 52 Guy Thuillier, « Une source documentaire à exploiter : Les « voyages métallurgiques » des élèves-ingénieurs des Mines », Annales E.S.C., 1962, vol. 17, n° 2, p. 302-307, sur les ingénieurs des mines, voir André Thépot,

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documentation technique –, décrivent « plus ou moins minutieusement les usines visitées », mais ce sont surtout, après 1866 les « mémoires et comptes rendus de visites d’usines, où l’élève a séjourné plus longuement, qui sont de véritables monographies techniques ». Ces « rapports d’inspection, systématiques, descriptifs, souvent très fouillés », dont certains d’entre eux renferment de précieuses descriptions d’industries textiles, permettent de décrire, non pas la condition ouvrière, mais plus exactement les conditions techniques d’exploitation, les innovations et l’évolution des procédés technique de fabrication. Ce type de document se rapproche du rapport de l’inspecteur de la Paternelle. Toutefois dans son objectif prioritaire, en terme de réflexion assurancielle sur l’analyse technique du risque industriel, axée principalement sur la description des matériaux et types de construction, la fonctionnalité des ateliers et les moyens de lutte contre les incendies, le rapport se révèle pauvre en informations concernant les architectes qui ont construit les usines, les innovations en matière de technologies (types de machines et leur provenance), de transfert, de modèle ou de brevet (voir l’importance de l’Angleterre en cette matière). De plus, n’étant pas son objet principal, le rapport de l’inspecteur élude quelque peu l’observation sociale, telle qu’un ingénieur comme Frédéric Le Play, a su la faire dans les rapports qu’il a écrits durant ses voyages en Russie dans les années 1837, 1843 et 185353 et telle qu’elle est recommandée aux élèves- ingénieurs par E. Cheysson, disciple de Le Play, dans son enseignement de l’Economie industrielle, dispensé à l’Ecole des mines de 1885 à 190554. Pour de nombreux jeunes chimistes ou coloristes (fabrication des étoffes imprimées), par exemple, les voyages sont considérés comme un apprentissage, une initiation des jeunes talents par la voie de stages pour une meilleure connaissance pratique, l’ouverture au commerce international et pour l’observation de l’organisation et de la discipline de travail dans les manufactures55. Ainsi, quelques uns des nombreux fils de Jean Koechlin (1746-1836), dont le père Samuel Koechlin (sa famille est d’origine zurichoise) avait créé à Mulhouse en 1746 la première manufacture d’indiennes56, partirent à l’étranger pour y faire soit leur apprentissage, comme fabricant d’indiennes dans la maison Friedrich Tutein et Cie, des négociants allemands installés à Copenhague pour Mathieu (1784-1834) ; ou bien pour y séjourner suffisamment longtemps, comme manufacturier à Loerrach dans le Bade pour Pierre (1782-1841) ; coloriste à Neunkirchen en Autriche pour Samuel (1774-1850) ; coloriste, fabricant d’indiennes à Jung-Bunzlau (Mlada-Boleslav) en Bohème pour Charles (1789-1831)57. L’apprentissage se réalise le plus souvent, durant la première moitié du XIXe siècle, Les ingénieurs des Mines du XIXe siècle : histoire d’un corps technique d’Etat, tome 1, 1810-1914, Paris, Ed. Eska, 1998. 53 Antoine Savoye, « Frédéric Le Play à la découverte de la société russe. L’expédition en Russie méridionale (1837) », Genèses, n° 31, 1998, p. 119-137, voir aussi Jean-François Belhoste, « Pourquoi Frédéric le Play, métallurgiste, explorateur de la Russie, s’intéressa à la question sociale ? », dans Jean-François Belhoste, Serge Benoît, Serge Chassagne et Philipe Mioche, Autour de l’industrie histoire et patrimoine. Mélanges offerts à Denis Woronoff, Paris, CHEFF, 2004, p. 3-21. 54 André Thépot, Les ingénieurs des Mines…, op. cit., « Les disciples de Le Play à l’Ecole des mines », p. 434-439 et Bernard Kalora et Antoine Savoye, Les inventeurs oubliés. Le Play et ses continuateurs aux origines des sciences sociales, Paris, Champ Vallon, 1989, voir « La naissance de l’ingénierie sociale », p. 173-192. 