Heineberg - La Suite Au Prochain Numéro

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UNIVERSITE DE LA SORBONNE NOUVELLE – PARIS III U.F.R. d’Études Ibériques et Latino-Américaines Thèse de Doctorat Nouveau Régime Études Lusophones (Littérature Brésilienne) Ilana HEINEBERG LA SUITE AU PROCHAIN NUMÉRO : Formation du roman-feuilleton brésilien à partir des quotidiens Jornal do commercio, Diário do Rio de Janeiro et Correio mercantil (1839-1870) Thèse dirigée par Mme Jacqueline PENJON Soutenue le 30 septembre 2004 Volume I Jury : Mme Jacqueline PENJON, Professeur (Paris III) Mme Anne-Marie QUINT, Professeur émérite (Paris III) Mme Magdelaine RIBEIRO, Professeur émérite (Bordeaux III) Mme Rita GODET, Professeur (Rennes II)

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Thèse de doctorat.

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  • UNIVERSITE DE LA SORBONNE NOUVELLE PARIS III U.F.R. dtudes Ibriques et Latino-Amricaines

    Thse de Doctorat Nouveau Rgime

    tudes Lusophones (Littrature Brsilienne)

    Ilana HEINEBERG

    LA SUITE AU PROCHAIN NUMRO : Formation du roman-feuilleton brsilien partir des quotidiens Jornal do commercio, Dirio do Rio de

    Janeiro et Correio mercantil (1839-1870)

    Thse dirige par Mme Jacqueline PENJON

    Soutenue le 30 septembre 2004

    Volume I

    Jury : Mme Jacqueline PENJON, Professeur (Paris III) Mme Anne-Marie QUINT, Professeur mrite (Paris III) Mme Magdelaine RIBEIRO, Professeur mrite (Bordeaux III) Mme Rita GODET, Professeur (Rennes II)

  • Introduction

    Cest en 1839, trois ans seulement aprs le lancement du roman-

    feuilleton par lditeur franais mile Girardin dans le quotidien La Presse1,

    que le Jornal do commercio publie O Aniversrio de D. Miguel em 1828. Il

    sagit du premier texte brsilien en pisodes paru en bas de page, ou, selon le

    jargon journalistique, au rez-de-chausse . linstar de leurs confrres

    franais2 les principaux crivains brsiliens, comme Machado de Assis, Jos de

    Alencar et Joaquim Manuel de Macedo, se lancent dans ce genre de

    publication.

    Cependant, si les journaux franais comptent sur le roman-feuilleton

    pour attirer des abonns, au Brsil, ce genre contribue la naissance du roman

    national. Dune part, la presse rend rapidement accessible les derniers succs

    romanesques europens un public naissant ; dautre part, elle reprsente pour

    les crivains nationaux une alternative au march du livre qui fait alors ses

    premiers pas. Le roman-feuilleton apparat par consquent comme un passage

    obligatoire pour comprendre la gense du genre romanesque au Brsil. Les

    nombreuses tudes rcentes sur le sujet tmoignent de lintrt de la critique

    1 Il sagit de la nouvelle Patrona Calil dAlphonse Royer. Au mme moment, Armand Dutacq, ancien associ de Girardin, lance Le Sicle, sur des principes identiques ceux de La Presse. lexemple de lAngleterre, le prix de labonnement du journal est rduit de moiti grce aux annonces publicitaires. Pour attirer les abonns et donc les annonceurs, les diteurs ont recours au roman, le genre la mode. Dans Le Sicle, une version du roman picaresque espagnol Lazarillo de Tormes inaugure la formule du roman en pisodes. Le Capitaine Paul, dAlexandre Dumas, publi en 1838 par Le Sicle, est le premier roman complet, paru en feuilletons, mettre en uvre le savoir-faire du dcoupage.

  • littraire pour cette problmatique, mme si peu dentre elles se sont

    vritablement penches sur lanalyse des textes en question.

    Marlyse Meyer donne une nouvelle impulsion aux recherches sur le

    roman-feuilleton, notamment grce son Folhetim : Uma histria3. Dans cette

    tude, la critique part dune recherche sur les sources europennes du roman

    brsilien, essentiellement celles quelle considre comme tant de la sous-

    littrature4 . La critique entreprend un travail de longue haleine, ce qui lui

    permet de mettre en vidence les phases gnrales du roman-feuilleton. Mme

    si la matire de son corpus est extraite de la presse brsilienne, sa recherche

    sappuie sur les textes dauteurs trangers publis au Brsil.

    La thse de Pina Arnoldi Coco5 a pour objectif de dterminer la

    spcificit du roman-feuilleton brsilien partir de la lecture de rcits

    fictionnels dans une cinquantaine de priodiques, de 1840 1880. Lampleur

    de son corpus apporte une vision de lensemble ; il manque nanmoins une

    analyse dtaille de la potique et de la rhtorique feuilletonesques. Flora

    Sssekind, son tour, sans proposer dtudier spcifiquement le roman-

    feuilleton, a recours celui-ci pour tablir la constitution du narrateur de

    fiction brsilien dans O Brasil no longe daqui. noter galement son travail

    de rcupration de A Famlia Agulha, roman de notre corpus, par le biais

    dtudes critiques et de deux nouvelles ditions de ce texte6.

    Jos Ramos Tinhoro, quant lui, se tourne vers les textes nationaux

    dans Os Romances em folhetins no Brasil7, o il tablit une liste de textes

    fictionnels publis par pisodes de 1830 1994. Compte tenu de ce vaste

    objectif, son inventaire est loin dtre exhaustif. Dautres chercheurs se sont

    2 Les principaux romanciers et nouvellistes de la Monarchie de Juillet (1830-1848) ont publi des romans-feuilletons : Honor de Balzac, Alexandre Dumas, Eugne Sue, Paul Fval, Frdric Souli. 3 Marlyse MEYER, O Folhetim : uma histria, So Paulo, Companhia das Letras, 1996. Lauteur commence tudier le roman-feuilleton la fin des annes 1860. Cf. Bibliographie. 4 En fait, Marlyse Meyer parle de novelas de segundo time . 5 Pina Maria Arnoldi COCO, O Triunfo do bastardo : uma leitura dos folhetins cariocas no sculo XIX, Tese de doutorado, Rio de Janeiro, Pontifcia Universidade Catlica do Rio de Janeiro, 1990, 2 vol. 6 Cf. Bibliographie. 7 Jos Ramos TINHORO, Os Romances em folhetins no Brasil, So Paulo, Livraria Duas Cidades, 1994.

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  • soucis de rhabiliter les textes des journaux du XIXe sicle. Tania Rebelo

    Costa Serra, aprs avoir effectu plusieurs tudes critiques sur le genre8, publie

    une Antologia do romance-folhetim9. Ce travail, qui doit se poursuivre avec la

    publication dun deuxime volume, sans privilgier les indits, propose une

    nouvelle dition des textes dj inscrits dans lanthologie de Barbosa Lima

    Sobrinho10. Mamede Moustafa Jarouche11, quant lui, partir de la

    rcupration de la version originale de Memrias de um sargento de milcias

    publie dans le Correio mercantil, propose une nouvelle lecture de luvre de

    Manuel Antnio de Almeida. En rtablissant le contexte de publication de

    luvre, lauteur fait ressortir son caractre politique (libral), comique et

    pamphltaire.

    Nous trouvons, en outre, des travaux qui, partir des bases

    historiques de Marlyse Meyer, se penchent sur les spcificits rgionales du

    roman-feuilleton. Cest le cas notamment de la thse dAntonio Hohlfeldt12 qui

    se consacre ltude de trois romans-feuilletons publis dans la presse gacha.

    Lauteur situe sa recherche dans le champ des tudes culturelles, sans ngliger

    la perspective marxiste dAntonio Gramsci et les outils danalyse du formaliste

    russe Boris Tomachevski. La thse de Yasmin Jamil Nadaf13, quant elle,

    aprs une reprise de lhistoire du roman-feuilleton jusqu son arrive Rio de

    Janeiro, sintresse aux bas de page des journaux du Mato Grosso.

    Malgr ltendue de ces tudes, nous constatons de nombreuses

    lacunes, notamment en ce qui concerne lanalyse des textes. Nous nous

    proposons donc de suivre la formation du roman-feuilleton au Brsil partir du

    8 Cf. Bibliographie. 9 Tania Rebelo Costa SERRA, Antologia do romance-folhetim (1839-1870), Braslia, Ed. UnB, 1997. 10 Barbosa LIMA SOBRINHO, Precursores do conto no Brasil, So Paulo, Civilizao Brasileira, 1960. 11 Mamede Moustafa JAROUCHE, Sob Imprio da Letra : Imprensa e poltica no tempo das Memrias de um Sargento de Milcias , Tese de doutorado, So Paulo, FFLCH, 1997. Suite cette recherche, lauteur a prpar une nouvelle dition pour le texte (Manuel Antnio de ALMEIDA, Memrias de um sargento de milcias, So Paulo, Ateli Editorial, 2001). 12 Antonio HOHLFELDT, Deus escreve direito por linhas tortas : O romance-folhetim dos jornais de Porto Alegre entre 1850-1900, Tese de doutorado, Porto Alegre, Pontifcia Universidade Catlica do Rio Grande do Sul, 1998. 13 Yasmin Jamil NADAF, Rodap das miscelneas, Rio de Janeiro, Sete letras, 2002.

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  • matriel fourni par notre corpus : son organisation narrative, ses thmatiques

    rcurrentes, ses emprunts. Au fil de nos lectures, le dialogue entre le narrateur

    et son narrataire, refltant les rapports entre lauteur et son public, sest impos

    comme un indicateur de lvolution du genre et du systme littraire. Les

    extraits discursifs peuvent contenir une notice explicative, un rappel du pacte

    de lecture ou, plus tard, une mise nu des artifices fictionnels. Nous nous

    sommes servie des approches narratologiques classiques14 pour comprendre

    ces enjeux, ainsi que, plus gnralement, des thories sur le roman et le roman-

    feuilleton15.