55 Florence Ott, La Société Industrielle de Mulhouse (1826-1876), ses hommes, son action, ses réseaux, Strasbourg, PUS, 1999, voir plus particulièrement le chapitre « L’itinéraire et le profil d’un fabricant mulhousien », p. 203-213. 56 Sur cette création dont les autres fondateurs sont J. J. Schmaltzer, J. H. Dollfus et J. J. Feer (d’origine zurichoise, comme S. Köchlin) et l’essor des manufactures d’indiennes à Mulhouse durant le XVIIIe siècle, voir les travaux de Isabelle Ursch-Bernier, Négoce et industrie à Mulhouse au XVIIIe siècle (1696-1798), thèse de doctorat d’université, (Paul Delsalle, dir.), université de Franche-Comté, 2005 et son article de synthèse paru dans Les actes du CRESAT, Université de Haute-Alsace, n° 4, février 2007, p. 27-37. 57 André Brandt, « Une famille de fabricants mulhousiens au début du XIXe siècle. Jean Koechlin et ses fils », Annales ESC, 1951, n° 3, p. 319-330. Ce travail résulte d’une exploitation systématique d’archives familiales,

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dans les fabriques en France, Allemagne (Berlin), surtout en Angleterre, mais aussi en Russie. C’est le cas notamment de Camille Koechlin (1811-1890). Après des études de chimie à Paris entre 1827-1830, et plusieurs expériences et stages tant en France (chez Barbet à Jouy en Josas près de Versailles, puis chez Schlumberger-Rouff au Houlme près de Rouen (1840-1842), qu’à l’étranger auparavant en Ecosse, chez Monteith & Cie à Glasgow (1837-1839), il entre comme directeur technique à la fabrique d’indiennes de la manufacture de André Gouloubetnikoff (1843-1852) à Moscou. Bien que les chimistes soient très demandés et considérés en Russie, il décide sur la sollicitation de son frère Alfred (1825-1872) – tout comme Georges Steinbach dix ans auparavant –, de retourner à Mulhouse. Il est alors chimiste réputé et G. Steinbach l’engage dans l’entreprise Steinbach-Koechlin à Mulhouse. Il est vrai que le XVIIIe siècle a vu l’émigration en Russie de spécialistes des manufactures textiles pour répondre à une véritable demande de transfert de connaissance technique. Ce fut le cas par exemple pour la bonneterie58. En matière d’ « ingénierie », la Russie « formait avec les principaux pays européens, France comprise, un espace commun dans lequel l’information circulait librement ». De telle sorte qu’il est possible d’évoquer à ce propos l’existence de relations transnationales qui constituent « les divers éléments d’un réseau unique de sociabilité professionnelle fonctionnant à l’échelle de l’Europe »59. Cette influence continua au moins jusque vers les années 1850 grâce au rôle essentiel joué par les ingénieurs polytechniciens dans le développement scientifique et technique en Russie60. L’exemple de la découverte d’un espace à conquérir en terme de marché neuf associé à la perspective d’une expérience technologique, tant sur le plan de la création que sur celui de l’apprentissage, nous est donné aussi par le cas des fondateurs, d’origine suisse et mulhousienne, de la manufacture d’Indiennes « Emile Zundel », dont nous avons déjà fait référence. Nous savons que Georges Frauenfelder, indienneur originaire de Zurich (Suisse), mais installé à Mulhouse depuis la fin du XVIIIe siècle, s’est établi à Moscou et qu’il est propriétaire dans le quartier de Cerpoukof, d’une petite fabrique de toiles peintes achetée en 1825 à un suisse, nommé Bücher. Il engage en 1833 le mulhousien Georges Steinbach (1809-1893) comme chimiste-coloriste. Celui-ci avait été apprenti chez le filateur et indienneur François Joseph Blech (1780-1836), dans sa fabrique Blech Frères et Cie, qui lui conseilla de rejoindre G. Frauenfelder à Moscou. En arrivant à Moscou, il retrouve la colonie des suisses et mulhousiens, dessinateurs, graveurs, chimistes, coloristes, parmi lesquels son frère Jean Steinbach, qui a été engagé par le manufacturier Samuel Baumberger et son cousin Ulric Meyer, fabricant de toiles peintes. En septembre 1834, suite au décès de G. Frauenfelder, G. Steinbach prend la direction de la fabrique, jusqu’à son retour à Mulhouse, à la fin de l’année 1836, date à laquelle son frère Jean dirige l’établissement avant qu’il ne le cède en 1846 à leurs deux beaux-frères Emile Zundel, qui travaille à Moscou depuis 1838-1840 chez son grand oncle C. P. Osterried, alsacien fabricant d’indiennes et Emile Meyer61. (correspondance inédite), sur les Koechlin, voir les notices biographiques dans le Nouveau dictionnaire de biographie alsacienne, tome 21, Strasbourg, 1993, p. 2045-2058. 