    Nous nous sommes intresse aux textes accessibles non pas au

    public de spcialistes qui suivait de prs la vie littraire de lpoque dans les

    revues littraires, mais aux lecteurs moyens, donc plus nombreux. Par

    consquent, nous avons choisi de travailler sur les quotidiens dinformation,

    laissant de ct les journaux hebdomadaires ou spcialiss, comme les

    priodiques littraires, satiriques, ou fminins16. Nous avons ainsi affaire un

    public htroclite qui comprend non seulement le chef de famille, mais aussi

    son pouse, la sinhazinha17, ou ltudiant, probablement tous attirs par cette

    tranche de fiction quotidienne. Ce public htrogne reprsente, selon nous,

    14 Les concepts de Grard Genette et Tzvetan Todorov nous ont t particulirement utiles. Cf. Bibliographie. 15 Cf. Bibliographie. 16 lpoque, la presse fleurissait Rio de Janeiro, mais la plupart des priodiques taient des publications phmres. Pour exemple, nous citons quelques titres qui publiaient des romans-feuilletons : Correio das Damas (jornal de literatura e modas), Gabinete de Leitura (Seres das Famlias Brasileiras), Correio das Modas (Jornal crtico e literrio das modas, bailes, teatros, etc.), A Nova Minerva (Peridico dedicado s cincias, artes, literatura e costumes), Revista Universal Brasileira, ris (Peridico de religio, belas artes, cincias, letras, histria, poesia, romances, notcias e variedades), Museo Pitoresco, Histrico e Literrio ou Livro Recreativo das Famlias, Guanabara (Revista mensal artstica, cientfica e literria dirigida por uma associao de literatos), A Marmota na Corte, O Beija-Flor (Jornal de instruo e recreio), Chronica literria (Jornal de instruo e recreio), Novo Gabinete de Leitura (Repertrio oferecido s famlias brasileiras para seu recreio e instruo), O lbum semanal (Cronolgico, literrio, crtico e de modas), A Aurora (Peridico crtico e literrio), Jornal das Senhoras (Modas, Literatura, Belas-artes, teatros e crtica), Marmota Fluminense (Jornal de modas e variedades), A Violeta Fluminense (Folha crtica e literria dedicada ao belo sexo), O Espelho (Revista semanal de literatura, modas, indstria e artes), A Semana ilustrada, Peridico da Juventude (Jornal literrio e recreativo), Bello-sexo, (Peridico religioso, de instruo e recreio), Bazar Volante, Jornal das famlias (Publicao ilustrada, recreativa, artstica, etc.), Archivo Litterario (Jornal familiar, variado, crtico e recreativo), etc. Pour les titres des priodiques de lpoque, disponibles la Bibliothque Nationale, Rio de Janeiro, consulter : BIBLIOTECA NACIONAL, Peridicos brasileiros em microfilmes, Catlogo coletivo/1984, Rio de Janeiro, Biblioteca Nacional, 1985. 17 Pour sadresser la fille de leur patronne (sinh, de senhora), les esclaves employaient le diminutif sinhazinha ou sinh-moa.

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  • lembryon dun public lecteur brsilien qui prend got la lecture journalire.

    Notre limite gographique, quant elle, sarrte la ville de Rio de Janeiro

    centre conomique, politique et administratif de lEmpire.

    partir de ces critres, nous avons tabli un corpus que nous

    considrons reprsentatif des romans-feuilletons qui circulaient la Cour18 ,

    ds le dmarrage de la production brsilienne, en 1839, jusquaux annes 1870.

    cette date, les procds feuilletonesques sont pleinement consolids et le

    roman romantique commence cder la place au roman raliste. Ces limites

    temporelles nous autorisent parler de la formation dun genre. Le concept de

    formation a t formul par le critique brsilien Antonio Candido comme le

    moment prcdant lexistence dune vritable littrature. Cette dernire

    constituant un systme articul, o les producteurs, les publics divers et le

    mcanisme transmetteur le langage dploy en styles interagissent, formant

    ainsi une tradition19.

    Parmi les quotidiens, nous avons retenu les trois principaux

    priodiques circulant tout au long de la priode tudie, par ailleurs importants

    diffuseurs de romans-feuilletons : Dirio do Rio de Janeiro, Jornal do

    commercio et Correio mercantil.

    Le Dirio do Rio de Janeiro (1821-1878), le plus ancien des trois est

    fond par le Portugais Zeferino Vito Meirelles. Destin publier des annonces,

    on le surnomme Dirio da Manteiga, mais aussi Dirio do Vintm, de par son

    prix de couverture : 20 ris. Cest partir de 1835 quil devient informatif et,

    dans la dcennie de 1840, il adhre la mode du roman-feuilleton. Tout au

    long de son existence, le Dirio connat plusieurs directions, changeant ainsi de

    ligne politique. Jos de Alencar en a t le rdacteur en chef de 1855 1858,

    ainsi que son principal feuilletoniste. Aprs une interruption entre 1859 et

    1860, le quotidien ressurgit avec force, avec Quintino Bocaiva la tte de la

    rdaction, et, parmi ses journalistes, le jeune Machado de Assis, qui avait quitt

    A Marmota ainsi que son poste de rviseur au Correio mercantil.

    18 En portugais, a Corte. Rio de Janeiro devient le sige de la monarchie portugaise suite linvasion du Portugal par Napolon en 1808. 19 Antonio CANDIDO, Literatura como sistema in Formao da Literatura Brasileira : Momentos decisivos, vol. I, Belo Horizonte, Itatiaia, 1997 [1959].

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  • Si le Dirio do Rio de Janeiro est le plus ancien, le Jornal do

    commercio (1828) a le mrite dtre le prcurseur du roman-feuilleton au

    Brsil. Ce quotidien est fond par Pierre Plancher, Franais contraint de

    sexiler Rio de Janeiro lors de la Restauration (1815-1830), chass par le

    rgime pour ses ides trop librales. Mais il faut attendre que Junius Villeneuve

    devienne lacqureur du journal vers 1835, pour que la rubrique de varits,

    compose darticles traduits ou de nouvelles, prenne de limportance. En 1838,

    Le Capitaine Paul, dAlexandre Dumas, y est publi avec seulement quatre

    mois dcart par rapport au Sicle. Lanne suivante, lespace du feuilleton est

    inaugur, probablement grce un agrandissement du format. Le rez-de-

    chausse est partag entre le roman-feuilleton, national et tranger, et la

    chronique. Le Jornal do commercio est connu pour sa ligne conservatrice,

    mme sil a gard son autonomie lgard du Parti Conservateur lui-mme.

    Le Correio mercantil (1848-1868) est, parmi les quotidiens concerns

    ici, le seul plaquer sa ligne ditoriale sur les ides dun parti politique. Il est

    ouvertement libral. Lorsque Alves Branco Muniz Barreto devient le

    propritaire du titre, le journal est dirig par son gendre Francisco Otaviano.

    Celui-ci, en 1854, intgre Jos de Alencar la rdaction, o il inaugure ses

    chroniques intitules Ao Correr da pena. Mais en ce qui concerne la

    publication de fiction, lvnement le plus marquant reste la publication de la

    rubrique A Pacotilha et, dans celle-ci, les Memrias de um sargento de

    milcias, de Manuel Antnio de Almeida.

    La dfinition de notre corpus a exig un vritable travail denqute,

    car les fonds navaient pas encore t rpertoris. Aprs le choix des journaux,

    des dlimitations gographiques et temporelles, ltape suivante a consist en

    la collecte de tous les romans parus en bas de page dans ces journaux. Pour

    former cette vritable banque de donnes concernant le roman-feuilleton, nous

    avons visionn pendant plus de cinq mois des centaines de microfilms dans le

    secteur des priodiques de la Bibliothque Nationale, Rio de Janeiro. Nous

    avons ainsi recueilli la date, lauteur, le traducteur (quand ils sont mentionns)

    et les pages de publication de tous les textes de fiction, nationaux et trangers,

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  • parus dans ces journaux. Nous avons organis ce matriau, disponible dans les

    Annexes de ce travail, sous la forme de quatre index.

    Au moment o nous avons prpar ces index, nous avons pris

    connaissance de la thse de Yasmin Jamil Nadaf20, o lauteur numre les

    romans parus entre 1839-1950 dans le Jornal do commercio par anne de

    publication. Considrant limportance de ce quotidien pour linauguration et

    limplantation du roman-feuilleton au Brsil, nous avons labor un index

    complmentaire celui de Nadaf, rajoutant les pages et la date prcise de

    chaque pisode tant pour les romans-feuilletons trangers que pour les romans-

    feuilletons brsiliens. Pour le deuxime et le troisime index, consacrs

    respectivement au Dirio do Rio de Janeiro et au Correio mercantil, ces dtails

    ne sont fournis que lorsquil sagit dune fiction brsilienne. Enfin, le

    quatrime index comporte une classification par auteur runissant les titres des

    trois journaux.

    Le choix des romans constituant le corpus de ce travail sest impos

    par la suite, partir de critres concernant : lauteur, la publication en bas de

    page, le nombre minimum dpisodes, la raret des textes.

    Ds les premires lectures, se dgagent des ressemblances entre ces

    textes, surtout ceux dun mme auteur parus peu prs au mme moment.

    Nous avons donc retenu pour chaque auteur le premier texte publi en

    feuilletons. La seule exception ce critre est Romance de uma velha (1860),

    de Joaquim Manuel de Macedo, au lieu de Os Dois amores (1848), compte

    tenu des nombreuses ditions en livre de ce dernier.

    Les textes fictionnels parus dans le corps des journaux ne sont pas

    concerns par ce travail. En effet, cest lespace nomm et reconnu comme

    feuilleton (folhetim) que nous avons cibl pendant notre investigation la

    Bibliothque Nationale. Ce critre sest avr important dans la mesure o la

    plupart des journaux de lpoque incorporaient la rubrique Folhetim en bas de

    la une (qui quelquefois stendait jusqu la page deux ou trois). Ils font ainsi

    preuve dune volont manifeste de se rapprocher de la matrice feuilletonesque

    20 Yasmin Jamil NADAF, op. cit.

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  • franaise, tout en sparant la matire fictionnelle du contenu journalistique

    prsent dans le reste du journal, comme pour marquer la spcificit du

    feuilleton21. Cette sparation rendait possible le dcoupage et, en aval, la

    reliure des pages pour former un livre. Pour autant la spcificit des romans

    publis dans cet espace prcis ne nie pas lutilisation de plusieurs

    caractristiques de cette forme de publication par dautres romans publis dans

    le corps du journal. Memrias de um sargento de milcias, publi dans la

    rubrique humoristique A Pacotilha, sexclut alors du corpus principal de notre

    travail.

    Nous avons aussi cart les rcits publis de faon incomplte,

    comme O Calabar : histria brasileira do sculo XVII, de Jos da Silva

    Mendes Leal Jnior (Correio mercantil, du 1er juillet 1853 au 28 juillet 1853).

    Il en est de mme pour A Viuvinha, de Jos de Alencar (Dirio do Rio de

    Janeiro du 21 avril 1857 au 29 juin 1857, chapitre XII) interrompu peu aprs la

    moiti du roman, sans que le lecteur ne soit prvenu ou nait la moindre

    explication22.

    La question de la publication par pisodes (marque par la clbre

    accroche la suite au prochain numro ) et ses consquences dans lcriture

    feuilletonesque nous intressent particulirement dans ce travail. Cest

    pourquoi les textes qui ne sont pas publis par pisodes ou qui en ont moins de

    trois sont exclus de cette tude. Cest le cas de O Enjeitado, de Paula Brito,

    publi le 28 mai 1839 et le 29 mai 1839 dans le Jornal do commercio.

    Les textes publis dans les journaux nont pas t valoriss de la

    mme faon. Les romans de Jos de Alencar, comme Cinco minutos et O

    Guarani, et mme Memrias de um sargento de milcias, de Manuel Antnio

    21 Mamede Moustafa Jarouche considre la question de la publication en feuilleton sans importance : [] a questo de certo modo irrelevante, pois puramente formal, s adquirindo relevo medida que contribua para esclarecer o status do texto no rgo em que foi divulgado ; acresce, ainda, que essas caractersticas rodap ou no-rodap poderiam ter sido determinadas por circunstncias difceis de investigar hoje, tais como dificuldades tipogrficas e de diagramao, etc. Mamede Moustafa JAROUCHE, op. cit., p. 96. 22 La version complte de A Viuvinha ne sera connue quen 1860, quand elle sera publie en livre par la maison ddition du journal, dans le mme volume que Cinco Minutos, paru auparavant en feuilletons dans le Dirio do Rio de Janeiro. Cf. Cinco minutos A Viuvinha, Rio de Janeiro, Empresa Tipogrfica Nacional do Dirio, 1860.