58 Irena Turnau, « Un aspect de l’artisanat russe : la bonneterie au XVIIe et XVIIIe siècle », Cahiers du monde russe, vol. 9, 1968, n° 9-2, p. 209-226. 59 Sur le transfert de la culture technique française et son enseignement comme processus ayant facilité la « modernisation à l’européenne » de la Russie, particulièrement durant les réformes de Pierre Ier et celles d’Alexandre Ier, voir Irina Gouzevitch, Le transfert du savoir technique et scientifique et la construction de l’Etat russe : fin du XVe-début du XIXe siècle, thèse de doctorat d’université en histoire des techniques (André Guillerme, dir.), université de Paris VIII, 2001, multig. 60 Irina Gouzevitch et Dimitri Gouzevitch, « Les contacts franco-russes dans le monde de l’enseignement supérieur et de l’art de l’ingénieur », Cahiers du monde russe et soviétique, 1993, vol. 34, n° 3, p. 345-368. 61 Emile Zundel, qui dirige seul l’établissement à partir de 1851, a épousé à Moscou le 14 février 1842, Julie Steinbach, sœur de Georges et Jean Steinbach. Emile Meyer qui travaille aussi dans l’établissement est l’époux de Sophie Steinbach, voir André Brandt, « Essai sur les mulhousiens en Russie au XIXe siècle », Bulletin du

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L’installation des indienneurs suisses et mulhousiens à Moscou se réalise alors même que la forte concurrence exercée durant les années 1825 et suivantes par les manufacturiers suisses, allemands et anglais, rend favorable la recherche d’affaires et de débouchés extérieurs62. De plus, alors même que la protection douanière russe limite toute importation de toiles imprimées, les indienneurs mulhousiens voulant s’établir en Russie sont encouragés par les avantages accordés aux fondateurs de nouvelles usines et à leur savoir-faire. Cette adaptation obligée aux contraintes du marché, la manufacture d’indiennes « Emile Zundel », l’a remarquablement conduite tout au long du XIXe siècle. Depuis sa création elle réalise principalement de l’impression sur calicot (tissus écrus). En 1856, elle occupe pas moins de 5 000 ouvriers et produit plus de 1,3 millions de francs de marchandises, dont la variété de fabrication et l’impression d’autres tissus destinés à des usages divers, illustrent la capacité d’adaptation de cet établissement. A la mort d’Emile Zundel en 1874, c’est incontestablement la plus grande usine d’impression de Russie et elle le restera jusqu’à 1917. Au début du XXe siècle, la production annuelle de la plus grande indiennerie de Russie – elle travaille depuis 1886 le satin, le batiste et d’autres étoffes nouvelles et produit à partir de 1898 des impressions sur lainages et soieries –, comprend aussi des indiennes mousselines, percales, des tissus d’été et d’hiver, des tissus pour ameublement, à la façon des anciens « gobelins » et d’autres divers, tourne autour de 1,4 million de pièces d’une longueur moyenne de 40 mètres chacune63. En 1914, la société réputée pour son laboratoire de chimie tinctoriale et ses ingénieurs, inventeurs de la « Rongalite », procédé d’impression qui maîtrise les colorants (indigo notamment) sans abîmer le tissu et adopté par tous les indienneurs, possède 18 dépôts de gros à Moscou, Varsovie, Kharkov, Odessa, Helsingfors (Helsinki), Riga, Samarcande, Tachkent, Boukhara, auxquels s’ajoutent en 1904, le dépôt d’Omsk et en 1908 celui de Kharbine ainsi que des magasins de vente dans les principales villes de Russie et de nombreux autres dépôts en Europe. Elle exploite deux fabriques, la première, située à Nora Faminsk possède 150 000 broches à filer, 3 500 broches à retordre, 3 200 métiers à tisser ; la seconde à Moscou pour le blanchiment, la teinture et l’impression. La valeur de la production annuelle est de 30 millions de roubles64. On notera qu’en 1907, année de la visite de l’inspecteur de la Paternelle, la société réalise un bénéfice net total de 1,4 million de roubles, qui sera dépassé légèrement en 1914 (1,5 million)65, et vient d’absorber les usines de filature et tissage Woskressenki à Nora Faminsk (gouvernement de Moscou), au bord de la rivière Nara. Dès lors, si les voyage d’études à Moscou et l’apprentissage des mulhousiens Steinbach et Zundel, se sont concrétisés par la création de la plus grande manufacture d’indiennes de Russie, il convient d’examiner, suite à la découverte par les manufacturiers français d’un espace nouveau, au cœur d’un vaste territoire à conquérir en terme de marché « émergent », la musée historique de Mulhouse, 1959, tome 68, p. 78-82 et 86-88, et Charles M. Bost, La vie des Zundel : histoire des Zundel de Mulhouse, 1972, p. 175-184. Sur G. Steinbach, N. Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Alsace, Paris/Le Mans, Picard/éd.Cenomane, 1994, p. 220-222. 62 On se référera au chap. 5 relatif à l’industrie cotonnière de l’ouvrage de Paul Leuilliot, L’Alsace au début du XIXe siècle. Essais d’histoire politique, économique et religieuse (1815-1830), tome II, Les transformations économiques, Paris, SEVPEN, 1959, p. 416-460. L’enquête de l’auteur se fonde sur le dépouillement systématique des statistiques et sur l’Histoire documentaire de l’industrie de Mulhouse (1902), réalisée par la Société Industrielle de Mulhouse. 63 Arch. hist. Groupe Axa, Fonds La Paternelle, La Paternelle. Risques de la Mutuelle Russe de Moscou. Rapports d’inspection, mai- juin 1906, voir Rapport n° 5, « La société de la manufacture d’Indiennes « Emile Zundel » à Moscou., op. cit. 64 Arch. hist. Crédit lyonnais, DEEF 49852, op.cit. 65 Ibidem, voir Annexe à la note 5483, E. Zundel et Cie, Compte d’exploitation et de profits et pertes. Si le bénéfice net de la société chute en 1915 (1,2 millions), il se redresse ensuite pour doubler quasiment en 1917, en atteignant 2,9 millions. La même année, la société est autorisée à porter son capital à 12 millions de roubles.

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constitution d’une autre maison française à Moscou, spécialisée dans les soieries, qui a su produire des étoffes pour le marché moscovite et ne vend pas en dehors de l’empire russe. Le cas de l’usine M.M. Giraud fils et Cie fondée à Moscou en 1875, expertisée par l’inspecteur de la Paternelle en 1907, est à cet égard exemplaire. D’autant que le dernier tiers du XIXe siècle connaît une « concurrence effective des fabriques étrangères ». L’évolution du marché, la demande de la clientèle en « tissus bon marché, mélangés de soie et de coton ou bien tissés avec une matière première légèrement différente, la shappe ou bourre de soie, anciennement appelée déchet de soie », renforce la mécanisation de la fabrication dans les usines. Si les entreprises lyonnaises ouvrent durant les années 1880-1890 des agences (intermédiaires commerciaux) dans de nombreuses capitales et décident aussi d’étendre leurs relations commerciales directes, les créations d’unités de production à l’étranger, en tant que telles, semblent quant à elles beaucoup plus rares en termes de réalisation et de réussite66. Photo n° 4 : Le fondateur de la fabrique de soieries C. Giraud et Cie, entouré de ses fils et de ses directeurs, Moscou, 1891, photographie, coll. part. Lorsque Claude Giraud, fabricant de soierie, arrive à Moscou en 1860, il n’a que trente six ans. Il devient fabricant à son compte quinze ans plus tard, et va très vite devenir une personnalité industrieuse incontournable de la société moscovite, en raison même du succès de son entreprise. Dix ans avant la visite de l’inspecteur de la Paternelle, Claude Giraud avait été nommé chevalier de la Légion d’honneur par décret du 4 septembre 1897 rendu sur les rapports du ministre des affaires étrangères et sa