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  • de Almeida, ont connu leur conscration sous forme de livre, devenant

    des ouvrages incontournables de la littrature brsilienne, tudis dans les

    universits et sources danalyse pour la critique littraire. Dautres romans-

    feuilletons sont peu connus (ou reconnus), comme O Aniversrio de D. Miguel

    em 1828, de Joo Manuel Pereira da Silva, A Providncia, de Antnio

    Gonalves Teixeira e Sousa, ou A Famlia Agulha, de Lus Guimares Jnior.

    La plupart restent peu ou pas tudis. Ces conscrations ingales des romans

    par la tradition littraire nous ont mene faire un choix. tant donn que notre

    but ici nest pas denvisager les lois qui dterminent la permanence ou non

    dun roman dans la tradition littraire, mais de pouvoir retracer les lectures

    dun public moyen, nous avons dcid de concentrer nos recherches sur les

    textes rares indits en livre ou nayant connu quune dition et sur les rcits

    peu tudis, effectuant par l un travail de rtablissement textuel.

    Le rsultat de ce travail de collecte et de slection se trouve dans la

    deuxime partie du volume dAnnexes, o nous avons transcrit les textes les

    plus difficiles daccs, comme Ressurreio de amor, deuxime rcit publi

    dans le bas de page du Jornal do commercio et jamais dit en livre jusqu

    prsent. Puis, nous prsentons O Pontfice e os carbonrios, de Francisco de

    Paula Brito, qui ne possde pas ddition en livre rfrence dans les

    catalogues de la Bibliothque Nationale, y compris dans celui des uvres rares.

    A Cruz de cedro, dAntonio Joaquim da Rosa, se trouve dans les Annexes pour

    navoir eu quune seule dition en livre celle du Jornal do commercio lui-

    mme juste aprs la publication en feuilletons. Cet ouvrage reste

    pratiquement introuvable, mme sil a t republi en feuilletons en 1900 par le

    Correio paulista. La transcription de O Comendador, de Francisco Pinheiro

    Machado, se justifie malgr une dition en 1937, car elle reste rare et

    difficilement accessible. Finalement, nous y classons Os Mistrios do Rio de

    Janeiro non dit en livre. Le fait que tous les romans transcrits ont t publis

    par le Jornal do commercio reflte, dune part, limportance que ce quotidien a

    eu dans limplantation du roman-feuilleton au Brsil et, dautre part, la place

    privilgie occupe par la fiction dans ses pages.

    Mme si nous navons pas pu approfondir ltude de tous les romans-

    feuilletons parus au Brsil entre 1839 et 1870, plusieurs ouvrages lus et

    10

  • travaills tout au long de ces recherches imprgnent notre tude. Sil nous a

    fallu tablir un corpus pour mieux mener notre analyse, cette borne nexiste

    pas pour limiter nos rflexions dans ce travail. Cest la raison pour laquelle les

    romans-feuilletons, brsiliens ou trangers, seront cits ou rappels quand cela

    sera ncessaire. Concernant les ouvrages du corpus, nous avons toujours

    travaill sur les ditions originales, cest--dire, celles des journaux. Nous

    avons consult, titre comparatif, les publications en livres. Pour les romans-

    feuilletons devenus des classiques de la tradition littraire brsilienne, nous

    avons travaill sur les ditions en livre, consultant les originaux dans la mesure

    du possible.

    Suivant notre problmatique et pour mieux rendre compte du corpus,

    nous avons organis notre travail en trois parties, selon la chronologie de la

    formation du roman-feuilleton au Brsil.

    Dans le premier volet, nous nous intresserons aux romans-feuilletons

    prcurseurs que nous avons nomms mimtiques , de par leur volont de se

    confondre avec la matrice. Parmi ces ouvrages, O Aniversrio de D. Miguel em

    1828, de Joo Manuel Pereira da Silva, Ressurreio de amor (auteur

    anonyme), A Paixo dos diamantes, de Justiniano Jos da Rocha, et O

    Pontfice e os carbonrios, de Francisco de Paula Brito, ont tous t publis

    par le Jornal do commercio en 1839. Si lemprunt de la rhtorique

    feuilletonesque est encore maladroit, le mimtisme comprend la transposition

    vers un dcor tranger, ce qui permet ces textes de se faire passer souvent

    pour des romans-feuilletons trangers ; leurs auteurs pouvant aller jusqu nier

    la paternit du roman dans les prfaces. Ces constatations nous conduiront

    analyser le choix dune intrigue se droulant dans un pays tranger. Puis, nous

    dfinirons A Paixo dos diamantes et O Pontfice e os carbonrios partir de

    leur situation limite entre simple traduction et cration originelle. Nous

    poursuivrons avec une analyse dtaille de ce mcanisme de transposition dans

    le texte de Justiniano Jos da Rocha, confrontant luvre ses hypotextes. Le

    chapitre suivant sera consacr exclusivement Ressurreio de amor, seul

    roman de cette partie dont laction se droule exclusivement au Brsil, et plus

    11

  • particulirement au Rio Grande do Sul. Nous lenvisagerons comme une

    anticipation de lacclimatation du genre feuilletonesque au Brsil. Dans cette

    premire partie, nous nous intresserons de prs galement aux prfaces

    contenues dans lensemble des textes, espace o lauteur-narrateur tablit avec

    son narrataire-lecteur un pacte de lecture, qui nous conduira, dans notre dernier

    chapitre un bilan sur la question de la narration.

    La deuxime partie de notre travail sappuiera sur les romans : A

    Providncia (1854), dAntnio Gonalves Teixeira e Sousa, A Cruz de cedro

    (1854), de Antonio Joaquim da Rosa, et O Comendador (1856), de Francisco

    Pinheiro Guimares ; le premier ayant t publi par le Correio mercantil et les

    deux autres par le Jornal do commercio. Dans un premier temps, cet ensemble

    de textes tmoigne dune volont explicite de mettre en uvre les coutumes et

    les dcors nationaux, ide voque par la dnomination acclimats . Cette

    notion est justifie par le fait que ces textes sont postrieurs la publication des

    premires manifestations du genre romanesque au Brsil. La thmatique de ces

    textes ainsi que leur choix spatial nous autorise parler dune dcouverte

    du Brsil par le roman-feuilleton. Dans un deuxime temps, nous confronterons

    les choix temporels comportant, dune part, le retour vers le pass de A

    Providncia et A Cruz de cedro, et, dautre part lactualit allgorique de

    Comendador. Lune et lautre de ces dmarches font preuve de lincorporation

    des thmatiques nationales par le roman-feuilleton, rvlant par l une prise de

    position face la ralit nationale. Nous nous intresserons par la suite aux

    mcanismes de transposition du genre feuilletonesque, et notamment au

    dcalage inhrent ladoption dun modle tranger confront la mise en

    uvre dune thmatique nationale. Notre attention portera sur les liens entre le

    mlodrame et le roman-feuilleton et, de manire plus spcifique, sur la

    manifestation de cette contagion dans O Comendador. Puis, ltude des

    pratiques spculaires, concernant la lecture, le lecteur, lacte scriptural et la

    littrature en gnral nous permettra danalyser la vision que ces textes portent

    sur eux-mmes et de retracer leur production ainsi que leur rception. Cette

    partie sachvera par une tude de la narration dans les romans-feuilletons

    acclimats, narration marque par les ramifications de lintrigue et la

    multiplication des voix narratives.

    12

  • Les romans runis dans le dernier volet de ce travail sont assez

    htroclites, notamment si lon tient compte de leur prise de position face au

    modle feuilletonesque, ce qui explique le titre de la partie sous forme de

    question : Au-del du feuilletonesque ? . Romance de uma velha (Jornal do

    commercio, 1860), de Joaquim Manuel de Macedo, et Mistrios do Rio de

    Janeiro (Jornal do commercio, 1866), de Jeronymo Machado Braga, semblent

    sinscrire dans une continuation du roman-feuilleton. A Famlia Agulha (1870,

    Dirio do Rio de Janeiro), de Lus Guimares Jnior, semble au contraire

    transformer ce genre. Cependant, on retrouve des axes communs aux trois

    textes, comme la mise en uvre de thmes contemporains concernant la ville

    de Rio de Janeiro. Ces tableaux fluminenses seront lobjet du premier

    chapitre. Par la suite, lanalyse des allusions et des rfrences mises en uvre

    dans ces textes nous rvlera leurs emprunts la matrice feuilletonesque ou

    leurs ruptures avec celle-ci. Nous porterons notre attention sur les rapports des

    textes avec deux genres : la comdie de murs et la chronique. La substitution

    du registre larmoyant par le comique, autre spcificit des romans-feuilletons

    de 1860 par rapport leurs prdcesseurs, nous conduira analyser ces

    procds. Nous achverons ce travail par une tude de la narration des trois

    textes.

    13

  • Tableaux des abrviations adoptes dans les citations

    I. Romans-feuilletons Par ordre chronologique : dition consulte Abrviation adopte SILVA (Joo Manuel Pereira da), O Aniversrio de D. Miguel em 1828, Rio de Janeiro, Jornal do commercio, de 16/01/1839 22/01/1839.

    ADM

    Anonyme [Manuel de Arajo PORTO-ALEGRE], Ressurreio de amor : Crnica rio-grandense, Rio de Janeiro, Jornal do commercio, de 23/02/1839 27/02/1839. Transcrit dans les Annexes

    RA

    ROCHA (Justiniano Jos da), A Paixo dos diamantes, Rio de Janeiro, Jornal do Commercio, de 29/03/1839 30/03/1839.

    PD

    BRITO (Francisco de Paula), O Pontfice e os carbonrios, Rio de Janeiro Jornal do commercio, de 31/07/1839 13/08/1839. Transcrit dans les Annexes

    PC

    SOUSA (Antnio Gonalves Teixeira e), A Providncia : Recordaes dos tempos coloniais, Rio de Janeiro, Correio mercantil, de 26/01/1854 17/06/1854.

    PROV

    ROSA (Antonio Joaquim da), A Cruz de cedro, Rio de Janeiro, Jornal do commercio, de 22/09/1854 28/09/1854. Transcrit dans les Annexes.

    CC

    GUIMARES (Francisco Pinheiro), O Comendador, Rio de Janeiro, Jornal do commercio, de 29/04/1856 28/05/1856. Transcrit dans les Annexes.

    CO

    MACEDO (Joaquim Manuel de), Romance de uma velha, Rio de Janeiro, Jornal do commercio (publi dans la rubrique hebdomadaire O Labirinto), de 30/09/1860 9/11/1860.

    ROVELHA

    BRAGA (Antonio Jeronymo Machado), Mistrios do Rio de Janeiro ou Os Ladres de casaca, Rio de Janeiro, Jornal do commercio, de 31/10/1866 6/11/1866. Transcrit dans les Annexes.

    MRJ

    GUIMARES JNIOR (Lus), A Famlia Agulha, Rio de Janeiro, Dirio do Rio de Janeiro, de 21/01/1870 26/04/1870.

    FAGU

    II. Journaux Dirio do Rio de Janeiro DRJ Jornal do commercio JC Correio mercantil CM

  • Premire partie

    LE ROMAN-FEUILLETON MIMTIQUE : 1839

  • La plupart des textes analyss dans cette premire partie sont encore

    trs loin de se constituer en tant que littrature brsilienne , cest--dire un

    systme actif comprenant crivains, lecteurs et ouvrages brsiliens1. Il sagit

    dbauches dcrivains journalistes, historiens et traducteurs produisant des

    textes fictionnels qui visent un public rduit mais htrogne, form par le

    lectorat du journal, et plus spcifiquement celui de la rubrique Folhetim2 .

    Ce public est plus large, car la fiction attire, outre les chefs de famille, les

    lectrices et les tudiants.

    Cette partie de notre corpus concerne des romans publis en 1839,

    dont, pour la plupart, laction se droule ltranger, tablissant ainsi une

    distance avec leurs lecteurs. Lespace et la thmatique fictionnels sont les premiers

    1 Il est utile dvoquer la conception de Antonio Candido sur la formation dune littrature proprement dite : Para compreender em que sentido tomada a palavra formao, e porque se qualificam de decisivos os momentos estudados, convm principiar distinguindo manifestaes literrias, de literatura propriamente dita, considerada aqui um sistema de obras ligadas por denominadores comuns, que permitem reconhecer as notas dominantes duma fase. Estes denominadores so, alm das caractersticas internas (lngua, temas, imagens), certos elementos de natureza social e psquica, embora literariamente organizados, que se manifestam historicamente e fazem da literatura aspecto orgnico da civilizao. Entre eles se distinguem : a existncia de um conjunto de produtores literrios, mais ou menos conscientes do seu papel ; um conjunto de receptores, formando os diferentes tipos de pblico, sem os quais a obra no vive ; um mecanismo transmissor (de modo geral, uma linguagem, traduzida em estilos), que liga uns a outros. O conjunto dos trs elementos d lugar a um tipo de comunicao inter-humana, a literatura, que aparece, sob este ngulo como sistema simblico, por meio do qual as veleidades mais profundas do indivduo se transformam em elementos de contato entre os homens, e de interpretao das diferentes esferas da realidade. Antonio CANDIDO, Formao da Literatura Brasileira : Momentos decisivos, vol. I, Belo Horizonte, Itatiaia, 1997, p. 23. 2 Feuilleton (folhetim) est lorigine le nom de lespace du bas de page, normalement la une, qui abrite une diversit de sujets lgers par rapport aux sujets politiques du Second Empire. Au Brsil, avant dtre places aux bas des pages, ces rubriques existaient sous dautres dnominations, comme Variedades , Appendix ou encore Folha Literria . linstar de la matrice, au Brsil cohabitent dans le mme espace le feuilleton tout court consacr la chronique thtrale, politique ou mondaine, voire tous ces sujets en mme temps et le roman-feuilleton. Le feuilleton journalistique, dans les quotidiens tudis ici, parat normalement le dimanche, faisant rfrence aux principaux vnements de la semaine.

    16

  • indices de lloignement du Brsil. O Aniversrio de D. Miguel em 1828, de

    Joo Manuel Pereira da Silva, se passe Lisbonne3 ; A Paixo dos diamantes,

    de Justiniano Jos da Rocha, Paris ; O Pontfice e os carbonrios, de

    Francisco de Paula Brito, dans une Italie non encore unifie. Seul le roman

    anonyme A Ressurreio de amor prend le Brsil pour dcor, assumant un

    caractre national, voire rgional.

    Le narrateur prouve le besoin de dlimiter son territoire et donc de

    fonder sa propre littrature en lui prtant un regard extrieur. Flora Sssekind

    emploie les termes regard de lextrieur ( olhar-de-fora ) et ne pas tre

    tout fait l ( no estar de todo ) pour caractriser le narrateur constitu en

    tant quinstance littraire dans les dcennies 1830-18404. Cependant, pourquoi

    ce besoin de dpayser les premiers textes fictionnels brsiliens, de les situer

    ailleurs et de les travestir ?

    Il est intressant de penser spcifiquement les rapports entre cet

    loignement persistant du Brsil (thmatique et spatial) et la publication en

    feuilletons, effleurant ainsi le dbat sur lidentit5. Dans cette littrature en

    qute dorigines, le statut dexpatri assum par ces textes brsiliens est la

    3 Le Portugal sert de dcor galement Jeronymo Corte-Real et Religio, amor e ptria, tous deux de Joo Manuel Pereira da Silva, parus dans le Jornal do commercio. 4 En qute de la configuration du narrateur dans lorigine de la prose fictionnelle brsilienne, Flora Sssekind analyse plusieurs textes (parmi lesquels se trouvent certains textes de notre corpus, les mettant en relation tant avec les rapports des voyageurs trangers, quavec celui des naturalistes et des paysagistes. Cf. Flora SSSEKIND, O Brasil no longe daqui, So Paulo, Companhia das Letras, 2000. Quelques annes auparavant, Julio Cortzar a, par ailleurs, parl lui-aussi dun sentiment de ne pas tre tout fait l : Beaucoup de mes crits se placent sous le signe de lex-centricit car je nai jamais admis de claire diffrence entre vivre et crire ; si jarrive, en vivant, dissimuler cette participation partielle ma circonstance, je ne peux, dans ce que jcris, nier mon ex-centricit ; jcris prcisment parce que je ne suis pas l ou seulement moiti l. Jcris par dfaut, par dplacement, et comme jcris partir dun interstice, jinvite toujours les autres chercher le leur et regarder par l le jardin o les fruits sont, bien entendu, des pierres prcieuses. Le petit monstre reste ferme son poste. Le Tour du jour en 80 mondes, Paris, Gallimard, 1980, p. 24. 5 Notre but ici nest pas de travailler spcifiquement la question de lidentit dans la littrature feuilletonesque brsilienne, mme si, dans le projet mme de notre thse, nous accompagnons ce processus de construction et de dconstruction de la nationalit. Ainsi, nous partageons lide selon laquelle lidentit est un devenir, et non une qute dun caractre national unique et homogne. Sur la question de lidentit, voir : Joaquim Maria Machado de ASSIS, Literatura brasileira : o instinto de nacionalidade in Obra Completa, Rio de Janeiro, Nova Aguilar, 1986 ; Zila BERND, Littrature brsilienne et identit nationale (Dispositifs dexclusion de lAutre), Paris, LHarmattan, 1995 ; Gilles DELEUZE & Flix GUATTARI, Kafka : pour une littrature mineure, Paris, Les ditions de minuit, 1975 ; Julia KRISTEVA, trangers nous-mmes, Paris, Gallimard, 1991 ; Tzvetan TODOROV, Nous et les autres : Rflexions sur la diversit humaine, Paris, Seuil, 1989.

    17

  • preuve de limportance du roman-feuilleton tranger surtout franais pour

    les auteurs, les diteurs de journaux, pour le public et, finalement, pour tout ce

    systme littraire en formation.

    En effet, en sloignant du Brsil, le roman-feuilleton sapproche de

    la matrice non pas pour se revendiquer roman brsilien , mais pour tre

    reconnu en tant que dtenteur dun savoir-faire : la technique feuilletonesque.

    Ces romans-feuilletons dailleurs sont antrieurs la mise en uvre du

    programme esthtique romantique qui veut construire une identit nationale

    dune faon sacralisante et ethnocentrique 6, tout en forgeant des mythes

    fondateurs.

    Ces aspirations du roman-feuilleton sont fondamentales dans la

    formation du roman brsilien en tant que genre, dans la mesure o, par manque

    de structure ditoriale, il est souvent conditionn par lespace du feuilleton.

    Lhistoire et la critique littraires brsiliennes sont pleinement conscientes du

    fait que, pour comprendre cette formation ou cette naissance du roman

    brsilien, il faut penser invitablement au roman-feuilleton7.

    Cest donc par cette proximit avec leurs modles europens que ces

    romans sont qualifis de mimtiques8 . Ceci constitue laxe autour duquel

    6 Nous employons les conceptualisations tablies par douard GLISSANT, La Potique de la relation , in Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981. 7 Lextrait suivant met en vidence notre propos : A influncia estrangeira na formao do romance brasileiro se manifesta, principalmente, por intermdio do folhetim. E nem poderia ser de modo diferente. Nascido, entre outras circunstncias, do crescente desenvolvimento da imprensa, foi o folhetim que levou o romance a um pblico cada dia mais numeroso e mais fiel, graas tcnica, muito sua, de interessar o leitor, de prend-lo ao desenrolar da intriga. [...] Tudo isso contribui para demonstrar o grande interesse que aqui despertava o romance em forma de folhetim, no somente entre os leitores, mas tambm e principalmente entre os escritores que desejavam fazer romance e no tinham modelos nacionais que lhes servissem de exemplo. Foi precisamente o folhetim esse exemplo, durante largo perodo do processo de formao de nossa novelstica. Heron de ALENCAR, Jos de Alencar e a fico romntica in Afrnio COUTINHO (org.), A Literatura no Brasil, A Era Romntica, So Paulo, Global, 4e ed., 1997, p. 294-195. Sur les influences de la nouvelle brsilienne, Barbosa Lima Sobrinho remarque : Registramos essa ampla divulgao do conto, da novela e do romance estrangeiro, no perodo de 1836 a 1842, para evidenciar que a fico conquistara o gosto de nosso pblico e no poderia deixar, por isso mesmo, de refletir-se no trabalho e na orientao. No seria de surpreender, por isso mesmo, que os contos brasileiros se misturassem com os estrangeiros, nas publicaes literrias da poca, pois que o conto se afigurava a todos como que uma seo jornalstica, exigida pelos leitores dos peridicos. Barbosa LIMA SOBRINHO, Precursores do conto no Brasil, So Paulo, Civilizao Brasileira, 1960, p. 15. 8 Nous nous sommes inspire de Flora Sssekind, qui parle dun voyage mimtique au feuilleton franais . Cf. Flora SSSEKIND, O Brasil no longe daqui, p. 99.

    18

  • nous pouvons la fois runir et synthtiser cette premire partie de notre

    corpus.

    Tout dabord, pour rendre compte de ce processus dune

    ressemblance produite par imitation, nous analyserons le choix spatial de ces

    romans, premire vidence de leur mimtisme, pour en extraire le rapport de

    cet garement avec le contexte brsilien de rception. Ensuite sera tudie,

    dans O Pontfice e os carbonrios et dans A Paixo dos diamantes, la situation

    limite entre traduction et cration originelle, laide des concepts

    darrangement, de transposition, dadaptation, dhypertextualit et de

    palimpseste.

    Afin de dcortiquer le processus de transposition de lEurope vers le

    feuilleton brsilien, nous nous pencherons plus particulirement sur A Paixo

    dos diamantes, en confrontant ainsi luvre avec ses hypotextes. Nous

    poursuivrons avec ltude de A Ressurreio de amor, roman-feuilleton

    rgionaliste qui annonce le processus dacclimatation du genre feuilletonesque

    au Brsil, dans lequel on transpose, encore de manire maladroite, la

    thmatique et la structure feuilletonesque dans la ralit brsilienne.

    Cette partie sachvera par une tude des prfaces, lieu de dialogue

    entre le narrateur et son narrataire, donc lment incontournable pour saisir les

    enjeux de cette littrature mimtique publie dans les feuilletons du Jornal do

    commercio. En partant du paratexte, nous suivrons les pas du narrateur au sein

    de lintrigue, cherchant tablir les constantes feuilletonesques de ces romans-

    feuilletons prcurseurs.