décoration lui fut remise par le président Félix Faure durant son voyage officiel en Russie, dans la conjoncture favorable de l’alliance franco-russe67. Il est vrai que le succès de son entreprise est à la mesure des récompenses qui lui furent accordées lors des différentes expositions universelles et internationales auxquelles Claude Giraud a participé. Sa médaille d’or obtenue à l’exposition de 1889 (Paris), à laquelle la section russe, est représentée par 500 exposants68, fait suite à celles obtenues aux Expositions de Moscou (1882) et d’Anvers (1885). Ces récompenses prestigieuses valent à Claude Giraud d’être considéré comme faisant partie d’une élite d’exposants. C’est à ce titre que le Comité organisateur de l’Exposition de Moscou de 1891, l’invite à montrer la diversité de la production de son usine69. A cette date son usine occupe plus de 1 600 ouvriers (dont les deux tiers sont des ouvrières) et possède 1 050 métiers battants en attendant l’achèvement d’un nouveau corps de bâtiment. A peine dix ans plus tard, au début du XXe siècle, la population employée est estimée à 4 150 ouvriers et les opérations de tissages sont effectuées en utilisant « le système Diederichs, de Bourgoin et le système Honegger », qui se répartissent ainsi : 1880 métiers « simples ou jumelles travaillant en uni » et 200 pour les façonnés, avec

66 Audrey Soria, « Les entreprises de la fabrique lyonnaise de soierie face à l’internationalisation au XIXe siècle », dans Hubert Bonin, Christophe Bonneau, Ludovic Cailluet, Alexandre Fernandez, Silvia Marzegalli (dir.), Transnational Compagnies (19th-20th centuries), actes du colloque international, 4e congrès de The European Business History Association, 15-16 septembre 2000, Paris, Ed. PLAGE., 2002, p. 127-137. 67 AN, LH 11 48/8 : dossier Claude Marie Giraud (1836-1904), fabricant de soieries à Moscou. 68 L’Exposition universelle internationale de 1900 – au cours de laquelle la société Giraud obtient un Grand Prix –, qui bénéficie du patronage officiel impérial, alors même que la Russie est en plein développement économique, présente un éclat qui se traduit par un retour à un espace plus important dévolu à l’Empire russe (2 400 exposants), et aussi par la présentation de l’image de « la munificence de son Pavillon d’Asie », Laurence Aubain, « La Russie à l’Exposition universelle de 1889 », Cahiers du monde russe, 1996, vol. 37, n° 3, p. 349-368 et Commission impériale de Russie à l’Exposition universelle de 1900, Catalogue général de la section russe, Paris, 1900. 69 Joseph Balmont, « Une visite à l’exposition de Moscou », Revue des Arts Décoratifs, t. 12, 1891-1892, p. 28-38.

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mécaniques Jacquard et Verdol70. Il existe aussi 20 métiers à velours et 30 métiers à la main ont été conservés afin de satisfaire les exigences d’une clientèle pointue. Son entreprise, qui comprend 2 100 métiers à tisser capable de produire 6 à 7 millions de roubles de marchandises, laissant après amortissements 810 000 roubles de bénéfices nets, est techniquement apte à s’adapter à l’évolution du marché autant national qu’international dont nous savons qu’elle se transforme beaucoup durant cette période des années 1890-1900, en raison d’une consommation de soie qui augmente très nettement, des besoins d’une classe moyenne en développement et des caprices de la mode. Dès lors, si l’usine produit des articles de fonds (satins, surahs, doublures, étoffes d’ameublement unies et façonnées, velours, crêpes de Chine et mousselines unies et rayées…), « C. Giraud s’est fait une spécialité de nouveautés pour modes, robes et confections ». Très à l’écoute des « changements qui s’opèrent dans le goût », et notamment de la production lyonnaise71, il réalise pour sa clientèle de Moscou et d’ailleurs une quantité d’articles fantaisie en crêpe, gaze perlée et côtelée. Le succès de cette entreprise vient aussi des affaires qu’elle réalise avec « des industriels du pays qui emploient de la soierie comme matière première » – cas par exemple de la Société