    19

  • Chapitre I

    Vers lespace lointain : des romans natifs travestis dans lailleurs

    Trazendo de pases distantes nossas formas de vida, nossas instituies e nossa viso do mundo e timbrando em manter tudo isso em ambiente muitas vezes desfavorvel e hostil, somos ainda uns desterrados em nossa terra. Podemos construir obras excelentes, enriquecer nossa humanidade de aspectos novos e imprevistos, elevar at a perfeio o tipo de cultura que representamos : o certo que todo fruto de nosso trabalho ou de nossa preguia parece participar fatalmente de um sistema de evoluo natural de outro clima e de outra paisagem.

    Srgio Buarque de Holanda1

    De tous les romans publis dans les journaux, la plupart sont

    trangers. Nous pouvons donc infrer une prdilection du public brsilien,

    voire des diteurs, pour les romans trangers, alors que les nationaux sont

    encore en processus de maturation. la fin du XIXe sicle, cette attirance

    semble impressionner les intellectuels brsiliens, comme latteste la liste,

    recueillie par Jos Maria Vaz Pinto Coelho2, des romans franais parus dans le

    Jornal do commercio, dans le Correio mercantil, dans O Despertador et dans

    le Correio da Tarde, entre 1830 et 1854. Parmi une centaine de romans, on

    retrouve O Pontfice e os carbonrios, de Francisco Paula Brito, et A Paixo

    dos diamantes, de Justiniano Jos da Rocha, qui se font passer pour des textes

    1 Srgio Buarque de HOLANDA, Razes do Brasil, Rio de Janeiro, Jos Olympio, p. 3. 2 Da Propriedade brasileira in Revista Brasileira, 2a fase, Rio de Janeiro : 1880-1881. Vol. VI et VIII. Reproduit par Tania Rebelo Costa SERRA, Antologia do romance-folhetim (1839-1870), Braslia, Ed. UnB, 1997, p. 209-212. Antonio Candido mentionne galement cette liste. Cependant, il parle de 74 romans. Antonio CANDIDO, op. cit., vol. II, p. 107.

  • trangers. Impossible dimaginer donc quun lecteur moyen du Jornal do

    commercio puisse les identifier en tant que brsiliens.

    Il est fort probable que ces crivains-l ne sont pas les seuls

    sapproprier le savoir-faire franais. De faon anecdotique, un tmoignage de

    lcrivain et dramaturge Henrique Maximiliano Coelho Neto (1864-1934) fait

    preuve que la capacit dimiter la matrice est un atout utile pour un jeune

    crivain lpoque du feuilleton, voire plus utile que la matrise de ce quil

    appelle psychologies , au sens de profondeur :

    No conheces a histria do Rajah ? Eu entrava na Gazeta precisando de dinheiro e encontrei o Arajo zangado. Por qu ? Tinham perdido um novo e sensacional folhetim. No se incomode, doutor, fao-o eu. Qual ! Tens muitas psicologias Fao sem psicologias ! Fomos dali tomar um sorvete. Ento fazes ? O Prncipe encantado serve ? Tambm um ttulo velho. O Rajah seja, O Rajah de Pendjab. Para depois de amanh ? Para depois. E a reclama foi feita para um romancista francs, de que a Gazeta deu o retrato reproduzindo a cara do Humphreys3

    En effet, Rajah do Pendjab a t publi dans la Gazeta de Notcias4

    entre 1896 et 1897, sous la paternit dun certain Henri Lesongeur, nom bien

    franais, mais, en vrit, un pseudonyme choisi avec sagacit5. Cette anecdote

    montre aussi que les journaux font appel lcrivain brsilien pour combler le

    vide laiss par lventuel retard des paquebots en provenance de lEurope qui

    devaient apporter les pisodes suivants tant attendus. Ce roman de

    remplissage doit tre nouveau et sensationnel comme le prcdent qui a

    occup le feuilleton, obligeant lcrivain laisser de ct ses psychologies

    et porter le masque de feuilletoniste franais dans une opration mimtique.

    Nous pouvons nous demander si le dcor lointain pour le roman-

    feuilleton est bien innocent. Il nest pas tonnant que le Portugal trouve sa

    3 Joo do RIO, O Momento Literrio, Rio de Janeiro, H. Garnier, 1905, p. 58-59. 4 Cf. Yasmin Jamil NADAF, A Fico impressa no Folhetim da Gazeta de Notcias, do Rio de Janeiro (Perodo de Consulta : 1875 a 1940) in Rodap das Miscelneas O Folhetim nos jornais de Mato Grosso, Rio de Janeiro, Sete Letras, 2002, p. 397-402. 5 Outre Henri Lesongeur, Coelho Neto a eu dautres pseudonymes comme : Anselmo Ribas, Caliban, Puck, Charles Rouget, Demonac, Blanco Canabarro, Ariel, Coelho Nova. Rajah de Pendjab sort en livre (deux volumes) en 1898. Cf. Afrnio COUTINHO & Jos Galante de SOUSA, Enciclopdia de Literatura Brasileira, So Paulo, Global Editoral/Fundao Biblioteca Nacional/Academia Brasileira de Letras, 2001.

    21

  • place dans plusieurs romans de Joo Manuel Pereira da Silva. Le narrateur de

    O Aniversrio de D. Miguel em 1828 ouvre son prologue, comme cest souvent

    le cas dans le roman-feuilleton6, par la description du dcor de son histoire

    avant mme de mettre les personnages en scne :

    Conheces Lisboa, amigo leitor ? Viste-a algum dia banhar-se majestosamente no Tejo, como que agradecido, amorosamente receb-la, e docemente beij-la ? [] para l que ns marchamos hoje, meu leitor. Lisboa o teatro da histria que vou narrar-vos. Deixemos por alguns instantes a nossa bela ptria e as nossas grandiosas florestas. Visitemos a terra dos nossos avs, ouamos o gemido da guitarra portuguesa, recebamos tambm algumas inspiraes desse pas que deu ao mundo Lus de Cames, desse pas to frtil, outrora to poderoso, e hoje de todos o mais desgraado. (ADM, JC, 16/1/1839, p. 1)

    Le rcit pose initialement une question adresse directement lami

    lecteur , pour le placer Lisbonne. Dans ce dialogue feint entre lauteur et le

    lecteur, la rponse ne semble pas importante, surtout si nous prenons en compte

    le got du roman-feuilleton pour les questions rhtoriques avec une fonction

    essentiellement phatique visant tout simplement sassurer du dialogue avec le

    lecteur. Mentor, professeur, matre de son histoire, le narrateur tablit demble

    une relation de supriorit (dguise en amiti) par rapport son lecteur,

    simple apprenti, passif et sans voix dans le texte. Bien qutant prsent dans la

    narration, le lecteur reste pourtant cart de lhistoire. La preuve en est la

    description dtaille de la ville, opportunit pour le narrateur de se prsenter

    comme un guide dans ce voyage dans lhistoire :

    Edificada no melhor canto da Europa, gozando de um clima alegre, saudvel e sereno, de uma atmosfera pura, branda e suave, de um Cu azul claro, to resplandecente, e to marchetado de brilhantes estrelas, que se diria o manto de uma imperatriz de Bizncio, colocado no meio da mais esplendida natureza [].

    6 Selon Jos Ramos Tinhoro, la description initiale la manire du dcor thtral est devenu un lieu commun dans le Romantisme brsilien : A carpintaria teatral dessa armao literria de cenrio, com evidente preocupao de obter uma impresso visual do ambiente descrito, transparecia, alis, at no emprego de determinados termos : era de fato com a ajuda de sanefas e festes que os cengrafos armavam desde os tempos do teatro clssico os cenrios destinados a representar paisagens naturais. Jos Ramos TINHORO, Os Romances em folhetins no Brasil, So Paulo, Livraria Duas Cidades, 1994, p. 10. Lauteur cite lexemple de O Filho do pescador, de Teixeira e Sousa. Cest le cas aussi de O Guarani, de Jos de Alencar, dont le chapitre initial sintitule Cenrio , dcor. Cf. Ilana HEINEBERG, Pour une potique du roman-feuilleton : O Guarani, de Jos de Alencar, Mmoire de D.E.A., Paris, Universit de la Sorbonne Nouvelle, 2000, p. 61-62.

    22

  • No se admira somente o Tejo que, rolando suas guas to brancas como o diamante, atravs de campinas cultivadas, de quintas majestosas e de lindos pomares, atravessado por mil barcas ligeiras, por navios de todas as grandezas, e de todos os pases, vem, como um amante fiel e submisso, curvar-se humildemente aos ps da soberba cidade, e trazer-lhe de mimo as preciosidades dos outros povos, os perfumes da sia, as prolas da frica e os tesouros da Amrica. [] E se vos no contentais com os que se encerram dentro em seus muros, se vos no agradam o seu palcio da Ajuda, o seu terreiro do Pao, os seus aquedutos, o seu porto, o seu S. Carlos, a sua esttua eqestre, as suas Igrejas do Corao de Jesus, S. Vicente de Fora, e Jeronimo, ali mesmo ao seu lado, vizinhos a ela, como partes dela, encontrareis Belm com seus lindos jardins, Mafra com seu grandioso convento, Cintra com suas belas quintas, e Almada com suas vistas pitorescas. (ADM, JC, 16/1/1839, p. 1)

    Cest prcisment par le biais de la nature exubrante brsilienne que

    lon trouve une identit nationale commune entre narrateur et lecteur. En

    invitant son public quitter notre patrie et nos grandioses forts , le

    narrateur se met du ct du lecteur et, grce lemploi de la premire personne

    du pluriel, revendique une origine brsilienne commune.

    Cependant, quand il sagit de commencer raconter lintrigue, un

    changement de dcor semble inluctable, comme si le Brsil semblait encore

    trop jeune pour la fois produire et servir de dcor une production littraire,

    surtout des textes historiques. Faute de matriel historique au Brsil, luvre

    de Joo Manuel Pereira da Silva se tourne vers un pass essentiellement

    lusitanien, contrairement la dmarche du Romantisme brsilien qui ressuscite

    ou rcre les racines indignes du Brsil.

    Dans lextrait en question seule rfrence au Brsil dans le texte ,

    nous reconnaissons le rcit dun Brsilien, adress un public brsilien, sur

    une intrigue qui, elle, est portugaise part entire. Mlange de ralit et de

    fiction, ce roman a t qualifi d historique par le Jornal do commercio7.

    7 La classification de roman historique nest pas exacte pour les textes de Joo Manuel Pereira da Silva. Premirement, il a crit des nouvelles, et non des romans et, deuximement, il est encore loin du genre inaugur par Walter Scott pour tre considr historique. Joo Manuel Pereira da Silva lui-mme met en cause la classification de roman historique dans Jeronymo Corte-Real, quand il dfinit luvre en question en tant que : essai de roman ou petite chronique . Cf. Jeronymo Corte-Real, Rio de Janeiro, in Jornal do commercio, 08/01/1839, p. 1.

    23

  • Loin dans lespace, il faut aussi sloigner dans le temps pour trouver des

    histoires dignes dtre racontes :

    E no s a natureza que ali grande : os feitos dos homens antigos porque os de hoje nada valem , so dignos de serem contados, e de passar posteridade. (ADM, JC, 16/1/1839, p. 1)

    Or, pour ce narrateur qui, sans sen soucier, est en train de fonder une

    littrature, le Portugal apparat comme lorigine premire, comme latteste

    lexpression la terre de nos anctres , employe galement par lauteur dans

    Jeronymo Corte-Real :

    [] havia enfim nessa natureza rica e soberba da terra de nossos avs uma manifestao solene da grandeza e poder do Onipotente, um mistrio entretanto impenetrvel para a inteligncia do homem, mistrio que o Eterno criava para eternamente lembrar-lhe o pouco, o nada que fora, o pouco, o nada que ele era8.