de la manufacture d’indiennes Albert Hubner72 fondée à Moscou en 1846 qui occupe en 1908 pas moins de 1 600 ouvriers et possède des entrepôts à Pétersbourg, Odessa, Tachkent, Boukhara, Kharbin et Tien-Tsin –, et avec les commandes de l’armée et de la marine73. La marchandise fabriquée est vendue en priorité à Moscou et de là expédiée « soit aux succursales de Varsovie et Saint-Pétersbourg, soit aux représentants de la maison à Riga, Helsingfors (Helsinki) et Taschkent ». Après la mort de Claude Giraud, le 4 mars 1904 à Nice, ses fils Victor, Paul et André Giraud décident quelque temps plus tard de transformer leur maison en société anonyme russe et demande à la Banque de l’union parisienne – qui participe, tout comme Paribas et la Société générale au développement industriel (métallurgie, chemin de fer et travaux publics) de la Russie surtout entre 1906 et 1914, pour la BUP74 - de leur prêter son concours. La nouvelle société est constituée en octobre 1911, son capital action fixé à 8 millions de roubles et auquel la BUP prend une modeste participation de 5%, est porté en avril 1914 à 12 millions75. Ce changement de stature financière, permet à cette société familiale de faire face à son

70 Les ateliers de construction Diederichs (1882-1919) spécialisés dans la construction de machines textiles capables de fabriquer les tissus les plus divers, ont présenté leurs métiers à tisser aux expositions universelles de 1889 et 1900. Ils se révèlent beaucoup plus rapides que leurs concurrents Rüti (Suisse) et Northrop (Américain), voir Jérôme Rojon, « L’entreprise Diederichs (1882-1938) », Bulletin du Centre Pierre Léon d’histoire économique et sociale, 1996, n° 1-2, p. 86-90. 71 Maria-Anne Privat-Savigny, « La soierie lyonnaise 1800-1914 », dans L’Esprit d’un siècle, Lyon 1800-1914, catalogue d’exposition, Lyon, 2007, p. 104-125. 72 Cette manufacture produit des foulards imprimés à la main et des mousselines de laine. C’est en 1853 que A. Hubner introduit la production mécanique. Au début des années 1880, alors que la production atteint cent mille pièces par mois, le coton, mais la laine et aussi la soie sont désormais utilisés, voir François Gasnault et Aleksei Kiselev (dir.), Paris-Moscou, un siècle d’échanges, 1819-1925. Documents inédits des Archives de Paris et de Moscou, Paris, Musées, 1999, p. 59-65. 73 Arch. Hist. Société générale, fonds BUP, boîte 375, Usines Giraud Moscou Soieries (1909-1911), voir la plaquette très détaillée sur l’usine et son fonctionnement, Industrie de la soie en Russie. Usines C. Giraud à Moscou, 1875-1900, p. 15-16. 74 Huber Bonin, La Banque de l’Union Parisienne (1874/1904-1974). Histoire de la deuxième grande banque d’affaires française, Paris, Ed. PLAGE, 2001, p. 53-57. 75 Arch. Hist. Société générale, fonds BUP, boîte 375, op. cit., « Accord entre la Banque de l’Union Parisienne et la maison Giraud Fils, de Moscou, en vue de la transformation de cette maison en société anonyme », octobre 1911, et « Résumé des documents remis par la Maison C. Giraud Fils », Moscou, janvier 1911, il s’agit des documents financiers : passif, actif, bénéfices, sommes engagées dans l’affaire, chiffres d’affaires et bénéfices industriels, bénéfices nets distribués et reportés. Sur la constitution de la SA et son augmentation de capital, voir Arch. Hist. du Crédit lyonnais, DEEF 49077-2, Société des fabriques de soieries C. Giraud Fils à Moscou.

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expansion prévue en termes de modernisation de l’outillage, d’extension géographique de l’usine, de diversification de la production et d’amélioration du réseau de distribution vers les grands centres urbains, Varsovie, certes, mais aussi Lodz (Pologne), dans les villes de la Baltique, de la vallée de la Volga, à Rostov et à Samarkand, principaux consommateurs de soieries. La clientèle est visitée par des commis-voyageurs en relation avec les fournisseurs lyonnais, puisque la société Giraud achète ses soies brutes pour les articles de grands luxes, à la maison Chabrières-Morel et Cie de Lyon76.

° ° ° ° Le voyage du réassureur de la compagnie la Paternelle révèle ainsi la pertinence de ses observations mais aussi tout le profit que l’historien peut en extraire en termes d’architecture industrielle, d’histoire des techniques, d’espace et d’organisation des usines, de transfert de savoir-faire grâce à la « diaspora » d’une élite française en Russie dès la fin du XVIIIe siècle77. En ce sens, cette source documentaire mérite d’être visitée à nouveau tant la richesse de ses informations croisées avec d’autres sources d’archives étrangères, permettraient de compléter un tableau qui allie l’originalité à l’aspect inédit des enquêtes d’assurance qui restent encore à explorer78. De plus, les voyages des réassureurs dans les pays étrangers, représentent « des moyens d’information extraordinaires sur la vie économique et sociale d’un pays », a fortiori sur les entreprises visitées79. L’avance ou le retard technologique, le degré d’innovation, l’organisation et la rationalisation des entreprises au début du XXe siècle, les capacités industrielles à faire face à l’évolution du marché, sont autant d’informations transmises par les comptes rendus d’examens et d’expertises de réassureurs. Par delà les grandes enquêtes, rapports et statistiques sur l’activité économique aux XIXe et XXe siècle, cette source insuffisamment exploitée, comme par ailleurs celles des rapports des inspecteurs d’agences et de succursales d’assurance en province tant en France qu’à l’étranger, constituent à n’en pas douter un complément d’une utilité remarquable pour l’enquête de l’historien. Elle vient enrichir les rapports effectués par les experts des études financières et les dossiers constitués par les banquiers sur les investissements et le fonctionnement des industries dans les zones d’influence de ce ces banques80. 76 Au 1er mars 1885, la raison sociale de la maison Arlès-Dufour devient Ancienne maison Arlès-Dufour, Chabrières Morel et Cie (par association entre le gendre et l’ancien commis Ennemond Morel, entré au siège en 1869. C’est une des plus importantes maisons de commerce de soie de Lyon, du dernier tiers du XIXe siècle. Au même titre que d’autres grandes maisons lyonnaises comme Hecht & Lilienthal, Ulysse Pila & Cie, elle traite directement avec l’Extrême-Orient et avec le Japon. Sur Arlès-Dufour, voir Pierre Cayez et Serge Chassagne, Les Patrons du Second Empire. Lyon et les Lyonnais, Paris/Le Mans, éd. Picard/Cenomane, 2007, p. 37-44. 77 Voir à cet égard Jean-Pierre Poussou, Anne Mézin et Yves-Pierre-Gentil (dir.), L’influence française à Moscou au XVIIIe siècle, actes du colloque international, Paris, 14-15 mars 2003, Institut d’études slaves, université Paris-Sorbonne, Paris, PUPS, 2004 et La France et les français à Saint-Pétersbourg, XVIIIe-XXe siècle, actes du colloque international, Saint-Pétersbourg, 24-25 octobre 2003, 2005. 78 On se référera notamment aux archives russes relatives au Collège des manufactures, à l’ Inspection des fabriques, ainsi qu’aux archives des anciennes manufactures fondées par des Français, et dont certaines d’entre elles – cas par exemple de la « Société de la manufacture d’indiennes Albert Hubner » –, sont conservées aujourd’hui aux Archives historiques centrales de Moscou (AHCM). 79 A titre d’exemple Jean Fourastié, constate « qu’une société comme la Compagnie suisse de Réassurance, qui travaille depuis près d’un siècle dans la presque totalité des Etats du globe, du Japon, de la Chine et des Etats-Unis jusqu’au Portugal, à la Grèce et à l’Uruguay, constitue l’un des postes d’observations les plus extraordinaires qui soient au monde ; une telle entreprise (…) concourt à la connaissance que l’on a en Suisse de la conjoncture économique, sociale et politique du monde », voir J. Fourastié, Les Assurances au point de vue économique et social, op. cit., p. 127. 80 Outre les informations relatives aux archives historiques de la Société générale et du Crédit lyonnais évoquées dans les précédentes contributions et à titre de compléments, on fera référence aussi aux archives historiques de