    Pour cet auteur, le Portugal devient une source dinspiration en tant

    quorigine premire. Il est le pays de nos anctres , celui des plaintes de la

    guitare portugaise , et qui a donn au monde Cames , figure omniprsente

    dans louvrage de Joo Manuel Pereira da Silva. Dans un passage de cet

    ouvrage, Maria, lhrone, contemple de sa fentre le Tage, tandis quun livre

    ouvert sur son bureau renvoie un pre littraire marqu par la mlancolie :

    Sobre a mesa estava aberto Os Lusadas na pgina a mais terna e melanclica. O autor, distante da ptria chorava por D. Catharina de Athaide, que tanto amara, e por amor de quem sofrera o exlio, e como que desesperado do seu destino, escrevia os seguintes versos : Terra que pr os ps me falecia Ar para respirar se me negava Os trabalhos me vo levando ao rio Do negro esquecimento e eterno sono9 (ADM, JC, 16/1/1839, p. 2)

    8 id., ibid., p. 1. 9 En effet, nous retrouvons dans le Chant X de Os Lusadas, les vers suivants : Vo os anos decendo, e j do Estio H pouco que passar at o Outono ; A Fortuna me faz o engenho frio, Do qual j no me jacto nem me abono ; Os desgostos me vo levando ao rio Do negro esquecimento e eterno sono. Mas tu me d que cumpra, gro rainha Das Musas, co que quero nao minha ! , Lus Vaz de CAMES, Os Lusadas, Lisboa, Instituto de cultura portuguesa, 1989.

    24

  • La prsence dun Cames amoureux illustre ici le thme, cher au

    roman-feuilleton, de la sparation des amants, incarn par les personnages

    Maria et Frederico. En revanche, un Cames nationaliste, tout autre, devient

    personnage de Jeronymo Corte-Real. Le pote apparat dans les dernires

    annes de sa vie, gnie non reconnu, mendiant dans les rues de Lisbonne et

    critiquant le roi Sebastio :

    Rei de Portugal, continuou Cames, ides partir para frica e deste feitio deixais o reino rfo de monarca : que pensais ganhar ? Em vez de guerras com Agarenos e Mouros, fazei boas leis para vosso povo, duplicai suas riquezas, amelhorai suas fbricas ; em vez de ganhardes cidades de Larache e Fez, que no precisa a coroa portuguesa, levantai novas cidades em Portugal, aumentai vora que cai, Braga que se estraga, Vianna que morre ; em vez de derramar sangue de vosso povo em regies estranhas, dai-lhe a paz, a abundncia, a glria das artes, que s prosperam sombra de tranquilos favores ; em vez de carregar para o cativeiro do Marrocos milhares de portugueses, entregai braos agricultura e indstria. [] Vosso trono est sem sucessores, e mil ambiciosos o tentam E esqueceis acaso o que vale este reino ? o cume da cabea da Europa toda o reino lusitano ! E quereis perder a coroa, o cetro, a honra, a glria, e tudo pelo desejo de fazer valentias ? A poesia perdeu o juzo deste pobre homem. Deixmo-lo, que est doido !10

    Les textes dhistoire littraire de Parnaso brasileiro11 de Joo Manuel

    Pereira da Silva aident comprendre lobsession de ses narrateurs pour le

    Portugal. Dans son rle dhistorien littraire, il concilie la volont

    dindpendance (traduite dans son texte par lexaltation de la prcocit du

    Brsil) avec le maintien du modle portugais (mis en uvre par une certaine

    reconnaissance du Brsil envers la mre-patrie), sans oublier de mentionner,

    entre autres, lhritage de Cames :

    O sculo XVII, o primeiro literrio deste povo, que h to pouco tempo nasceu, e que j na quadra atual em muitas coisas superior me-ptria, compreende poetas, filsofos, oradores, historiadores, brasileiros todos de nascena, e que primaram na terra, que no esquecera ainda as belas estrofes de Cames, Ferreira e Corte Real,

    noter donc que cette strophe ne correspond pas exactement celle qui est cite dans O Aniversrio de D. Miguel em 1828. 10 id., ibid., 19/01/1839, p. 2. 11 Pereira da Silva rdige deux textes introductifs pour ce recueil dit en 1843 : Uma Introduo histrica e biogrfica sobre a literatura brasileira et A quem ler .

    25

  • as palavras fogosas de Vieira e as eloqentes pginas de Barros e Ferno Mendes. O Brasil produziu no sculo XVII homens, que honraram a Portugal, e que ali receberam as maiores provas de distino. Onde vistes vs um povo, que to cedo comeasse sua carreira literria, desses povos novos, apenas descobertos, e um sculo logo depois produzindo notabilidades em todos os ramos de literatura, e notabilidades que a me-ptria abraou, e chamou a si, como glrias suas ?12

    Ce langage hyperbolique doit tre pris dans le contexte des

    compliments et exagrations de lpoque13 et dune critique post-Indpendance

    qui voulait affirmer la diffrence entre la littrature produite au Brsil et celle

    de lancienne mtropole. La grandeur de la production littraire brsilienne, qui

    prcocement serait gale celle de la mre-patrie, nous semble servir un

    discours flagorneur et manir, proche du programme littraire romantique,

    mais encore loin de la pratique. Quant la littrature du XIXe sicle, le

    discours dhistorien littraire de Joo Manuel Pereira da Silva est loin dtre en

    accord avec sa pratique en tant qucrivain :

    Sob novo aspecto rutila no horizonte o sculo XIX para o Brasil. poca da liberdade e da independncia ; a poca das emoes e dos entusiasmos polticos. A literatura deve pois representar a poca, como ela original e independente, que o jugo da me-ptria, que nos roubava liberdade poltica, e com ela a literria, l se foi perdido, e para sempre desapareceu. Livre de cadeias, que prendem o gnio, o sculo com outro fulgor brilha. Tudo mudou em torno de ns, e ns marchamos com o nosso sculo14.

    Cependant, nous croyons que cet apparent manque de cohrence est,

    avant tout, un signe de la faible importance que Joo Manuel Pereira da Silva

    12 Apud Regina ZILBERMAN et Maria Eunice MOREIRA, O Bero do Cnone, Porto Alegre, Mercado Aberto,1998, p. 160-161. 13 Antonio Candido explique que ce style ampoul qui contamine la critique est caractristique dune littrature faite pour tre lue haute voix, pour un public souvent illettr. Si les conditions de publication ne sont pas bonnes, comme nous lavons vu, la circulation se fait oralement dans les veilles et les runions damis. Ainsi, les romantiques conquirent un public dauditeurs, et non pas de lecteurs : Como trao importante, devido ao desenvolvimento social do Segundo Reinado, mencionemos o papel das revistas e jornais familiares, que habituaram os autores a escrever para um pblico de leitores, ou para os seres onde se lia em voz alta. Da um amaneiramento bastante acentuado que pegou em muito estilo ; um tom de crnica, de fcil humorismo, de pieguice, que est em Macedo, Alencar e at em Machado de Assis. Poucas literaturas tero sofrido, tanto quanto a nossa, em seus melhores nveis, esta influncia caseira e dengosa, que leva o escritor a prefigurar um pblico de mulheres e a ele se ajustar. Antonio CANDIDO, Literatura e sociedade, So Paulo, Editora Nacional, 1965, p. 100. Pour les marques de cette oralit dans les textes tudis ici, Cf. Chapitre VI. 14 Apud Regina ZILBERMAN et Maria Eunice MOREIRA, op. cit. p. 177.

    26

  • attribue son rle dcrivain. Il ne faut pas perdre de vue que nous nous

    rfrons une littrature phmre, de bas de page, o le plus important dans

    cette phase de bourgeonnement du roman-feuilleton, reste le mimtisme par

    rapport au roman tranger. Lloignement dans le temps15 et la transfiguration

    en roman historique ou en lgende superpose la condition de feuilleton

    nuancent la contradiction entre un besoin dindpendance et une ralit encore

    trs lie au Portugal. Il est certain que cette contradiction entre lusophobie

    et lusophilie , loin dtre au centre de notre travail, est une caractristique

    clbre du Romantisme brsilien16.

    Si le choix du Portugal reprsente un lien avec le pass de nos

    anctres , le Paris de A Paixo dos diamantes est plutt une rverie lie

    latmosphre du feuilleton. Mme si les romans dEugne Sue, Alexandre

    Dumas, Paul de Kock, entre autres, ne sont, pour la plupart, pas encore parus

    au Brsil, Paris est dores et dj la capitale du XIXe sicle pour la mode et la

    culture17. Dailleurs, le mouvement romantique brsilien est n en France, avec

    la runion des intellectuels brsiliens, dont Jos Gonalves Magalhes,

    Francisco de Sales Torres Homem, Manuel de Arajo Porto-Alegre, Joo

    Manuel Pereira da Silva, lInstitut Historique, et la publication de la revue

    Niteri18.

    15 La publication de O Aniversrio de D. Miguel em 1828 et de Religio, amor e ptria, dont les histoires se passent en 1827, ont peu dcart avec les faits historiques, diffremment de Jeronymo Corte-Real qui se passe au XVIe sicle. 16 Pour ces questions sur lidentit, consulter : Regina ZILBERMAN, De sabis e rouxinis : o dilogo Brasil-Portugal na nascente historiografia da Literatura Brasileira, in Papers do Encontro do GT de Histria da Literatura no Congresso da Anpoll [consult le 20/06/2002]. Disponible sur : http ://www.unicamp.br/iel/histlist/reginaz.htm. 17 Nous pensons ici lessai Paris, Capitale du XIXe sicle, o Walter Benjamin affirme quen mme temps que les panoramas proprement dits, il sest dvelopp une littrature de panorama (qui inclut Le Livre des Cent-et-Un, Les Franais peints par eux-mmes, Le Diable Paris, La Grande Ville). Ces livres prparent ce travail collectif des littrateurs auquel Girardin sous la Monarchie de Juillet allait assurer une place dans les pages littraires de son journal. Ce sont des sries desquisses dont le prtexte anecdotique correspond aux figures situes au premier plan dans le panorama, tandis que le tableau quils donnent de la socit est lquivalent du dcor peint larrire-fond. Mme du point de vue social, cette littrature est panoramique. Walter BENJAMIN, Paris, Capitale du XIXe sicle, Les Livre des Passages, Paris, ditions du Cerf, 2000, p. 37. 18 Sur les liens entre le Romantisme brsilien et la France cf. Ana Beatriz DEMARCHI BAREL, Um Romantismo a Oeste : Modelo francs, identidade nacional, So Paulo, Anablume/Fapesp, 2002.

    27

  • Justiniano Jos da Rocha sest inspir, comme nous le verrons par la

    suite, dun roman qui est antrieur au surgissement du roman-feuilleton, ne

    pouvant donc pas sinsrer dans le modle feuilletonesque. Cependant,

    larrangeur semble avoir fait des efforts pour rendre son texte

    feuilletonesque, avec notamment la valorisation de lespace parisien ds

    louverture du feuilleton :

    Paris era teatro de crimes e suplcios horrorosos ; a infame Brinvilliers, esse monstro, que a vingana e a sede do ouro havia precipitado da mais alta posio social no abismo da degradao, acabava de pagar no cadafalso seus adultrios, seus envenenamentos, seu parricdio. (PDD, JC, 27/03/1839, p. 1)

    En opposition ce Paris premirement li au crime et la souffrance,

    le narrateur prsente le personnage qui incarne le Paris vertueux :

    Vivia ento em Paris essa Mlle. de Scudry, to digna de ter talento, porque era virtuosa : a braos com a misria, recorrera ela pena, e a pena lhe havia dado prodigiosa reputao : suas obras, hoje to rebaixadas, suas novelas de 10 volumes, sua carta geogrfica dos estados da ternura, mereciam a admirao dos contemporneos, e nesse tempo florescia Corneille, comeavam a surgir Boileau e Racine, esses luzeiros da literatura ! que tamanho intervalo ! (PDD, JC, 27/03/1839, p. 1)

    Cest dans cette antinomie crime/vertu, infamie/talent,

    dgradation/fleurissement que lespace parisien sert au propos feuilletonesque

    de Justiniano Jos da Rocha. Si cela ne doit pas tre pouss au point dy voir

    un Paris feuilletonesque avant la lettre, comme celui des Mystres de Paris

    dEugne Sue, publis entre 1842 et 1843 dans le Journal des Dbats, et de

    tant dautres romans-feuilletons, le regard tourn vers la France pointe la

    source laquelle puisent les bas de pages brsiliens spcifiquement, et la

    littrature romantique brsilienne dune manire gnrale.

    Le dplacement de lintrigue vers un espace lointain et inconnu du

    lecteur renforce le rle de guide que le narrateur sattribue souvent dans la

    littrature de feuilleton. Ce mme loignement vers un Portugal rattach

    lide dorigine, ou plutt sa qute, ou vers un Paris des rveries

    feuilletonesques concerne lespace de la pninsule de lItalie dans O

    Pontfice e os carbonrios. Ce choix pourrait tre un simple hasard ; inspir par

    28

  • une lecture pratique avoue par le narrateur lui-mme dans la phrase

    douverture du texte , Francisco Paula Brito aurait dcid tout bonnement de

    la traduire ou de la rcrire notions que nous tudierons plus loin. Cependant,

    nous pensons que le choix de raconter les conflits internes qui finiront par

    lunification tardive de lItalie19 reflte dans limaginaire brsilien sa propre

    situation de jeune pays indpendant depuis tout juste 17 ans.

    La voix du narrateur pouse la perspective dAnselmo, hros du

    roman, qui occupe une place importante dans le Carbonarisme. Si le narrateur

    nassume pas nettement sa position en faveur des Carbonari, le choix du mode

    narratif finit par leur attribuer un caractre positif indiqu par leurs mots

    dordre : libert, indpendance, unit de la pninsule. Le ct sotrique de la

    secte italienne sert dappt pour le public, crant une atmosphre de mystre et

    dobscurantisme bien marque dans la narration :

    A Itlia como o antigo Egito, um pas de mistrios e de iniciaes. [] Antes que a histria leve sua tocha a essas catacumbas polticas, a arte deve l descer e abrir-lhe o caminho : os ardentes mistrios contemporneos so tanto do seu domnio, como as frias crnicas dos sculos remotos. (PC, Annexes, p. 90)

    Si notre postulat de dpart est vrai, et donc si ce roman, mme travesti

    en roman italien, sarticule avec limaginaire du lecteur brsilien, il nous

    semble vident que le rapport entre le Carbonarisme, abord par le roman-

    feuilleton, et la prsence importante de la Franc-maonnerie au Brsil ne doit

    pas tre nglig20. Le Carbonarisme napolitain provient de linflexibilit de

    lglise vis--vis de la Maonnerie, surtout en Espagne, au Portugal et en

    Italie. La perscution de lInquisition a conduit la formation dun vritable

    19 Long processus qui se droule en deux tapes. La premire commence au milieu du XIXe sicle, avec le Risorgimento, qui entrane des rvoltes et des actes terroristes perptrs surtout par les Carbonari et qui finit par lchec des rpublicains en 1848. Dans la deuxime phase, le rpublicain Giuseppe Garibaldi et les monarchistes du Pimont prennent la tte de lunification, qui ne sachve quen 1870. Le Carbonarisme, thme du roman que nous tudions ici, est une socit secrte ne en France, puis rpandue dans divers tats europens, surtout dans le Mezzogiorno italien, pendant le premier tiers du XIXe sicle. 20 Sur la Franc-maonnerie, nous avons eu recours aux ouvrages suivants : Srgio Correia da COSTA, As Quatro coroas de D. Pedro I, Rio de Janeiro, Record, 1968 ; Daniel LIGOU (dir.), Dictionnaire de la Franc-Maonnerie, Paris, P.U.F., 1987 ; David Guerreiros VIEIRA, O Protestantismo, a maonaria e a questo religiosa no Brasil, Braslia, UnB, 1980.

    29

  • mouvement secret de rsistance et, dans le cas des Carbonari, linfiltration de

    membres radicaux au sein de lorganisation :

    Desde ento, o papado no mais teve de contender com homens tementes a Deus e cumpridores da lei, diletantes especuladores filosficos, mas com uma sociedade secreta, extremamente radical, de homens detestadores de Roma e da Monarquia, ajuramentados para destruir Roma e toda a sorte de tirania por qualquer meio disponvel, no mais das vezes pela espada21.

    Dans la narration, il y a une claire volont de montrer ce rapport entre

    Carbonarisme et Maonnerie que nous prenons en tant que lien avec une ralit

    parallle la situation narre dans le contexte brsilien de lecture. La prsence

    des rites maonniques chez les Carbonari se fait vidente par lemploi de

    certaines formules comme : Grand Architecte de lUnivers (au lieu

    de Dieu), les cousins (les frres maonniques), les ventes (les

    loges maonniques), le Grand Orient . Dans la description des rites

    Carbonari, lanalogie devient encore plus vidente :

    A gruta triangular, mas truncada nos trs pontos, estava iluminada pelas trs luzes msticas suspensas em cada um dos ngulos, em forma de sol, lua e estrela. O ngulo superior figura o oriente, e a que est o trono do venervel. Em frente, no meio da linha do ocidente, est a entrada da gruta defendida por dois guardas armados com uma espada de ouro em forma de fogo, como a espada do anjo do den. A linha que da direita do venervel desce para a base chama-se meio dia, a outra setentrio. No alto da primeira e ao lado do trono est a tribuna do orador, e ambas so terminadas por um vigilante encarregado de manter a ordem em sua fila. O do meio dia se chama primeiro esclarecedor, e o do setentrio segundo esclarecedor. Os assentos esto dispostos em duas linhas, e cobertos de pano escarlate semeado de chamas de ouro. As paredes da gruta, armadas de azul, esto cobertas de pinturas carbnicas. Vestidos com o vestido sacramental da ordem, os adeptos estavam em silncio nas duas linhas. Seu turbante vermelho como o dos patriarcas, suas sandlias e sua tnica azul, sua longa capa negra, e seu largo cinto armado com a machadinha e o punhal davam assemblia oculta uma fisionomia ao mesmo tempo guerreira e monacal. (PC, Annexes, p. 103)

    21 David Guerreiros VIEIRA, op. cit., p. 44.

    30

  • Comme nous le voyons dans dautres romans analyss ici, il sagit

    dune tentative de crer un roman historique. Sans mentionner les noms des

    personnages rels lis cette priode de soulvements ou de rvolutions

    avortes22, comme ceux des papes Pie VII et Lon XII23, sans non plus mettre

    en uvre le leader carbonaro Giuseppe Mazzini (comme Joo Manuel Pereira

    da Silva le fait pour Cames, D. Miguel, D. Sebastio) et surtout sans donner

    aucune date prcise de ces vnements historiques, la narration ne sengage pas

    relater les faits rels jusquau bout.

    En supposant que Francisco Paula Brito ait crit le roman en 1839,

    anne de sa parution, on peut allguer que lcart entre le temps historique et le

    temps de la narration, serait denviron dix ans. Ce manque de recul peut

    justifier ces nombreuses imprcisions, surtout si on prend en compte que

    lunification italienne tait encore loin dtre accomplie en 1839. Le narrateur

    admet la contemporanit de son sujet et attribue lart la tche de lexplorer

    avant lhistoire :

    Antes que a histria leve sua tocha a essas catacumbas polticas, a arte deve l descer e abrir-lhe o caminho : os ardentes mistrios contemporneos so tanto do seu domnio, como as frias crnicas dos sculos remotos. Por mais prosaica e mesquinha que digam a nossa idade, ns sustentaremos o contrrio. [] De um lado o pretrito, sustentando por toda parte os altares decrpitos, desenrolando seus estandartes extintos, galvanizando todos esses manes e ressucitando-os, para ainda os fazer aparecer no campo ; do outro lado um futuro jovem, forte, resoluto, cheio de f, cheio de audcia ; e por campo de batalha dois mundos. A que idade do globo e do homem ser preciso remontar para assistir a semelhantes justas ? E se o passado seduz por seu prestgio, o presente toca por suas desgraas. (PC, Annexes, p. 90)

    Par son discours, le narrateur renforce lide que cette jeune littrature

    brsilienne trouve son sujet ailleurs, plus prcisment dans lHistoire de

    certains pays trangers. Pourtant, il ne faut pas croire que ce procd de

    mimtisme sinsre simplement dans un rapport didentit avec ces espaces

    22 Les dates des principales insurrections des Carbonari sont : 1817, 1820-1821, 1830-1831. 23 Dans le texte, ces personnages ne sont pas directement nomms, laissant dans le flou le contexte historique. Vraisemblablement, la mort de Pie VII est vue par les Carbonari comme loccasion dune tentative de rvolution. Lintronisation qui apparat dans pisode du mardi 13/8/1839, serait celle de Lon XII.

    31

  • lointains. Nous pensons prcisment au fait que les rares textes littraires en

    circulation lpoque taient trangers. De cette manire, cest par ladaptation

    des uvres trangres que lon commencera fonder le systme littraire

    brsilien. Ainsi, le procd de la traduction donne forme ces jeunes romans-

    feuilletons, uvres qui se situent entre la version et luvre originale. Ce

    compromis de l arrangement sera dornavant notre sujet.

    32

  • Chapitre II

    Sous le signe de larrangement ou les belles infidles

    Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je naie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs familire ? Je ne dis pas tout fait cela ; jestime autant quun autre les sublimes gnies que vous travestissez ; mais vous ne leur ressemblez point : car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la mme valeur quune pice dor, et mme sont dun plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et dun mauvais aloi. Vous voulez, dites-vous, faire renatre parmi nous ces illustres morts ; et javoue que vous leur donnez bien un corps ; mais vous ne leur rendez pas la vie. Il y manque toujours un esprit pour les animer. Que ne vous appliquez-vous plutt la recherche de tant de belles vrits quun calcul facile nous fait dcouvrir tous les jours ?

    Montesquieu1

    Les premires manifestations fictionnelles nationales sorties en

    feuilletons se situent, comme nous venons de le voir, la limite entre

    production nationale et production trangre. Autrement dit leur proximit est

    telle que les textes dauteurs brsiliens finissent par se confondre avec les

    textes trangers qui les ont prcds dans les bas des pages. Derrire cette

    volont consciente ou non de se dguiser en tranger srigent lexigence

    ditoriale du journal, la demande de la part du lectorat, par got ou simple

    habitude, et linexistence dun systme littraire que le feuilleton mme aidera

    construire.