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Fort de son expérience française, qui a valeur de référence et de modèle, et en ayant recours à un support photographique afin de rendre encore plus concrètes les observations transcrites dans son rapport détaillé, l’inspecteur de la Paternelle permet à l’historien des techniques, des organisations entrepreneuriales et du patrimoine industriel, de compléter son analyse des rapports qui existent, entre les formes de concentration des ouvriers et des machines dans les ateliers, la rationalisation de la production au sens taylorien du terme et la mise en œuvre du processus de contrôle de toute la chaîne de fabrication81. Le souci de l’inspecteur, déjà évoqué, de s’intéresser aussi aux logements des ouvriers – autre source de danger d’incendie –, sont autant d’aspects qui soulignent bien l’ouverture de l’enquête à la dimension sociale, au coeur même des révoltes de 1905, et à une approche du monde du travail en ce début du XXe siècle. Toutefois, si le rapport de l’inspecteur a pour ambition principale de calculer le risque industriel, nous n’observons aucune mention ni statistiques relatives aux accidents du travail dans les manufactures visitées82. Par ailleurs, l’évocation de l’historique de la manufacture expertisée par l’inspecteur de la Paternelle et l’évocation des familles françaises de manufacturiers, de chimistes-coloristes et d’ingénieurs, qu’ils proviennent principalement de la Suisse et d’Alsace, est aussi intéressante sur le plan de l’analyse du transfert des technologies, de la diffusion des savoir-faire, plus précisément en matière de chimie et de colorants, pour les manufactures d’indiennes83. Enfin nous ne manquerons pas de souligner tout l’intérêt de ce type de rapport pour une réflexion sur les risques relatifs aux « dysfonctionnements du système technique »84. Le premier est lié autant aux innovations de la première révolution industrielle, qu’à celles de la seconde. De l’énergie mécanique à l’électricité, la deuxième représente pour l’assureur, dans son évaluation des risques industriels, l’énergie la mieux adaptée aux exigences de production et de sécurité. Tout comme l’ingénieur, l’inspecteur d’assurance, est un observateur avisé de l’objet technique et de son adaptation fonctionnelle. Il peut aussi percevoir un deuxième dysfonctionnement résultant d’une distorsion entre l’état de la technologie et la demande sociale. Dès lors les observations techniques de l’assureur concourent à renforcer aussi une

la banque Paribas qui conservent une riche documentation pour l’histoire des entreprises industrielles et commerciales à l’étranger y compris en Russie (voir notamment dans le « fonds Cabet », constitué dans les années 1970, classé par pays et portant essentiellement sur la période 1872-1950). 81 Sur la rationalisation, la division du travail, le rôle des rapports hiérarchiques et de leur transformation dans les manufactures textiles, voir la synthèse de Philippe Lefebvre, L’invention de la grande entreprise. Travail, hiérarchie, marché. France, fin XVIIIe-début XXe siècle, Paris, PUF, 20003, p. 56-68 et 158-163. 82 Il est vrai que « l’assurance des ouvriers contre les accidents ne commence à se développer en Russie que depuis peu ». Ce n’est qu’en 1888 que la branche d’assurances contre les accidents, « tant des ouvriers et employés occupés dans différentes entreprises commerciales et industrielles », est introduite par certaines compagnies russes qui ne pratiquaient auparavant que l’assurance contre l’incendie, sur la vie et des transports, voir A. Press, L’assurance contre les accidents en Russie, op. cit. Exposition universelle de 1900 à Paris. Economie sociale – Groupe XVI – Classe 109, Paris, 1900. 83 Les premiers cours à Mulhouse de chimie appliquée aux arts (1822) puis le Comité de chimie créé dès la fondation de la Société industrielle de Mulhouse (SIM) en 1826, enfin la création en 1871 de l’Ecole de chimie industrielle, font de Mulhouse un carrefour d’enseignement, de formation, de travaux de recherches et d’innovations, qui envoie à l’étranger de nombreux ingénieurs-chimistes et coloristes, alors très demandés pour leur savoir-faire, par les directions des usines textiles russes. Outre la consultation des archives de l’Ecole de chimie de Mulhouse (1822-1957), on se référera à F. Ott, La Société industrielle de Mulhouse, op. cit., p.263-291 (Comité de chimie). Sur la diffusion de l’innovation, le voyage des ingénieurs, la constitution des réseaux d’information et la diffusion des idées techniques, voir aussi Michel Cotte, De l’espionnage industriel à la veille technologique, Besançon/Belfort, PUFC/UTBM, 2005, ouvrage extrait de son mémoire d’HDR, La circulation des idées techniques…, Paris, EHESS, 1999. 84 François Caron, « La dynamique des technologies à long terme », Alliage. Cultures – Science – Technique, n° 21, « Pour comprendre la technique », automne-hiver 1994, p. 54-67.

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interrogation de l’historien sur la technologie, nécessaire à la production et à la consommation de masse et son adaptation aux nouvelles pratiques sociales et culturelles, dictées par la mode, l’évolution des comportements sociaux et la transformation du marché. En ce sens la Russie du début du XXe siècle représente un objet d’études privilégié pour l’histoire des assurances et de la réassurance.