    1 MONTESQUIEU, Lettre CXXVIII, Rica Usbek*** , in Lettres persanes, Paris, Imprimerie Nationale, 1986, p. 308-311.

  • Dans ce contexte, les traductions de romans trangers se prsentent

    la fois comme un obstacle et comme une impulsion la production littraire

    nationale2, comme notre corpus en est la preuve. Comprendre cette relation

    aussi bien que la confusion entre traduction et cration dans le contexte des

    premires productions feuilletonesques, nous permettra de mieux saisir notre

    corpus, notamment par le biais de deux textes : A Paixo dos diamantes, de

    Justiniano Jos da Rocha, et O Pontfice e os carbonrios, de Francisco Paula

    Brito. Autant par le fait quils sont faussement considrs comme de simples

    traductions que par la discussion sur les limites entre cration et imitation

    aborde dans leurs prambules, ils voquent cette question.

    La non-mancipation du roman-feuilleton brsilien des modles

    trangers sexplique aussi par le contexte de production dans lequel les

    ouvrages de Francisco Paula Brito et de Justiniano Jos da Rocha sinsrent.

    Les deux auteurs ont t des figures importantes dans le milieu littraire

    brsilien, mme sils sont plus clbres par leur rle dans le monde littraire

    que par leurs crits.

    Originaire des classes populaires, mtis et autodidacte, Francisco

    Paula Brito commence sa carrire en tant que typographe chez Pierre Plancher3

    2 Antonio Candido a constat le rapport entre les romans-feuilletons traduits et la production locale : a intensidade dos folhetins traduzidos diminui no momento em que se define a produo local ; isto significaria que ela tomou em parte o seu lugar e viria corresponder a necessidades do meio. Mas pelo sculo afora o romance estrangeiro, traduzido sem pagamento de direitos autorais, foi concorrente do nacional, chegando-se a dizer que prejudicava o seu desenvolvimento, desestimulando os nossos escritores. Como quereis que (os) editores comprem os nossos trabalhos, por melhores que eles sejam, quando acham j feitos, e o que mais, com sucesso garantido ? Como quereis que editem um romance, mesmo do nosso melhor romancista, se podem contrafazer o Primo Baslio do sr. Ea de Queirs, ou traduzir Assommoir do sr. Zola ? perguntava Jos Verssimo ainda em 1880 num congresso internacional./ No decnio de 1830, a traduo foi todavia incentivo de primeira ordem, criando no pblico o hbito do romance e despertando interesse dos escritores. Antonio CANDIDO, op. cit., p. 107-108. 3 Pierre-Ren-Franois Plancher de la No est un diteur franais bonapartiste exil au Brsil en 1824 lors de la Restauration (La Premire Restauration stend de la chute du Ier Empire, en 1814, aux Cent-Jours, en 1815, et la Seconde Restauration, de la fin des Cent-Jours la rvolution de juillet 1830). Il a publi la premire nouvelle brsilienne, Satira e Zoroastes, de Lucas Jos de Alvarenga en 1826. Cependant, lessentiel de ses bnfices vient de la publication des journaux : O Spectator brasileiro, Revista brasileira et Dirio mercantil, qui deviendra, en 1827, le Jornal do commercio. Quand Plancher dcide de revenir en France en 1832, il laisse ladministration du Jornal do commercio son fils mile Seignot Plancher qui le vendra, le 4 fvrier 1834, Julius et Reolde Mongenot. Sur Plancher, consulter : Laurence HALLEWEL, O livro no Brasil, So Paulo, Ed. Queirs, 1985 ; Joaquim Manuel de MACEDO, O Anno Bibliographico Brazileiro, Rio de Janeiro, Imperial Instituto Artstico, 1876-1880 ; Flix PACHECO, Pierre Plancher. Nouveaux

    34

  • et devient le propritaire dimprimeries partir de 1831, publiant plusieurs

    priodiques. Sa librairie est le point de rencontre de la Sociedade

    Petalgica4 , qui runit hommes politiques, journalistes, intellectuels et tout le

    mouvement romantique, de 1840 1860. Dans lune de ses chroniques,

    Machado de Assis rsume ainsi les activits de la Petalgica :

    Quereis saber do ltimo acontecimento parlamentar ? Era ir Petalgica. Da nova pera italiana ? Do novo livro publicado ? Do ltimo baile de E*** ? Da ltima pea de Macedo ou Alencar ? Do estado da praa ? Dos boatos de qualquer espcie ? No se precisava ir mais longe, era ir Petalgica5.

    Justiniano Jos da Rocha, son tour, se trouve parmi les journalistes

    les plus clbres sous D. Pedro II6. Il est aussi dput et professeur au lyce D.

    Pedro II et lcole Militaire. Aprs un sjour en France, il inaugure, en 1836,

    le mot folhetim au Brsil dans O Chronista7, journal quil dirige avec Firmino

    Rodrigues Silva et Josino Nascimento da Silva. Il travaille en tant que

    renseignements sur le libraire-diteur de Paris Pierre Plancher, fondateur du Jornal do commercio de Rio de Janeiro, Paris, A. Pdone, 1930 ; Traduire au XIXe sicle , numro spcial de Romantisme, Revue de la Socit des tudes romantiques et dix-neuvimistes, no 106, 1999 ; Nlson Werneck SODR, Histria da imprensa no Brasil, Rio de Janeiro, Civilizao Brasileira, 1966. 4 Situe Rua da Constituio, no 64 (aujourdhui Praa Tiradentes), la librairie de Francisco Paula Brito tait un champ politique neutre. Ainsi, Libraux et Conservateurs qui se disputent la tribune ou dans la presse se runissent sous le signe de la cordialit la Petalgica (Cf. Joaquim Manuel de MACEDO, op. cit.). Cest laffluence des intellectuels de tous les ges qui caractrise la Sociedade Petalgica , fonde en 1853. Le nom donne le ton de lirrvrence, de la cordialit et de la gait des rencontres : peta signifie mensonge dit sous forme de plaisanterie. Voici quelques-uns de ses participants : des potes, comme Gonalves Dias, Gonalves de Magalhes, Arajo Porto-Alegre et Laurindo Rabelo ; des romanciers, comme Joaquim Manuel de Macedo, Manuel Antnio de Almeida, Teixeira e Sousa ; des compositeurs, comme Francisco Manuel e Silva ; des comdiens, comme Joo Caetano dos Santos ; des hommes politiques, comme Antnio Peregrino Maciel Monteiro, Jos Maria da Silva Paranhos, Eusbio de Queirs (lauteur de la loi mettant fin au trafic des esclaves) des journalistes, comme Joaquim Saldanha Marinho et Firmino Rodrigues, des mdecins, etc. 5 Joaquim Maria Machado de ASSIS, Crnicas , in Obra completa, Rio de Janeiro, W. M. Jackson, 1957, vol. II, p. 262. 6 Le rgne va de 1831 1889. 7 Il ne sagit pas encore du feuilleton plac au bas de la une pouvant tre dtach du reste du journal. En fait, ctait une nouvelle rubrique littraire, appele auparavant Folha Literria, Apndice, Variedades pour, finalement, tre baptise du nom driv du franais feuilleton, Folhetim. Voici comment O Chronista salue lincorporation de la rubrique : [] abenoada inveno peridica, filho mimoso de brilhante imaginao, que trajas ricas galas, que te cobres de jias preciosas, tu, que distrais a virgem de seus melanclicos pensares, o jovem estudioso de seus clculos dinheirosos, o desocupado proprietrio de seu descanso inspido, o ardente ambicioso de seus planos ilusrios, tu que fazes esquecer o trabalho ao pobre, tu que fazes esquecer o cio ao rico, permite, oh ! permite, duende da civilizao moderna, que nosso proselitismo te procure sectrios em o nosso Brasil que digno de adorar-te. Apud Barbosa LIMA SOBRINHO, Os Precursores do conto no Brasil, Rio de Janeiro, Civilizao Brasileira, 1960, p. 16-17.

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  • rdacteur aussi pour les priodiques suivants : O Brasil (1840-1842), O

    Regenerador (1860-1862), journal du Parti Conservateur, Correio do Brasil, O

    Velho Brasil, O Constitucional et pour le Jornal do commercio (1839-1840),

    dans lequel il collabore jusqu sa mort, en 1862.

    En effet, ce qui nous intresse de plus prs ici, cest le contact direct

    de ces deux crivains avec les feuilletons trangers. Ce contact les influence

    dans la construction des ouvrages que nous allons tudier. Linexistence de lois

    pour protger les droits dauteurs trangers au Brsil, conjugue aux conditions

    embryonnaires des romans brsiliens, a incit, selon le critique littraire Brito

    Broca8, beaucoup dcrivains assez mdiocres traduire la production

    trangre pour combler les attentes du public.

    Barbosa Lima Sobrinho, constatant la parution en feuilletons de la

    plupart des nouvelles au Brsil, met en avant les rapports entre les traducteurs

    que nous tudions et le journalisme. Linfluence de la presse dans le

    dveloppement de la nouvelle moderne illustre le lien entre lactivit du

    journaliste et celle du conteur. Nos crivains, selon lui, en font la preuve :

    Antes de tudo, precisamos observar que os precursores do conto no eram, a rigor, vocaes espontneas. A primeira impresso que eles nos do a de jornalistas, habituados com os modelos europeus, e interessados em transportar para o Brasil um tipo de fico, que estava sendo um dos fatores de xito dos peridicos literrios ou polticos que circulavam no Velho Mundo. Essa razo, porm, antes jornalstica do que propriamente literria. Que se no tratava de vocaes espontneas ou irredutveis para a fico, prova-o o fato de que no persistiram no cultivo do gnero. Uns se entregaram de todo ao jornalismo, como um Justinano Jos da Rocha ; outros se deixaram arrastar inteiramente pela poltica, como Firmino Rodrigues da Silva. Paula Brito no teve no conto seno uma experincia, numa vida litraria dispersiva. Pereira da Silva optou pela historiografia, pela vida parlamentar e pela poltica. Martins Pena se dedicou ao teatro9.

    8 Brito BROCA, O romance-folhetim no Brasil , in Romnticos, pr-romnticos, ultra-romnticos : Vida literria e romantismo brasileiro, So Paulo, Plis/INL/MEC, 1979, p. 175. 9 Barbosa LIMA SOBRINHO, op. cit., p. 22.

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  • Francisco Paula Brito commence sa carrire comme traducteur chez

    Pierre Plancher. Puis, en tant quditeur, il publie, selon Laurence Hallewell10,

    des romans-feuilletons de Frdric Souli, dAugustin Eugne Scribe, de Pitre

    Chevalier, dAlexandre Dumas pre, de Jules David, de Critineau Joly, dmile

    Souvestre. La plupart de ces romans-feuilletons ont t publis uniquement

    dans les priodiques dits par Francisco Paula Brito, notamment A Marmota

    na Corte, Fluminense exaltada, A Mulher do Simplcio. Et dtail important ,

    cest Francisco Paula Brito lui-mme qui prend en charge une bonne partie de

    ces traductions.

    Justiniano Jos da Rocha, quant lui, est le traducteur le plus fcond

    de son poque, avec ses dizaines de versions